5. Maman, j’ai trouvé un job ! (2/2)
Thaïs se présenta à son rendez-vous d’embauche avec la boule au ventre. Et des cernes jusqu’au menton. La veille, Sourou et elle avaient disséqué pendant une heure les différentes questions qu’on pourrait lui poser et les réponses qu’elle devrait y apporter. Son camarade de promo lui avait assuré qu’elle allait cartonner. Et qu’il ne fallait pas se mettre tant de pression, d’ailleurs : personne n’attendait des étudiants candidats à un job que tout le monde savait alimentaire qu’ils débordent d’ambition. Cependant, Thaïs n’avait pas fermé l’œil de la nuit, ou presque. Quoi qu’en dise son CV bidonné, c’était son premier entretien et si une recruteuse aussi chaleureuse que Justine devait se charger de son cas, elle ne donnait pas cher de sa peau.
L’agent de sécurité posté près de l’accueil nota son nom, informa la responsable de son arrivée par téléphone et pria Thaïs de patienter. Tandis qu’elle attendait, la jeune femme repensa au déroulé des événements depuis la veille, lorsqu’elle tentait d’élaborer sa lettre de motivation sur les marches de la BU. Elle s’y trouverait probablement encore sans Sourou. Il lui avait dit quoi écrire, dégoté un entretien, filé des conseils pour s’y préparer. Pour une fille qui revendiquait son autonomie, on lui avait drôlement tenu la main, dis donc… Encore quelques secondes de réflexion, et Thaïs réalisa qu’il avait tout pris en main. Oui, tout, jusqu’au remaniement de l’opinion qu’elle s’était forgée de lui. Il était passé près d’elle et l’avait embarquée dans une valse si bien maîtrisée qu’elle n’avait rien senti passer. Joli tour de force ! En vingt-quatre heures à peine, de surcroît !
Thaïs ne possédait pas ce genre de pouvoir. Elle… Tiens, très bon exercice juste avant un entretien d’embauche ! Pour quoi était-elle douée ? Elle savait… bah… frôler les murs et se fondre dans le décor, puis… écouter, ça, elle y arrivait bien, et… prendre du recul ; c’était sa mère qui le disait. Donc, pour résumer : discrétion, empathie et détachement. La candidate idéale pour un job dans un centre d’écoute. Pour un poste de caissière, ça restait à voir, mais le suspense ne durerait pas davantage : une femme rondelette et courte sur pattes sortait justement de la ligne de caisses et venait dans sa direction. Un sourire chaleureux illuminait son visage quand elle lui serra la main.
— Vous me suivez ? fit-elle en indiquant une porte rouge derrière l’agent de sécurité.
Toutes deux pénétrèrent dans un bureau exigu empli d’étagères qui ployaient sous le poids de classeurs colorés et de moniteurs de vidéosurveillance. Il y régnait une vague odeur de café et de sueur. La responsable laissa l’unique chaise disponible à Thaïs et posa elle-même une fesse sur le plan de travail. Elle parcourut rapidement le CV et la lettre de motivation que la jeune femme lui remit, puis décréta :
— Je ne vais pas vous faire passer de réel entretien : vous êtes étudiante, on sait très bien que vos préoccupations de carrière sont ailleurs. Vous n’avez jamais tenu de caisse ?
— Non.
— Justine vous formera. Elle sera votre responsable, mais en cas de besoin vous pouvez venir me parler aussi. Je vais vous donner la liste des documents à me rapporter pour la prochaine fois – attestation de sécu, carte d’identité ; j’ai le papier quelque part ici, attendez.
La femme fit volte-face et se mit à farfouiller dans un tas de feuilles. Thaïs, elle, se leva et repoussa son siège sous le bureau pour éviter de se retrouver nez-à-cul avec sa future patronne.
— Voilà, décréta cette dernière en lui remettant le document. Vous commencerez dans une dizaine de jours, passez dans la semaine pour nous donner les éléments indiqués. On signera le contrat et on verra pour la taille de l’uniforme.
Thaïs réprima une grimace, qu’elle remplaça par un sourire enthousiaste. Pourvu qu’on ne l’oblige pas à travailler en jupe !
— Des questions ?
— Pas pour le moment.
— Bien. Je vous libère, alors.
La responsable lui sourit de nouveau et se figea. La configuration du bureau ne lui permettait pas de sortir si Thaïs elle-même n’en sortait pas.
— Oh, pardon ! balbutia l’étudiante en réalisant ce que l’autre attendait. Euh… Merci beaucoup. Au revoir.
Elle tâtonna dans son dos à la recherche de la poignée et se précipita dehors. La responsable repartit vers les caisses en lui souhaitant une bonne journée.
Thaïs demeura quelques instants près de l’entrée. Elle ne revenait pas de la simplicité de cet entretien. Ni de sa durée. Tout ça pour ça ! Bon, tant mieux. Ne restait plus qu’à rassurer sa mère à présent : ce petit salaire venant s’ajouter à sa bourse d’études, sa fille ne devrait pas se prostituer pour gagner sa pitance. Elle s’inquiétait beaucoup depuis qu’elle avait vu un reportage là-dessus. Tout comme elle s’était inquiétée des ravages du cannabis, à peu près à la période où Thaïs et sa sœur s’étaient mises à fumer des clopes. Et des skin party, alors que les filles n’étaient même pas en âge de sortir. Leur père abordait la jeunesse avec beaucoup plus de sérénité, lui, du moment qu’on n’entrait pas dans les détails. Il acceptait l’idée que Thaïs et Sasha sortent, boivent, fument, fréquentent des gars, et peut-être même plus, tant que rien ni personne ne venait illustrer leurs exploits. Résultat : c’était toujours à lui que les filles s’adressaient. Papa, je peux sortir ce soir ? Papa, je peux partir en vacances avec mes potes ? Je peux, je peux, je peux… ? Il disait toujours oui. Avec leur mère, c’était plus ardu. Avant d’obtenir le précieux sésame, il fallait tout poser à plat : où, avec qui, comment, pourquoi, combien de temps, à quelle heure, dans quelles circonstances, moyen de locomotion, consommations et activités envisagées, date des dernières règles (un ajout des filles pour se moquer). Thaïs fournissait la plupart des réponses attendues sans trop arranger la vérité ni passer d’éléments sous silence. Sasha, elle, montait carrément des navires de croisière, plus que des bateaux.
Un pas de plus vers l’indépendance ! Ravie, l’étudiante libéra ses boucles de l’élastique qui les retenait en chignon. Elle coinça des écouteurs dans ses oreilles, lança Uptown Funk de Bruno Mars, qui s’accordait parfaitement avec son humeur, et se mit en route pour la fac. Juste avant d’embarquer dans le métro, elle envoya un texto à sa mère, agrémenté d’une flopée d’émoticônes heureux :
— Maman, j’ai trouvé un job !
Annotations
Versions