— Allez, Bambou, viens !

   Mais Bambou honorait son titre, elle aussi : elle ne bougeait pas. Elle buvait, ça oui, et toujours à la paille, la Phase 1 cédant bientôt la place à la suivante. Chris, qui guettait le moment propice pour tenter sa chance une nouvelle fois, lui offrit un autre Mojito lorsque sa conversation déclina.

   — Je sais ce que tu cherches ! le morigéna la jeune femme avec un gloussement qui la rendit peu crédible.

   — Moi aussi, répondit-il en plantant son regard bleu azur au fond du sien.

   Ouais. Bien sûr, qu’il savait. Ils avaient passé presque un an ensemble et il la connaissait bien. On lui devait même la déclinaison de ses états d’ébriété en Phases.

   Le garçon se rapprocha sous le prétexte de mieux se faire entendre. Il dégagea l’épaule de son ex d’une masse de boucles soyeuses en prenant soin de frôler sa peau au passage et laissa glisser des doigts légers sur sa nuque, déclenchant des frissons sur toute sa longueur. Dans le même temps, il approcha ses lèvres de l’oreille de Thaïs et la caressa d’un souffle.

   L’étudiante ferma les yeux, le corps et la raison en désaccord. Elle se trouvait maintenant à la frontière entre l’envie dévorante et la pulsion. Si Chris manœuvrait bien, la limite s’estomperait en un battement de cils, or Thaïs n’était pas certaine qu’ils soient totalement raccords sur leurs intentions. S’il éprouvait encore un tant soit peu de sentiments… Non, elle ne voulait pas endosser le rôle de l’insensible, ni la responsabilité d’une nouvelle déconvenue pour lui.

   — Tu sens bon, murmura-t-il, ses lèvres effleurant le lobe de son oreille.

   Frissons. Onde de chaleur propulsée du nombril vers l’entre-jambes. Thaïs ouvrit les yeux sur la salle devenue floue. Elle empoigna son verre et tira longuement sur la paille. Le rhum n’arrangerait rien, mais créerait l’illusion d’une résistance, au moins.

   Christophe l’imita, mais continua de caresser sa nuque. La jeune femme sentait les filaments électriques qui la reliaient à ses doigts. Le garçon les déplaça lentement jusqu’à l’omoplate, remonta vers l’épaule... Frissons encore.

   Après tout, il devait bien savoir à quoi s’en tenir. Peut-être même qu’il n’en demandait pas plus. Peut-être qu’il n’espérait qu’une nuit, peut-être qu’il avait gagné en savoir-faire, peut-être qu’elle s’éclaterait pour une fois, peut-être…

   — J’ai envie de toi, susurra-t-il, de nouveau tout près.

   Coup de tonnerre à travers l’organisme ! Un gémissement discret s’enfuit par la bouche de l’étudiante. Chris porta le coup de grâce en lui mordillant le lobe avec délicatesse, propulsant la libido de Thaïs au sommet du Mont Critique. Ce qu’il tentait là relevait de l’inédit le plus complet. Il n’avait jamais eu l’audace de se montrer si direct avec elle. En fait, personne ne lui avait jamais dit ce genre de chose, et… ah putain, ouais, ça lui plaisait !

   — On se casse, murmura Thaïs.

   — Tu veux prévenir ta sœur ?

   Inutile. La jeune femme connaissait assez sa frangine pour savoir que celle-ci avait tout suivi depuis la piste de danse, et déjà anticipé la suite. Bien que Sasha n’éprouvât pas une sympathie débordante pour Chris, avec lui l’aînée ne risquait rien. Elle n’enverrait personne à leurs trousses en les voyant partir.

   — Non.

   Ils quittèrent la table comme un seul homme. De façon non concertée, ils évitèrent aussi tout contact jusqu’au trottoir, trahissant plus ou moins consciemment leur volonté commune d’échapper aux réflexions graveleuses de la meute. Ce bref déplacement suffit cependant à entamer l’enthousiasme de la jeune femme. Que faisait-elle, au juste ? Éprouvait-elle un manque de câlins si écrasant qu’elle était prête à embarquer le premier venu ? Sourou, Chris… C’était eux comme ce pouvait être n’importe qui d’autre, vraiment ?

   Christophe passa un bras autour de sa taille.

   — On va chez toi ?

   Ce chuchotis souffla un vent désagréable contre son tympan. Thaïs s’écarta – tituba – et fixa le jeune homme avec des yeux ronds. Elle ne savait plus. Certes elle devait s’autoriser à vivre, enfin s’envoyer en l’air dans le seul but de prouver qu’elle profitait de sa jeunesse, comme les autres… Bonjour le cliché, quoi !

   Prenant peut-être sa confusion pour de la tension sexuelle, l’attente d’un geste passionné qui entretiendrait la flamme, Chris l’embrassa. Pas goulûment, avec double ration de langue et de bave, non, tout doucement. Avec ce qu’il fallait de tendresse et de sensualité, le strict nécessaire pour la faire vibrer et renvoyer ses hésitations au vestiaire.

   — C’est par là, balbutia Thaïs, sans réaliser qu’ils mettraient des plombes à rentrer s’ils poursuivaient à pied.

   Chris glissa une main dans la poche arrière de son jean et pinça la marchandise comme ils se mettaient en route. Lorsqu’ils débouchèrent sur les quais de la Seine, il proposa de descendre sur la berge afin de chercher un coin tranquille. Ils avaient le temps, disait-il. Sa braguette affirmait le contraire.

   Thaïs fit la moue. Vendredi soir, température clémente, heure avancée : trouver un endroit isolé qui ne soit pas déjà squatté près du fleuve relevait du fantasme, mais allez, elle se sentait joueuse, ses scrupules tenus au silence par l’excitation et l’attrait de la nouveauté. Prenant Chris par la main, elle dévala les marches et avança, avança, avança, pestant en son for intérieur après chaque groupe, couple et marcheur solitaire qui les empêchaient de s’arrêter, lorsque brusquement, Christophe la tira en arrière et la poussa dans un coin sombre à la sortie d’un pont. Il la plaqua contre une paroi, lui écarta les jambes d’un coup de genou tout en l’attrapant à pleine main par les cuisses et s’emboîta contre son bassin. Le garçon avait pris des leçons…

   — T’es trop belle, haleta-t-il entre deux baisers fiévreux.

   … ou pas.

   Non, mais non, mais nooon ! s’agaça Thaïs à part elle. Dis-moi « ta bouche », « tes seins », « ta peau » : ce que tu veux, mais pas « trop belle », c’est quoi, ça ? Son désir fléchit. Chris, lui, restait sur sa lancée ; frotti-frotta du mâle en rut contre la femelle échaudée. Thaïs connaissait la chanson. Si elle le laissait faire, ils auraient fini dans trente secondes. Elle reposa donc les pieds sur le sol pour lui libérer les bras et freina ses ardeurs. Un baiser langoureux, d’abord. Ensuite… Ensuite, rien. Chris avait repris sa bouche, abattu les deux mains sur sa poitrine et la malaxait comme une pâte à pain. Bordel, il comprenait vraiment rien !

   — Doucement ! intima Thaïs.

   — J’ai trop envie, grogna-t-il.

   Encore ce « trop ». Trop belle, trop envie. Genre, « trop cool ». Ils n’avaient pourtant plus quinze ans, putain ! Un peu de fantaisie, était-ce trop demander ? De la séduction, de la sensualité, que diable ! Lorsque le jeune homme déboutonna le jean de Thaïs, celle-ci laissa carrément ses bras retomber de part et d’autre de son corps et soupira, blasée. Il n’avait pas changé en fin de compte, tout était comme avant. Même parcours balisé, mêmes actions associées : bouche aspirée, seins pressés, et pour finir en beauté, tournoi Fifa dans le slip, avec un clitoris balloté comme un joystick ! Thaïs avait vécu cette scène de nombreuses fois. Chris n’avait jamais été avec elle pour être avec elle, partager des choses ensemble, se faire mutuellement découvrir des sensations. Il faisait ce qu’il croyait devoir faire pour lui donner du plaisir à elle, mais surtout, pour nourrir le sien.

   D’accord, l’alcool faussait peut-être le jeu en limitant leurs perceptions, peut-être que sobre, Christophe aurait davantage pris son temps et tenté de répondre à ses attentes, peut-être aussi qu’ils avaient mal choisi l’endroit, mais merde ! C’était du déjà-vu cette histoire, et Thaïs n’avait plus envie de ça. Elle le repoussa.

   Chris la regarda sans comprendre. L’étudiante remit son bouton en place et rajusta son t-shirt tandis que lui la fixait avec son air de poussin sorti de l’œuf.

   — Je vais rentrer chez moi, lui dit-elle. Tu devrais rejoindre les autres.

   — Il se passe quoi, là ?

   — Rien, Chris.

   Tout le problème était là.

   — Ça colle pas, toi et moi.

   — Il me semblait que si, pourtant.

   — Non. Tu m’imposes tes envies sans tenir compte des miennes, je…

   — Laisse tomber, soupira-t-il en levant les bras, tu m’as déjà fait le coup l’année dernière. Sauf que cette fois, je reviendrai pas te chercher, Thaïs ! J’ai déjà donné !

   Là-dessus, il shoota dans un caillou – imaginaire, pour ce que l’étudiante put voir, à moins qu’il n’ait trébuché –, fit volte-face et partit. Thaïs l’accompagna un instant du regard, se pinçant les lèvres pour s’empêcher de rire. Un air de musique inapproprié lui trottait dans la tête : Seul sur le sa-bleuh, les yeux dans l’eaaau…

   Maudite Sasha !

   L’étudiante s’assit sur la berge et fuma une cigarette avant de reprendre son chemin. Elle ne ressentait plus les effets de l’alcool. Pas de remords non plus. Ç’avait été du grand n’importe-quoi ce soir, mais tant pis, elle l’assumait. C’était aussi ça, grandir.