11. Deal (1/2)
11. Deal
Edwige partie, Thaïs se rendit au bureau du planning. Avec son boulot qui commençait le surlendemain et occuperait désormais l’entièreté de ses mercredis et jeudis, elle devait basculer les cours de ces deux jours ailleurs. Elle attendit près d’une heure. Adossée au mur, bras croisés sur la poitrine, elle regarda la porte s’ouvrir successivement sur les étudiants et les recracher un à un l’air hagard, tels des amuse-gueule offerts au ventre d’une bête qui ne les digérait pas. L’aventure s’annonçait si périlleuse qu’elle regrettait de ne pas avoir de glaive planqué sous sa robe au moment de pénétrer dans la salle.
La pièce était scindée en deux sur toute sa largeur par un comptoir de bois verni. Derrière lui trônaient deux bureaux installés face à face. L’un semblait inoccupé. Sur l’autre se trouvaient une pile de chemises cartonnées et une multitude de feuilles volantes, cernées par une impressionnante collection de surligneurs. Les stores à demi baissés sur la rangée de fenêtres qui couraient le long du mur concentraient toute la lumière extérieure sur l’espace de travail, accentuant encore la démarcation déjà bien nette entre le côté sombre par lequel arrivaient les étudiants et le reste de la salle. Il faisait chaud. Ça sentait le café et l’encre de photocopieur, mais il y avait aussi autre chose, comme une impression de… Thaïs ne trouvait pas ce que c’était, jusqu’à ce que son regard tombe sur une femme replète postée à l’autre bout du comptoir. Celle-ci ne répondit pas au bonjour de l’étudiante et ne leva les cils de son registre que lorsque cette dernière se fût portée au-devant d’elle. Thaïs comprit alors que ce qu’elle percevait, c’était de l’indifférence. Les lieux embaumaient le parfum caractéristique des espaces administratifs : le « débrouille-toi sans moi ».
— Hmm ?
— Je dois modifier mon emploi du temps de L1, répondit la jeune femme sur un ton qu’elle s’efforça de garder poli.
— Cursus ?
— Littérature.
— Justificatif ?
Thaïs prit une grande inspiration. Bien des réponses fleurissaient dans son esprit, « Dans ta tronche si tu ne changes pas de ton » restant la plus courtoise. Elle préféra cependant lui remettre son contrat de travail en silence – « le plus grand des mépris », selon sa mère ; surtout son meilleur garde-fou, en l’occurrence.
La bureaucrate contrôla le document, le lui rendit et passa dans une pièce adjacente, dont elle revint un instant après avec un tas de papiers au format A5 qu’elle abandonna sans un mot devant la demoiselle. Cette dernière garda pour elle remerciements et commentaires et étala les feuilles sur une table située de son côté. La vieille bique lui avait remis l’emploi du temps de tous ses professeurs, pour toutes les classes de Licence. À charge pour elle de trouver des correspondances. Thaïs commença par retirer du tas les enseignants non concernés par les cours à déplacer. L’opération lui laissa une dizaine de semainiers multicolores à examiner.
— Voyons ça, murmura-t-elle en se penchant sur les plannings.
Un casse-tête, voilà ce qu’elle voyait. Ses journées de travail coïncidaient avec les journées de cours les plus chargées et ses professeurs s’avéraient eux-mêmes bien occupés. L’étudiante se lança donc dans un exercice de jonglage avec les emplois du temps, les posant et les reprenant sans cesse pour vérifier qu’elle ne s’était pas plantée.
— Vous ne vous taisez jamais ? finit par se plaindre la harpie depuis son bureau.
La jeune femme la toisa. Toute l’utilité du comptoir se révélait, à présent : cette mégère se retranchait de l’autre côté comme derrière une barricade. Sans lui, les étudiants se feraient sûrement un devoir et un plaisir de marcher droit vers la lumière et de l’éviscérer. La grognasse marquait un point, néanmoins : Thaïs devenait psychotique. Depuis maintenant vingt minutes, elle s’affairait en assurant questions, réponses, objections pertinentes et réparties cinglantes à voix haute, au point que son crâne abriterait bientôt assez de monde pour exiger un tarif de groupe à l’entrée des musées ! Elle soupira et reposa tout sur la table. Elle n’arriverait à rien dans ces conditions, mieux valait emporter les documents à la maison pour les étudier à son aise. Ainsi, elle épargnerait à ses congénères une attente interminable et, point non négligeable, laisserait la vie sauve à la responsable du planning.
— Serait-il possible d’avoir une copie de ces emplois du temps ? demanda-t-elle.
— Vous croyez qu’on a un budget papier illimité ? rétorqua l’autre sans même la regarder.
Peut-être la dame avait-elle envie de mourir, après tout. Peut-être que sauter par-dessus le comptoir et l’occire avec un trombone rendrait service à tout le monde, à commencer par elle. Un suicide assisté, c’était peut-être ça qu’elle cherchait ? Thaïs étouffa ses envies de meurtre et se résigna à prendre les feuilles en photo. À titre de représailles, elle partit en laissant tout en plan. Tant pis-désolée pour l’étudiant suivant.
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