12. Fraises : 500 (1/2)
12. Fraises : 500
Le mercredi se présenta en un battement de cils. Il amena de la pluie, une chute brutale de la température et, pour Thaïs, d’intenses douleurs menstruelles tout sauf compatibles avec l’énergie qu’elle voulait déployer pour son premier jour de travail.
— Aujourd’hui, gémissait-elle tandis que son réveil se mettait à sonner, c’est aujourd’hui que ça devait tomber !
Ce n’était pas une surprise – la pilule y veillait –, pourtant l’étudiante n’avait pu s’empêcher d’espérer que la nature, juste pour cette fois, lui ferait grâce des douleurs mammaires, de l’état de fatigue généralisé et de cette barre brûlante dans le bas-ventre qu’elle lui livrait chaque mois, rigoureusement le premier jour, depuis maintenant sept ans. Mais non.
Les chtars sur la tronche, Thaïs les oubliait grâce au maquillage ; la sensation d’avoir un trou noir à la place de l’estomac qui la poussait à engloutir n’importe quoi sans jamais se sentir rassasiée, elle pouvait la gérer ; mais cette douleur… Bordel, fallait-il que Dieu haïsse les femmes pour leur infliger un truc pareil, et que la société les déteste plus encore pour leur imposer de continuer à vivre normalement pendant cette période !
En position fœtale sous la couette, l’étudiante cherchait le courage de se lever tout en réprimant les larmes de dépit, de colère, de déception, toutes purement hormonales, qui insistaient pour prendre l’air. Pourquoi n’était-elle pas restée vivre chez ses parents ? Elle n’aurait eu qu’à poser son cul sur une chaise armée d’un dictaphone pour enregistrer ses cours et se traîner de salle en salle jusqu’à la prochaine position assise !
La jeune femme s’autorisa encore cinq minutes avant de rouler hors du lit. Consciente que ses effets resteraient minimes et dureraient un temps ridicule, elle avala un comprimé contre la douleur, se força à manger malgré la nervosité qui lui nouait l’estomac, se prépara, et sortit. L’air frais lui insuffla un regain d’énergie. La pluie qui tombait dru lui porta cependant un nouveau coup de gourdin au moral, illustrant l’instabilité émotionnelle qui l’accompagnerait toute la journée. Pour rééquilibrer quelque peu la balance, Thaïs se félicita d’avoir cherché un job proche de son domicile : au moins, elle pourrait rentrer s’allonger pendant sa pause déjeuner.
Plus que quelques mètres avant d’arriver. La jeune femme mit ses jérémiades en sourdine et franchit les portes du magasin, un sourire enthousiaste accroché aux lèvres malgré la boule d’anxiété logée sous son diaphragme. Justine l’attendait près du vigile. En réponse au bonjour enjoué de sa subordonnée, elle leva son poignet et vérifia l’heure sur sa montre, sans toutefois pouvoir commenter : Thaïs se présentait avec dix minutes d’avance.
— On a reçu ton uniforme, tu vas aller te changer, lui dit-elle avant de s’éclipser derrière la porte rouge du bureau.
Elle lui remit une pochette transparente qui contenait un pantalon noir, une chemise blanche et un… truc rouge, un genre de bande en tissu, que la jeune femme ne repéra sur aucun des autres employés. Justine la guida ensuite vers le fond du supermarché, lui fit traverser la réserve où quatre jeunes hommes manipulaient palettes et cartons dans une ambiance de franche rigolade, leurs voix fortes couvrant le crachin braillard d’une radio dont le volume semblait poussé au maximum, et lui indiqua une nouvelle porte, sur laquelle était scotchée une feuille frappée du mot « Vestiaire ».
— Numéro 12, l’informa la responsable en lui remettant un cadenas ainsi qu’une petite clef. Fais vite.
La pièce, étroite, dépourvue de fenêtres et mal éclairée, comportait deux rangées de casiers dos à dos alignés en son centre. À la nervosité de Thaïs s’ajouta aussitôt la gêne, sa pudeur mise à mal par la mixité évidente des lieux et l’absence d’intimité. Croisant les doigts pour que le sien se trouve tout au fond, elle entreprit de scruter les casiers à la recherche du sien. Il se trouvait dans la seconde rangée, à deux pas de la porte. Avec des gestes raides, la jeune femme s’empressa donc de déballer son uniforme et enfila le pantalon. Il lui serrait les cuisses et elle ne parvint à le fermer qu’en rentrant exagérément le ventre, une opération d’autant plus ardue que celui-ci était gonflé ; ça commençait bien. Priant pour que personne ne rentre, elle ôta ensuite son t-shirt et le remplaça par la chemise ; trop cintrée. Autre chose pour parfaire cette belle journée ?
Alors qu’elle fermait le dernier bouton, Thaïs remarqua un carré de papier dans la pochette transparente et découvrit un S sur sa face cachée. Elle portait du M. Informée, sa supérieure jura avoir commandé la bonne taille et décréta qu’il lui faudrait faire avec jusqu’à réception d’un nouvel uniforme, dans une semaine ou deux.
— Est-ce que je peux au moins garder mon pantalon pour aujourd’hui ? demanda l’étudiante. Celui-ci est vraiment trop serré.
— On ne travaille pas en jean, ici.
— J’habite à deux minutes. Je peux rentrer chez moi vite fait et en mettre un noir.
— Un quoi, un jean ?
— Ou un legging.
— Ah non ! s’exclama l’autre avec horreur.
Acculée, Thaïs ravala protestations, colère et l’envie de pleurer comme une fillette qu’elle devait aux hormones : une réputation de geignarde ne l’aiderait en rien.
— Mets ta cravate, on y va, conclut la responsable sur un ton sec.
L’étudiante comprit que la cravate désignait la bande de tissu rouge qu’elle tenait toujours à la main. En l’examinant de plus près, elle remarqua un œillet en son centre et le fixa au premier bouton de sa chemise tout en trottinant derrière Justine, qui repartait déjà de l’autre côté de la réserve. Les deux pans rabattus l’un sur l’autre ne formaient pas une cravate. Juste une espèce de langue pendante qui, en passant, illustrait à merveille le rôle de chien-chien que Thaïs endossait aux yeux de sa responsable.
Tyran et souffre-douleur traversèrent la surface de vente jusqu’à la dernière caisse. Pendant près d’une heure, Justine présenta les manipulations à exécuter sur le moniteur, les différents moyens de paiement, l’organisation du tiroir où était stocké l’argent, la longue liste des codes – « à apprendre par cœur » – attribués aux fruits et légumes, que l’étudiante devrait peser elle-même, puis décréta qu’il était temps de passer à la pratique et ouvrit la barrière qui empêchait l’accès à son poste.
Thaïs se sentait mal. Son cachet antidouleur ne faisant déjà plus effet, des brûlures lui léchaient de nouveau le bas-ventre et ses vêtements la comprimaient de l’abdomen jusqu’aux cuisses. Malgré les bouffées de chaleur qui l’assaillaient, elle s’efforçait de rester concentrée et résistait, surtout, à la tentation de demander si elle pouvait utiliser le tabouret rangé sous le comptoir : Justine refuserait à coup sûr et les coutures de son uniforme n’y survivraient pas. En désespoir de cause, elle déboutonna son pantalon. La fermeture éclair glissa de quelques millimètres, mais la chemise tombait suffisamment bas pour le cacher. Le soulagement, bien qu’incomplet, fut immédiat. Lui succéda cependant, tout aussi vite, une agression olfactive qui faillit envoyer l’étudiante au tapis lorsque le premier client se présenta.
Thaïs vit d’abord une main tremblante et pourvue d’ongles jaunis par la crasse déposer une bouteille en plastique sur le tapis roulant. En levant les yeux, elle découvrit le visage d’une vieille dame, boursouflée et rougeaude, encadré de cheveux semblables à des brins de laine rêche et d’une couleur indéfinissable, à la fois cendrée et pisseuse, qui balayaient ses épaules voûtées. Les vêtements de la cliente étaient cependant de bonne facture et en bon état. Sales, sans le moindre doute, mais bien loin de l’état de leur propriétaire, dont l’étudiante se convainquit qu’elle n’était, malgré la forte odeur d’urine et de saleté qu’elle dégageait, pas sans domicile. Juste effroyablement frappée par la vie, peut-être l’âge aussi.
Thaïs salua la cliente, qui ne lui répondit pas, et scanna la bouteille. Avant même qu’elle n’en annonce le prix, la femme tendit la main et lui remit la somme exacte, en trois petites pièces chaudes que l’étudiante recueillit dans la sienne avec un dégoût qui lui fit un peu honte, puis s’éloigna d’un pas mal assuré vers la sortie, toujours sans un mot ni un regard, son achat bien serré contre son cœur. Pauvre femme, songea Thaïs. Pour la troisième fois de la matinée déjà, elle eut envie de pleurer.
— Elle vit dans le bâtiment d’en face, chuchota Justine. Elle vient chercher sa vinasse tous les matins à la même heure, certains jours on la revoit même avant la fermeture. Comprends pas pourquoi sa famille la colle pas à l’hospice.
— Elle n’en a peut-être pas, répondit Thaïs.
Justine pinça les lèvres, la foudroya du regard, et alors l’étudiante sut qu’elle allait morfler. Elle pensa au garçon qu’elle avait vu lors de sa première visite, tassé sur lui-même comme un chiot maltraité et tressaillant chaque fois que sa supérieure lui aboyait dessus. Thaïs se refusait à donner la même image. Elle redressa le dos.
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