14. Ça devenait n’importe quoi (1/2)

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14. Ça devenait n’importe quoi


   L’oral approchait. Merde. Merde, merde, merde, où le temps fuyait-il sans arrêt ? Plus qu’une semaine ! Plus que six jours… Plus que quatre !

   Thaïs veillait de plus en plus tard à mesure que l’échéance se réduisait. Incapable de bosser, incapable de dormir, elle attendait chaque soir à la frontière entre deux mondes, corps transi d’inquiétude à l’horizontale, yeux grand ouverts rivés au plafond. La fatigue était là, pourtant. La préparation aussi : à sa demande, Sourou et elle avaient mis les bouchées doubles et s’étaient retrouvés quotidiennement, à la bibliothèque, chez l’étudiante ou chez lui selon le temps disponible.

   Les progrès suivaient, il fallait le reconnaître. Désormais, la jeune femme ne craignait plus de s’exprimer en anglais devant son acolyte, même s’il y avait fort à parier qu’une salle remplie de mirettes curieuses lui ferait perdre en grande partie ses moyens. D’autant plus, d’ailleurs, que plusieurs de leurs camarades s’étaient déjà lancés et révélés, pour certains, non seulement bilingues – les bougres ! –, mais aussi doués de fines capacités d’analyse. « Merci Google ! », affirmait Sourou pour la rassurer. En vain. Deux fois déjà, Thaïs avait rêvé de leur prestation : un véritable cauchemar dans lequel elle produisait une série de borborygmes gutturaux avant de détaler, honteuse, sous des quolibets dignes d’une classe de primaire. Rien à faire : encouragements, exhortations à s’en foutre purement et simplement, méditation, l’angoisse résistait à tout.

   — Je vais me ramasser, prophétisa l’étudiante le dernier vendredi.

   Sa tête lui semblait sur le point d’exploser. Elle abandonna la position en tailleur qu’elle avait adoptée sur le pouf pour ramener ses genoux contre sa poitrine et alluma une cigarette d’un geste las, son regard errant vers la fenêtre aveugle. L’odeur de la fumée masqua celle du curry qui imprégnait toujours les lieux. En ce dernier jour de révisions, ils avaient séché le cours de Sémantique pour aller bosser chez Sourou, ce qui n’était déjà plus nécessaire selon lui, chacun connaissant sur le bout des doigts sa propre partie ainsi que celle de l’autre à force de les rabâcher.

   La jeune femme soupira. Cet appartement lui fichait le cafard. Le seul endroit accueillant, ici, était la salle de bain. Entre le rideau de douche couleur cactus, la lumière orangée de l’ampoule du lavabo, la peinture jaune des murs et les serviettes multicolores pendues derrière la porte, cette pièce pourtant dépourvue de fenêtre – elle aussi ! – était la seule du logement à dégager un peu de gaieté. À part elle, Thaïs l’appelait l’« îlot mexicain ». Les litres de café qu’elle avalait pendant leurs séances lui imposaient de fréquentes pauses pipi et, chaque fois, sa virée au Mexique pour se laver les mains lui faisait l’effet d’un bol d’air frais. C’était dire combien cette grotte la déprimait !

   — Tu te sous-estimes dans bien des domaines, ma chère Thaïs, argua son binôme. Il ne te manque que la confiance en toi pour briller, c’est tout.

   Et que pouvait-il dire d’autre, hein ? Tu vas te planter ? La jeune femme regarda Sourou. Son sourire était large et lumineux, débordant d’assurance. Les murs spleenétiques n’entamaient pas son moral, apparemment.

   — Ça suffit pour aujourd’hui, décréta-t-il. Ça suffit tout court, même, t’es prête. Tu dois juste t’aérer, maintenant.

   Là-dessus, il se leva, envoya valser ses notes et son stylo sur la table d’à côté et ramassa clopes et briquet avant d’ajouter :

   — Allez viens, ça fait longtemps qu’on n’a pas vu Paulo.

   Thaïs signifia son consentement par une moue boudeuse.

   — OK. Mais c’est moi qui invite, aujourd’hui.

   Ce que son banquier désapprouverait sans nul doute, mais ça, elle y songerait une autre fois. Elle emboîta donc le pas du jeune homme et tâcha d’abandonner ses craintes dans ce boui-boui obscur qui les alimentait si bien. La porte refermée, Sourou s’engagea dans la cage d’escalier en sifflant, d’un pas vif, presque sautillant. Son attitude rappela à Thaïs le chien que ses parents avaient dû faire piquer quelques années auparavant, qui bondissait toute langue dehors et tournait sur lui-même en jappant près de la porte à l’heure de la promenade. Elle ne put s’empêcher de rire.

   Le bus les cueillit immédiatement. Il était bondé, tout comme le métro qu’ils prirent ensuite, si bien qu’ils n’échangèrent pas un mot sur le trajet. Ballottée entre les flux entrant et sortant des voyageurs, Thaïs s’efforçait de préserver son espace vital et comptait les stations qui la séparaient de la libération. Entre deux coups d’œil vers le plan de la ligne, elle remarqua cependant que l’humeur de Sourou avait décliné. Il fixait l’écran de son téléphone d’un air soucieux en se mordillant la lèvre et secouait la tête. Par trois fois, il fit un geste pour écrire un texto, se ravisa, secoua la tête encore, scruta le plafond et, pour finir, sembla décider qu’il valait mieux s’abstenir en rangeant l’appareil dans la poche de son jean. Pour l’en ressortir une poignée de secondes après.

   À l’arrêt suivant, deux places se libérèrent. Ils s’assirent face à face et la jeune femme continua d’observer son camarade de promo tandis que lui jouait du talon sur le sol en tapotant son portable du bout des doigts.

   — Ça va ? l’interrogea-t-elle, soucieuse aussi à présent.

   Absorbé dans ses réflexions, Sourou ne parut pas l’entendre. Il contemplait le vide, ses traits déformés par la contrariété. Thaïs n’aimait pas le voir ainsi, elle se sentait peinée pour lui. Frustrée, aussi : il ne ratait aucune occasion de lui remonter le moral, mais ne laissait jamais l’inverse se produire. En changeant de position, il croisa son regard et seulement là, réalisa qu’elle attendait une réponse.

   — Quoi, pardon ?

   — Je te demande si ça va.

   Sourou hocha la tête et accrocha un sourire de façade entre ses oreilles.

   — Des nouvelles peu réjouissantes, lâcha-t-il sur un ton qu’il tenta de faire passer pour léger. Mais j’ai pas envie d’y penser maintenant.

   Le silence retomba jusqu’à leur terminus. Comme Thaïs avant lui, le jeune homme abandonna ses problèmes dans le wagon qui repartait et retrouva sa bonne humeur, ou tout du moins fit bonne figure, au moment de pénétrer dans l’établissement art-déco de Paulo. L’homme à la montre à gousset semblait monté sur ressort et leur réserva un accueil tonitruant :

   — Je suis papa ! claironna-t-il en levant les bras comme ils passaient la porte. Une Joséphine !

   La myriade de supernovas qui lui tapissait les rétines éclipsa tout le reste. Ce fut comme si dès lors, tout s’accélérait, s’allégeait, se simplifiait, se résumait au bonheur intense de ce jeune père, aux couleurs chatoyantes des tissus, aux basses vibrantes de la sono, au brouhaha de la foule et au contenu des verres qui pleuvaient – plus dru que les fois précédentes.

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