17. Elle me la prendra jamais (2/2)

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   — Mets-nous un peu de musique, ajouta le jeune homme dont la tête disparaissait maintenant derrière la porte du frigo. J’ai des CD de l’autre côté, si tu veux.

   — Des quoi ? fit mine d’interroger Thaïs en tirant son portable de sa poche. Garde tes antiquités, j’ai tout sur Deezer !

   — Je vais faire comme si j’avais rien entendu.

   Tintements de casserole, gargouillis d’eau et pluie de grains de riz versés dans un verre investirent leurs tympans tandis que Thaïs parcourait ses playlists. Funk, rock, pop ? Elle hésitait. Il ne s’agissait pas uniquement de choisir un bruit de fond. Ce morceau allait habiller un moment auquel elle repenserait plus tard – demain, dans une semaine… un jour –, lui conférer une atmosphère, une teinte ; elle voulait du sur-mesure. Quelque chose qui illustre son état d’esprit actuel et la replonge dans l’instant présent le moment venu…

   Sur une inspiration soudaine, elle s’aventura dans la catégorie Soul, fit défiler les morceaux sans idée précise et, sur une nouvelle impulsion, se décida.

   — Yeah, Al Green ! reconnut Sourou dès les premières notes. Excellent choix !

    Toujours penché sur la préparation du dîner, le jeune homme se mit à fredonner et à se balancer en rythme, le haut de son corps oscillant avec souplesse – gauche, droite ; droite, gauche après un micro temps d’arrêt –, roulant des épaules, sa tête légère entraînée par la mesure. La fluidité de ses mouvements était totale. Dans cette danse exécutée pour lui-même, il dégageait une impression de confiance en soi, d’insouciance, de sérénité parfaite qu’il ne témoignait, et peut-être même, ne ressentait presque jamais.

   Appuyée contre un meuble quelques mètres derrière lui, immobile, Thaïs goûtait l’instant, toute à la création du souvenir qu’elle caresserait dans l’avenir : celui du jour où le garçon qu’elle pensait perdu était revenu lui apporter ce qu’elle voulait ; du moment où elle était restée là, à contempler sa silhouette et ses ondulations sensuelles, à se rêver plus audacieuse, assez pour agir au lieu de s’imaginer le rejoindre et l’enlacer, épouser son corps, ses sinuosités. La lumière lui paraîtrait moins crue dans ce souvenir, la pièce moins triste, la situation moins banale : le morceau qu’elle avait choisi l’envelopperait comme une couverture et rendrait belles ces petites choses qui, prises à part, ne l’étaient pas.

   Oui, convint-elle en silence, Al Green était un excellent choix.

   Sourou saupoudra sa préparation d’une pincée d’épices et réduisit l’intensité de la flamme sous la poêle. Une délicieuse odeur de poulet frit commençait de se répandre dans l’air, l’estomac de la jeune femme en gronda d’impatience.

   — Cinq minutes et c’est bon, annonça l’ancien camarade de promo.

   Le sourire aux lèvres, il se détourna de ses fourneaux et s’avança vers Thaïs à petits pas chaloupés, calés sur le tempo d’un nouveau morceau.

   — Je danse pas, le prévint-elle comme il posait les mains sur ses hanches.

   Le sourire du jeune homme s’élargit. Sans cesser de se balancer, il parcourut les derniers centimètres qui les séparaient et l’embrassa. Pensées, hésitations, résistance, toutes furent balayées par la sensation de chaleur qui se diffusait en elle et les délicats remous qui l’agitaient de l’intérieur. Sans même s’en apercevoir, Thaïs imitait son cavalier. S’il serpentait, elle le suivait ; s’il marquait une pause, elle l’attendait. C’était simple, au bout du compte. Et invitant. Manger, ça pouvait peut-être attendre, finalement...

   Hélas, la chanson s’acheva. Le court silence qui suivit sembla ramener Sourou sur Terre et le jeune homme relâcha quelque peu son étreinte, tout en s’attardant sur la bouche de l’étudiante.

   — Bah si, tu vois, souffla-t-il lorsqu’il s’en détacha tout à fait, tu danses.

   Sur un clin d’œil, il repartit vers ses placards et commença à remplir les assiettes. Thaïs savoura quelques instants encore le bercement de cette première danse puis, ses esprits retrouvés, retourna dans la pièce voisine et débarrassa la table. Comme Sourou la rejoignait, elle tourna la tête dans sa direction et son regard se posa sur l’autre porte de la cuisine, qu’il tenait toujours close.

   — Il y a quoi là-dedans ? demanda-t-elle en la pointant du doigt.

   — Les cadavres de mes anciennes conquêtes.

   — Ah d’accord, s’amusa Thaïs, je comprends mieux que tu ne l’ouvres jamais.

   Le jeune homme esquissa un sourire, qui ne se tendit qu’à moitié. Il mélangea les aliments dans son assiette avec des gestes raides, prit quelques bouchées puis, sans lever les yeux, précisa :

   — Je l’ouvre, les mercredis et les week-ends. C’est la chambre d’Ellie. Mais quand elle est pas là, ça me plombe de voir ses dessins sur les murs et ses jouets traîner dans la baraque alors je ramène tout là-bas et je ferme. On pourrait croire que l’appart est assez déprimant en soi, hein, et que c’est pas des poupées qui vont le rendre encore plus triste, bah pourtant si.

   — Tu ne l’as jamais la semaine ?

   — Non. Tu sais pourquoi ? Sa mère n’a pas à s’en occuper sur des journées complètes comme ça, et le week-end elle peut sortir. La seule raison qui la pousse à me faire chier pour la garde, c’est la pension. Sauf que l’argent ne profiterait pas à la petite, clairement. Elle s’achète des trucs à ne plus savoir qu’en faire, mais elle est pas foutue d’habiller Ellie. Elle me la ramène avec des trous dans ses chaussures, des fringues trop petites, toutes tachées, la gamine on dirait Cosette quand elle arrive, et moi je paye, comme un con qu’a pas un rond mais c’est pas grave, je paye, parce que c’est pour ma fille et qu’elle passera toujours en premier. Même à la rue, même s’il faut lui filer ma dernière chemise, même si je dois crever de faim, ce sera toujours elle d’abord. Elle me la prendra jamais.

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