19. Quand je saurai ce que c'est, je te le dirai (1/2)
Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=hFuu5wPFv1M&ab_channel=AIRfrenchbandofficial
19. Quand je saurai ce que c'est, je te le dirai
Le froid tira Thaïs du sommeil. À tâtons, elle trouva la couverture, la remonta sur ses épaules et se recroquevilla, prête à se rendormir. La seconde suivante pourtant, ses yeux étaient grands ouverts : un malaise diffus s’était éveillé avec elle.
Longtemps, l’étudiante demeura ainsi immobile, ses prunelles noisette rivées au parquet sombre et fatigué du salon. Les souvenirs de la veille affluaient. Elle les feuilletait telles les pages d’un livre tournées à la va-vite, à la recherche d’un passage, d’un mot ignoré en première lecture qui expliquerait sa sensation actuelle. Il n’y avait pas eu de fausse note. Au bout d’un moment, Sourou et elle s’étaient mis à frissonner et le jeune homme, après avoir déposé un tendre baiser dans son cou, lui avait suggéré d’aller reprendre une douche pour se réchauffer. Entre-temps, il avait changé les draps mouillés, résultat de celle qu’ils avaient achevée sur le matelas, il avait passé un T-shirt à Thaïs pour dormir, ensuite ils s’étaient couchés – blottis l’un contre l’autre – et puis plus rien, jusqu’à ce matin. Crevés et naturellement portés au silence, ils ne s’étaient rien dit. Thaïs avait sombré sans même s’en rendre compte.
Pas de problème, donc. Mais alors d’où lui venait ce… truc ? Pendant un instant encore elle resta là, à écouter le souffle régulier que Sourou émettait dans son dos. Elle n’osait même pas bouger, c’était idiot ! Quelques secondes de plus, et elle commença à comprendre qu’elle éprouvait de la gêne, ni plus ni moins. Chris avait été le seul mec avec qui elle avait partagé ses nuits et leur histoire, malgré ses failles, avait au moins eu le mérite d’être claire de bout en bout. Quand ils en étaient arrivés là, ils formaient déjà un couple et leur situation était restée la même après l’acte, tandis qu’avec Sourou… ?
Bienvenue chez les grands, ironisa l’étudiante en silence. Elle souhaitait vivre une relation d’adultes ? Eh bien voilà, c’en était une. Il ne s’agissait plus d’un flirt entre deux étudiants, maintenant. En quelques heures, en tout cas pour elle, Sourou avait franchi la frontière invisible qui la séparait encore du monde réel et était devenu un homme, avec des problèmes de factures, de boulot, de séparation et de garde d’enfant qui excluaient les questions puériles telles que « au fait, on sort ensemble ou pas ? ». Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Thaïs ressentait leurs dix ans d’écart et ils l’intimidaient. Bouger, se lever, le réveiller : tout ceci l’obligerait à affronter sa gêne, à choisir un comportement. Qu’allait-elle faire ? Et s’il dormait toute la journée ? Mais non ! Le week-end, il gardait sa fille et… Oh ! Et si l’ex débarquait avec la petite ?
Sa vessie ajouta bientôt son grain de sel. N’y tenant plus, l’étudiante finit par se glisser hors du lit et s’éclipser aux toilettes à pas de velours, en prenant soin de fermer la porte du salon derrière elle.
Assise sur la cuvette, la jeune femme se mit à réfléchir : avant de poser des questions, elle devait faire le point sur ses intentions. Qu’attendait-elle de lui ? Certes elle avait nourri des espoirs ; toujours à court terme et pas bien nets cependant. Les avait-elle jamais imaginés ensemble, sortir quelque part, partir en vacances, construire quelque chose ? Non. En avait-elle envie ? Elle ne pouvait l’affirmer. C’était bien la raison pour laquelle elle le fuyait ce matin. L’opacité de ses propres projets la mettait mal à l’aise, elle ne tenait pas à les disséquer avec lui. Comment allait-elle se sortir de là, alors ?
Elle pouvait filer à l’anglaise. Avec un peu de chance, Sourou avait le sommeil lourd et ne remarquerait rien. Il n’aurait qu’à lui passer un coup de fil s’il voulait la revoir, il connaissait son numéro maintenant. S’il posait des questions, elle trouverait bien un prétexte. Et s’il ne la rappelait pas, eh bien, ça voudrait dire ce que ça voudrait dire et elle se serait épargné un étalage en règle de son embarras. Oui, ce plan lui plaisait, elle ferait ça.
La jeune femme fit une halte à l’îlot mexicain pour se laver les mains. Là, le cours de ses réflexions vira brusquement de bord devant le miroir : en l’absence des soins habituels qu’elle prodiguait à ses boucles après chaque shampooing, celles-ci s’étaient gonflées et barrées dans tous les sens, lui donnant l’air d’un mouton. Une horreur ! Elle allait devoir les attacher. Bon, pas de panique, un élastique traînait justement dans une poche de son… son…
L’étudiante écarquilla les yeux, tourna la tête vers le bac de douche. Son regard se posa sur l’amas de fringues détrempées qui y traînaient toujours et son buste s’affaissa.
— Oh, la tuile…
Son jean imbibé d’eau serait impossible à enfiler. Et si, par miracle, Thaïs y parvenait, elle ne pourrait pas quitter l’appartement sans aligner des flaques sur son passage, sans compter qu’elle allait choper une crève monstrueuse une fois dehors. Plan B ? La jeune femme baissa les yeux sur ses cuisses. Le T-shirt de Sourou lui couvrait tout juste les fesses – qu’elle avait nues, sa culotte gisant sur la faïence avec le restant de ses vêtements. Adieu la grande évasion, donc. La boule au ventre, Thaïs se résigna à retourner dans le salon.
Sourou s’était levé. Vêtu d’un simple boxer, il sifflotait dans la cuisine en préparant du café. Ne sachant que dire ni où se mettre, la jeune femme fit en sorte de ne pas croiser son regard et entreprit de réunir ses affaires – clopes, portable, carnet – en attendant qu’il la rejoigne.
— Tu te sauves ?
Le jeune homme lui tendit une tasse et but une gorgée dans la sienne. Il souriait. Thaïs se demanda s’il avait choisi ce verbe exprès.
— Oui, répondit-elle avec un détachement qui lui parut crédible, j’ai un repas de famille, je ne vais pas traîner.
— OK, se contenta-t-il de murmurer.
Son attention était ailleurs. Toute dirigée vers les cuisses exposées de Thaïs, elle-même tiraillée entre pudeur et excitation. Cette façon qu’il avait de la regarder la rendait dingue. Ce n’était pas comme avec Chris qui se contentait de mater les endroits qu’il visait pour lui seul – poitrine et sexe, pas davantage – et lui faisait ainsi ressentir, quoi qu’involontairement sans doute, sa fonction de personne désignée pour le soulager. Sourou, lui, prenait le temps de tout contempler et cherchait le contact visuel, un peu comme s’il voulait lui suggérer par la rétine les jeux auxquels ils pourraient se livrer ensemble. En termes d’impression, la différence était à la fois subtile et criante pour Thaïs, abstraite, et pourtant très nette. Son manque de confiance et d’expérience l’entravait, cependant. Si les initiatives se bousculaient dans sa tête, elle n’osait pas les mettre en œuvre. Crainte du ridicule, crainte de mal faire, crainte d’exposer ce corps qu’elle n’assumait pas tant que ça ; la crainte, la crainte, la crainte prenait le pas sur l’envie.
Elle porta la tasse à sa bouche pour se donner contenance. Ce geste souleva le tissu du T-shirt de quelques centimètres, pour le ravissement de Sourou qui prit une dernière gorgée et posa son mug sur un coin de table. Un sourire licencieux au coin des lèvres, il s’approcha de la jeune femme, lui effleura les hanches et enfouit son visage dans son cou. Puis, avec malice, demanda :
— T’es pressée ?
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