20. Ça allait être une longue journée
Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=65CNtap6bow&ab_channel=EltonJohn-Topic
Sourou s’agita dans son sommeil. Son rêve prenait une tournure désagréable. Thaïs le chevauchait, mais le plaisir quittait ses traits. Son corps se figeait. Puis soudain, sans raison apparente, son visage disparaissait derrière ses mains, sous un rideau de boucles légères. Elle se lamentait. Non, elle... pleurait.
Des pleurs. En provenance de la chambre. Sourou ouvrit les yeux, en alerte. Il ne comprenait pas encore ce qui se passait, n’aurait même pas su dire s’il dormait toujours, mais déjà ses réflexes paternels le hissaient sur ses pieds et le poussaient vers la cuisine. Ellie sanglotait et hoquetait. Le jeune homme pénétra dans la chambre juste à temps pour le premier renvoi. Son cerveau à demi opérationnel lui dicta ses instructions sous la forme d’un mot, un seul : « récipient » ; et le papa, complètement à l’ouest, s’élança en avant dans la luminosité relative de la veilleuse pour offrir ses mains en coupe à la bouche de sa fille.
— Ah, bordel ! s’entendit-il grogner quand le magma l’atteignit.
Tout allait trop vite. Trop de pensées se superposaient dans la même seconde – trouver une bassine, allumer la lumière, réconforter la petite, ne pas respirer par la bouche pour éviter de vomir aussi, sauver les draps –, trop de choses se déroulaient en même temps. Ellie s’agrippait à ses fringues entre deux sanglots, cherchait son souffle entre deux rots. Il s’était écoulé quoi, dix secondes tout au plus, qui paraissaient des minutes.
— Je reviens, chérie, bouge pas.
Sourou enveloppa ses mains dégueulasses dans un plaid pour ne pas en coller partout et se rua vers la cuisine. Il se rinça abondamment, ouvrit les placards à la hâte sans y trouver de bassine et, en désespoir de cause, s’empara d’un fait-tout qu’il retourna placer devant Ellie avant d’allumer la lampe de chevet. La pauvre gosse n’en finissait pas de cracher ses tripes. Elle avait réussi l’exploit d’en répandre sur l’oreiller, le drap housse, le pyjama, la couette. Doudou aussi était touché. Sourou retint un haut-le-cœur. Même si la chambre empestait, il n’osait pas ouvrir la fenêtre. Le front d’Ellie était brûlant et luisait de sueur, un froid polaire ne semblait pas idéal vu la situation.
— Ça va aller, mon cœur, souffla-t-il en s’agenouillant près d’elle.
Les vomissements se calmaient. Lorsqu’ils eurent cessé tout à fait, il emmena sa fille dans la salle de bain, la doucha, la changea, puis la coucha sur le matelas du salon. Entre fièvre et sommeil, la gamine continuait de se lamenter mais réagissait à peine. Température prise, son père lui glissa une pipette de Doliprane entre les lèvres et resta près d’elle un moment.
— Doudou, chouinait la petite.
Mais Doudou n’était pas disponible. Doudou attendait misérablement qu’on le libère de sa mare de gerbe.
— Tout à l’heure, Doudou, tout à l’heure, murmura le papa désolé.
La fatigue lui piquait les yeux. Sourou glissa un regard trouble vers l’écran lumineux du réveil : quatre heures. Ça s’annonçait mal pour le boulot. L’assistante maternelle refuserait d’accueillir Ellie dans ces conditions, lui-même ne se voyait d’ailleurs pas trimbaler la petite à l’autre bout de Paris en métro ni la confier à quelqu’un d’autre. Qui pourrait-il bien appeler de toute façon, son ex ? La blague ! Bon, une chose à la fois. À cette heure-ci, il ne pouvait prévenir personne. La seule chose à sa portée, c’était d’envoyer une machine.
Après s’être assuré qu’Ellie dormait, il retourna donc dans la chambre, ouvrit la fenêtre en grand, défit le lit et emporta les draps dans la salle de bain. Il s’efforça d’oublier son nez et ce qu’il faisait tandis qu’il les rinçait pour en détacher les – haut-le-cœur – grumeaux. Ceci accompli, il programma le lave-linge, alluma un bâton d’encens qu’il plaça dans la chambre, referma la fenêtre et s’attaqua au nettoyage du fait-tout. Il venait de terminer quand la petite recommença à geindre et hoqueter.
— Bordel !
Le temps d’arriver, une nouvelle galette ornait la couette.
— Bordel, bordel, bordel !
Sourou soupira, mais s’arma de patience. Au moins, le pyjama était sauf cette fois. Il remplaça la couverture par deux petits plaids en espérant que la série noire s’arrête là – après ça, il ne resterait plus que les manteaux pour se couvrir –, força Ellie à boire un peu d’eau, reprit ses activités de nettoyage, enfila un gros pull et se recoucha près de la petite, enfin.
Deux heures durant, il chercha le sommeil tout en gardant un œil ainsi qu’une oreille sur sa fille, frissonna de la tête aux pieds tout en se raccrochant à l’idée réconfortante qu’Ellie, elle, dormait bien au chaud sous les plaids, et cogita. Il allait perdre son job, c’était sûr. Le patron ne le portait pas dans son cœur et lui avait déjà bien fait comprendre qu’il lui faisait une fleur exceptionnelle en le laissant commencer plus tard que les autres le lundi pour qu’il puisse déposer la gosse chez la nounou. Il ne l’autoriserait pas à manquer une journée. Et comme il le faisait travailler au black, il le tenait par les couilles, Sourou n’aurait qu’à la fermer. C’était pas le moment. Bordel, il avait trop besoin de cash pour perdre son temps en recherche d’emploi ! Et en parlant de cash, tiens, il allait devoir faire venir le médecin pour qu’il examine Ellie. Ça coûtait combien, une consultation à domicile ?
Trop préoccupé pour dormir, Sourou finit par se relever, se rendit à la cuisine et se prépara un café. Assis sur un coin de paillasse, il ouvrit la fenêtre et fuma une cigarette en tâchant d’envoyer un maximum de fumée dehors. Sûr qu’il resterait plus de maille à la fin du mois s’il arrêtait. Il n’y arrivait pas. De temps en temps, il levait le pied histoire de réduire la dépense, mais ça ne durait jamais. Il manquait de volonté là-dessus, clairement. Une facture plus épaisse que prévu, un texto de son ex, un appel de son avocat annonçant des frais supplémentaires, un rien suffisait à provoquer des pics de stress qui mettaient ses bonnes résolutions à mal. Tout partait vraiment en vrille depuis qu’il était séparé de Romane... Passons. Quelle heure était-il maintenant, sept heures ? Trop tôt pour le doc, mais il pouvait appeler le boulot.
La conversation se déroula comme prévu :
— Bonjour, ma fille est malade, je ne vais pas pouvoir bosser aujourd’hui.
— C’est pas la peine de revenir alors, des gars pour faire ton job j’en ai plein qui attendent, et eux ne font pas tant de chichis.
Un peu de violon pour amadouer le patron. Le mec n’aimait pas la musique, il ne comprit pas sa partition. Sourou reposa le téléphone en jurant entre ses dents. Ça l’emmerdait, mais tant pis, pas le temps de s’apitoyer. Ses pensées se tournaient déjà vers les endroits où il pourrait déposer un CV. Le McDo au coin de la rue cherchait peut-être du personnel, le Carrefour Market deux stations plus loin aussi. Son ancien club de foot recrutait un coach, mais c’était incompatible avec la garde d’Ellie le week-end, dommage. Son indisponibilité les mercredis, samedis et dimanches compliquait les choses dans à peu près tous les cas de figure, mais ça, il n’y toucherait pas. Il pouvait peut-être cumuler deux mi-temps ? Ouais, sauf que là, les revenus seraient insuffisants.
Réfléchis, Sousou, réfléchis...
Il passerait voir Paulo dans la semaine, lui connaissait peut-être quelqu’un qui cherchait du monde. Un plongeur, un commis... Il avait zéro expérience en cuisine, enfin ça pouvait peut-être le faire quand même pour éplucher les patates et couper les légumes. Donner des cours particuliers d’anglais ? Il y avait déjà songé, mais avant de générer un salaire digne de ce nom, il fallait constituer un carnet d’adresses important et ça prenait du temps. Temps qu’il n’avait pas. Quoi d’autre ? Que pouvait-on faire avec un Bac et deux années de LEA ? Que dalle, précisément. Pas assez spécialisé.
Sourou passa la main sur son crâne. Il se sentait las et une détresse aigüe lui serrait la gorge. Il devait se ressaisir. Rester actif. Rien ne risquait d’aller mieux s’il se tassait dans un coin. Avec un soupir, il reprit son portable et rédigea un texto, le même pour l’assistante maternelle et pour Romane :
— Bonjour, Ellie est malade, je la garde avec moi aujourd’hui.
La nounou répondit la première, presqu’immédiatement. Elle s’enquit de l’état de la petite et lui souhaita un bon rétablissement. Romane, pour sa part...
— OK. Tu me la ramènes à quelle heure ?
Sourou lâcha un rire amer. Elle ne demandait même pas ce qui se passait.
— Ça m’étonnerait qu’elle se remette d’ici ce soir...
Beaucoup de choses lui venaient à l’esprit qu’il valait mieux remplacer par des points de suspension. Ça faisait quelques mois maintenant qu’il les utilisait à outrance avec elle.
— Alors garde-la jusqu’à mercredi. Je la récupèrerai à 17 h comme d’habitude.
Ça t’arrange bien, hein ? railla-t-il en pensées. Lui en l’occurrence, ça ne l’arrangeait pas, mais il le ferait volontiers. S’occuper de sa fille, quitte à ce que son rôle se résume à tenir la bassine, c’était tout ce qu’il souhaitait. Cette pensée qui agit sur lui comme un moteur le remit debout. Il avala d’une traite son restant de café, laissa la tasse dans l’évier, referma la fenêtre et retourna au salon. Ellie dormait toujours. Elle avait sucé son pouce. Son petit poing fermé reposait maintenant près de sa bouche, l’extrémité de son doigt encore au coin des lèvres. De son autre main, elle avait agrippé un pan de la taie d’oreiller, sûrement pour remplacer Doudou. Son père s’abîma dans cette image pleine de tendresse. Sa fille, son bébé... Ce qu’il l’aimait, bordel ! Cet amour-là lui interdisait de flancher. Alors pourquoi sa gorge se nouait sans arrêt ?
Bouge-toi le cul, se gronda-t-il.
Un baiser sur le front de la petite, puis il remit les plaids en place pour qu’elle soit bien couverte, et alla vérifier le cycle du lave-linge. Il était terminé. Sourou jeta le contenu dans une corbeille, le remplaça par sa couette et lança une nouvelle machine. Réalisant qu’il allait devoir descendre à la laverie pour faire sécher la première tournée, il se mordit la lèvre. Laisser Ellie toute seule était exclu. Si elle se réveillait et ne le trouvait pas, ou recommençait à vomir... Il pouvait arriver n’importe quoi. Pas le choix. Le jeune papa embarqua sa corbeille et alla toquer chez la voisine. La petite la connaissait, elle ne paniquerait pas en la voyant si elle se levait avant qu’il soit de retour.
Des pleurs de nouveau-né retentissaient derrière la porte. Sourou patienta sur le palier, pas certain que la locataire l’eût entendu taper.
— J’arrive ! cria-t-elle au loin de l’autre côté.
On entendit le raclement des pieds d’une chaise sur le carrelage, des pas, puis la porte s’ouvrit sur une jeune femme à la chevelure et aux grands yeux noirs. Au creux de son bras reposait un bébé qui tétait son sein à peine visible sous un sweatshirt délavé. Comme chaque fois qu’il la voyait, Sourou fut frappé par sa beauté. La pâleur, les traits tirés, les cernes, les cheveux mal enroulés sur le sommet du crâne, les fringues froissées, parfois tachées, rien ne parvenait à éclipser la délicatesse de son visage ni à tenir l’éclat de son regard. Rien n’entamait jamais non plus son moral et sa bouche de poupée souriait toujours : malgré la défection du papa quelques semaines seulement avant la naissance du petit, l’absence des proches, les difficultés du quotidien de jeune maman épuisée. Un roc, cette nana.
— Salut Sourou, ça va ? demanda-t-elle un peu surprise.
— La nuit a été compliquée. Et toi ?
— Pareil.
Ils échangèrent un sourire. De par leurs âges et leurs situations quasi identiques, ils se comprenaient à demi-mots sur bien des plans.
— J’ai besoin d’un service, avoua le jeune homme à contrecœur. Faut que je descende à la laverie faire sécher mes trucs, mais Ellie dort, ça t’ennuie de garder un œil sur elle le temps que je revienne ?
— J’ai un sèche-linge, t’as qu’à me les laisser.
— Mais non, t’es déjà débordée.
— Pour ce que ça va changer, fit-elle en haussant les épaules. Mets ton panier sur la table de la cuisine, je m’en occuperai quand mon fils aura fini de boire.
— Merci Norah, c’est super gentil. À charge de revanche.
— Je t’en prie.
Les draps déposés, Sourou regagna son appartement et se mit en quête de son CV. Quelques exemplaires traînaient dans un tiroir, restait à trouver lequel. Cette dernière mission accomplie, il retourna se coucher. La fatigue qui devenait écrasante lui donnait mal au crâne, il devait récupérer pour s’occuper d’Ellie. Manque de bol, la gamine choisit cet instant précis pour se réveiller.
Ça allait être une longue journée.
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