23. Une note à la fois
23. Une note à la fois
— Houllalla, Thaïïïs ! Ça va être chaud ce soir ! Tu vas où, dis ?
Un rire stupide, celui d’une femme, s’éleva d’un coin de la réserve. Il y eut aussi un sifflement, et une onomatopée rauque pareille à un assentiment. On eut cru des hyènes. L’intéressée, qui venait de sortir des toilettes où elle se changeait toujours désormais, ne réagit pas. Avant de faire face à son directeur adjoint – celui-là même qui venait de l’interpeller avec le professionnalisme et la retenue dus à son statut hiérarchique, oui –, elle gomma le début de sourire satisfait qui lui étirait les lèvres. Ne pas se trahir, surtout pas devant les collègues. Le microcosme qu’abritait ce magasin recelait déjà son quota d’histoires graveleuses entre membres du personnel et de la direction et l’étudiante tenait à garder ses distances. Ainsi, depuis son embauche, cette dernière venait, faisait ses heures et se barrait, point. Elle n’allait pas boire de verres avec les autres, ne versait pas dans le copinage, souriait peu même, et ça suffisait. Personne ne savait rien sur son compte et la demoiselle cultivait soigneusement son mystère. Bien sûr, elle n’empêcherait jamais les ragots, ni les conclusions tirées à l’emporte-pièce : son responsable venait de suggérer que sa tenue vestimentaire avait été choisie pour une occasion spéciale et son imagination – surtout conjuguée à celle des autres – ferait le reste. Soit. Thaïs les laisserait penser ce qu’ils voudraient. Ils n’avaient pas besoin de savoir qu’en réalité, si elle portait la petite robe noire et les collants-jambières qui avaient attiré l’œil du directeur adjoint, c’était simplement parce qu’elle avait renversé son café sur son dernier jean propre avant de sortir ce matin, et chopé les premières fringues disponibles en ouvrant l’armoire pour ne pas se mettre en retard. Ni que jusqu’au passage surprise de Sourou une heure plus tôt, ses plans pour la soirée s’étaient résumés à enfiler un vieux survêt et faire mine de mater des séries tout en songeant aux mains du jeune homme sur son corps, et à ce qu’elle avait ressenti avec lui. Personne n’avait besoin de savoir que ce souvenir l’obsédait depuis qu’elle l’avait quitté samedi. Ni que cette obsession l’effrayait.
Le visage résolument neutre, Thaïs fit un crochet par le vestiaire pour déposer son uniforme et récupérer son sac. Au responsable qui tentait une dernière fois de lui soutirer des infos croustillantes, elle souhaita une bonne soirée, s’éloigna en direction du vigile à qui elle montra l’intérieur de sa sacoche, et quitta le magasin. Détails imperceptibles pour le reste du monde, son cœur battait un peu trop vite et ses jambes allongeaient un peu trop le pas. Ralentis, se morigéna-t-elle.
Déjà rendue au coin de la rue, la jeune femme alluma une cigarette et s’immobilisa de force. Non, elle n’allait pas courir jusqu’au portail, elle finirait calmement sa clope avant de rentrer. Moins par crainte de donner à Sourou l’impression de s’être précipitée à la maison pour le voir que pour s’astreindre à la retenue qui ne lui venait pas spontanément, ceci dit : si ce que le jeune homme pouvait s’imaginer sur son compte l’indifférait, son comportement à elle n’en finissait pas de la déboussoler.
Depuis près de cinq jours maintenant, elle passait de longs moments à s’étudier. Rentrée de la fac ou du boulot, elle s’étendait sur son lit et laissait les pensées défiler tout en essayant de les analyser. L’exercice révélait des choses étonnantes. Un peu confuses aussi, car tout tournait autour du corps. Or Thaïs s’était toujours considérée comme une cérébrale, plus sensible aux mécanismes de la pensée qu’aux réactions primitives : un mec capable de citer Nietzsche dégageait plus de sex appeal à ses yeux qu’une paire de pectoraux. La règle ne s’appliquait pas à Sourou cependant, et c’était perturbant. En soi, qu’il monopolisât l’essentiel de son cortex ne surprenait pas l’étudiante, mais que l’image de ses abdominaux se contractant et se relâchant contre son pelvis supplantât toute pensée intelligible, si.
Depuis samedi, elle n’avait plus pensé qu’à ça. Deux corps, deux souffles qui s’entrechoquent, des glissements de chair électriques, des bulles de plaisir croissantes qui éclatent. D’activité rarissime et vaguement honteuse, la masturbation s’était soudain élevée au rang de hobby, voire de besoin impérieux. Si Sourou n’avait pas réellement fait de sa silhouette en H un voluptueux 8, il avait ouvert un passage vers une autre partie d’elle-même que Thaïs découvrait, certes, avec zèle mais aussi un certain malaise tant cette nouvelle version de sa personne contrastait avec la précédente. Que lui arrivait-il ? Est-ce qu’on pouvait tourner nympho l’air de rien, comme ça, du jour au lendemain ? Merde, ces derniers jours elle avait dû en déployer, des efforts, pour ne pas prier Sourou de se précipiter chez elle à la seconde où il rendrait sa fille à sa mère !
Mais le plus troublant n’était même pas là. L’incroyable ne résidait pas tant dans l’éveil d’une libido hors norme que dans le fait que la jeune femme s’était languie du corps de son amant uniquement. Pas de sa personne, de son humour, de sa bienveillance ou encore de sa finesse d’esprit, non, mais de sa seule capacité à lui donner du plaisir. Comme si lui, finalement, importait peu. Thaïs ne savait pas plus aujourd’hui que samedi ce qu’elle attendait de lui, ni même si elle en attendait quelque chose. Autre chose que des coups de reins biens sentis, en tout cas. Ça ne lui ressemblait pas. Pour se préserver de la dépendance qu’elle sentait poindre, elle avait donc pris le parti de ne pas envoyer de message à Sourou après le week-end et de ne pas répondre à celui qu’il avait fini par lui adresser deux jours plus tôt. Le voir débarquer devant sa caisse lui avait inspiré autant de satisfaction que d’agacement, en vérité. Il foutait ses efforts en l’air !
L’étudiante porta son regard au septième étage de son immeuble, sur le trottoir d’en face, et soupira. Le mec qui l’attendait là-haut allait devenir sa kryptonite. S’il ne l’était pas déjà.
Elle traversa la rue pour s’appuyer contre le mur d’enceinte. Malgré le vent gelé qui lui battait les jambes et lui raidissait les doigts, elle continua de tirer sur sa cigarette, bien décidée à s’imposer d’attendre jusqu’à la toute dernière seconde pour remonter. Comme elle croisait un pied par-dessus l’autre, elle baissa les yeux sur ses chaussures et ses pensées bifurquèrent. La vue de ses collants la fit sourire. Sans le savoir, Sourou avait choisi le meilleur jour pour se pointer. Fût-ce été n’importe quel autre soir, il l’aurait trouvée chez elle, flottant dans son jogging gris qu’elle ne quittait plus ; mais ce matin, le hasard, ou quelque influence mystique peut-être, lui avait fait renverser son café sur son jean et piocher cette tenue dans le placard, l’amenant ainsi à se présenter sous son meilleur jour à l’objet de ses fantasmes. Ça valait quand même mieux qu’une tenue de taularde trois fois trop grande !
Thaïs repensa à son responsable. Sa réaction, toute déplacée fût-elle, l’avait rassurée. Comme confortée dans sa féminité. C’était le genre d’effet qu’elle espérait faire à Sourou. Pas dans la forme, bien sûr, mais... ah, encore que... elle n’était pas contre une reprise de la formule d’Edwige, qui l’avait trouvée « bandante » en la voyant arriver dans sa petite robe à la fac !
Un nouveau sourire, plus sardonique, étira les lèvres de l’étudiante : elle s’empêtrait dans ses contradictions. Mais rester là ne l’aiderait pas à y voir plus clair, alors elle tira une dernière taffe, écrasa son mégot puis s’en alla pianoter le code d’accès sur le cadran du portail.
L’ascenseur l’attendait. Le système nerveux en surchauffe, Thaïs arrangea savamment ses boucles autour de son visage et déboutonna son manteau tandis que l’appareil s’élevait à travers les étages.
*
Sourou perçut un bruit métallique en provenance du palier. Vif comme l’éclair, il dégaina son briquet et alluma les bougies qu’il venait de disposer sur la table basse, après quoi il fit un pas en arrière et examina sa mise en scène d’un œil critique. La tête de rose avait moins de gueule amputée de sa tige et de ses feuilles mais, Thaïs ne possédant pas de vase, il n’avait eu d’autre choix que la caser dans un verre à eau. C’était pas parfait, enfin... Non, c’était minable en fait, mais il ne pouvait plus rien y faire. Heureusement qu’il avait pris les bougies chauffe-plat, en fin de compte.
*
Thaïs toqua à la porte. Son palpitant crut bon d’appuyer sur l’accélérateur et elle sentit sa respiration se hacher de façon ridicule. Après tout, c’était Sourou qui revenait la chercher, il n’y avait pas de quoi s’affoler. Lorsque le déverrouillage de la serrure se fit entendre, la jeune femme reprit l’expression neutre qu’elle arborait en quittant le supermarché.
*
Elle portait sa robe noire. Et les fausses jambières qui l’avaient révélée sous un jour nouveau, à lui comme aux autres mâles de la fac, ce matin-là. Une décharge de dopamine le traversa violemment en posant les yeux sur elle. Canon. Elle était canon !
— Bienvenue chez toi, l’accueillit-il avec un sourire.
Sourire piqueté de spasmes nerveux dont il se serait bien passé, mais Thaïs eut l’élégance de faire comme si elle n’avait rien remarqué.
L’étudiante pénétra dans l’appartement, referma la porte derrière elle puis ôta son manteau en silence, le regard attiré par les flammes que Sourou venait d’allumer. Ça lui allait bien, cette lumière, ça adoucissait les traits de son visage ; toujours fermé. Mon vieux, tu vas devoir ramer pour la dérider.
*
Il lui avait acheté une rose. La pauvre fleur flottait dans son verre d’eau sans tige, ni feuilles, ni épines, et perdait par-là sa superbe, mais l’essentiel demeurait : il lui avait acheté une rose. Même si ça faisait un peu cliché – les bougies aussi –, ça la touchait. Personne avant lui n’avait eu ce genre d’attention pour elle.
— Comment s’est passé ta journée ? demanda Sourou d’une voix mal assurée.
— À l’image de ce que t’as vu, fit Thaïs avec un haussement d’épaules blasé, mais au moins, c’est fini jusqu’à samedi. Ça sent bon, ajouta-t-elle en humant l’air, qu’est-ce que t’as préparé ?
L’embarras s’invita sur le visage du jeune homme. Celui-ci passa une main sur son crâne et s’éclaircit la voix avant de répondre :
— Ça devait être des lasagnes. Mais comme t’as pas de four, j’ai fait précuire les pâtes pour les couper comme des tagliatelles. Maintenant, c’est trop cuit, donc on va dire que c’est de la bouillie au bœuf et à la sauce tomate. Ça te branche ?
*
Thaïs émit un rire cristallin qui réchauffa le cœur de Sourou et enflamma la pièce tout entière. Elle se tourna vers lui, le regard chargé de bienveillance. Il éprouvait une envie dingue de l’embrasser.
— Carrément ! assura-t-elle.
— Installe-toi alors, j’arrive.
Le jeune homme se précipita en cuisine. Il tenta de répartir le contenu de la poêle de façon à peu près présentable dans les assiettes, croisant les doigts pour que ce soit bon. Entre le plat raté et la rose déplumée, ça commençait à faire beaucoup d’échecs pour une seule et même soirée !
*
L’estomac de Thaïs gronda, et Thaïs l’ignora. Son regard s’était posé sur les fesses de Sourou quand le jeune homme s’était dirigé vers la cuisine et ses pensées se concentraient maintenant sur un autre genre de nourriture. Rêveuse, elle attendait Sourou en s’imaginant qu’il lui caressait le cou et s’aperçut, un brin gênée, que ses propres doigts reproduisaient les gestes qu’elle lui prêtait. Thaïs redressa le dos en se raclant la gorge. Les clichés lui faisaient un effet bœuf, apparemment !
— Bon appétit, Mademoiselle.
Sourou déposa les assiettes sur la table et s’assit sur le sol en tailleur, face à l’étudiante. Pendant un instant, on n’entendit rien d’autre que le cliquetis des couverts. Le plat n’avait pas d’allure, les pâtes étaient effectivement trop cuites, mais ça passait tout seul ! Thaïs s’apprêtait à louer les talents culinaires du chef lorsque celui-ci lança :
— T’as dû trouver que je tardais à donner des nouvelles cette semaine, non ?
Ah. Il croyait donc qu’elle lui en voulait de ne pas l’avoir inondée de textos sucrés depuis qu’ils s’étaient quittés. Et probablement, qu’elle usait du silence comme mesure de représailles. Pourquoi pas. C’était une hypothèse comme une autre. Plausible, légitime même, et en tout cas bien plus confortable pour elle que la vérité. Aussi se contenta-t-elle de répondre, un peu froidement tant qu’à faire :
— Oui.
Sourou hocha la tête. Il paraissait déçu, blessé qu’elle se méprenne à son sujet peut-être, mais pas fâché.
— Je comprends, assura-t-il. Vu les circonstances, ça prêtait à confusion. Mais je suis pas comme ça. Je suis pas un connard, je voulais que tu le saches. C’est juste que quand je m’occupe d’Ellie, je m’occupe d’Ellie. Si je donne pas de nouvelles, la plupart du temps c’est que je galère et je trouve tout simplement pas de créneau pour le faire. Ça veut pas dire que j’y pense pas, j’y pense. Pas toujours aux bons moments, c’est tout.
Thaïs s’en voulait un peu de le laisser se débattre de la sorte, pour rien, car elle savait déjà tout ça. Sourou était honnête – paumé, mais honnête –, son instinct le lui soufflait depuis le début, or son instinct ne la trahissait jamais. Mais elle avait choisi un camp dans cette discussion et devait s’y tenir, alors tant pis, elle écoutait. S’entendre dire, fût-ce entre les lignes, qu’il se souciait d’elle ne faisait pas de mal, au passage.
— OK, finit-elle par répondre avec un sourire qu’elle s’efforça de ne pas trop élargir.
*
C’était simple avec elle. D’autres auraient piqué une crise, exigé des promesses, peut-être des actes, ou même prétendu passer l’éponge tout en conservant un fond de rancune prêt à servir à la moindre excuse. Pas elle. Si Thaïs disait OK, c’était OK, Sourou savait qu’elle le pensait. À ses yeux, cette transparence la rendait plus désirable encore. Ça... et ses fringues. Bordel, ce petit rectangle de peau entre la fin de la partie opaque des collants et le début de la robe replié sur ses cuisses, et ce petit décolleté fermé par les trois boutons dorés, c’était juste magnifique !
— À quoi tu penses ? souffla Thaïs.
— À ce que j’ai envie de faire avec tes vêtements, répondit-il sans parvenir à détacher les yeux de la boutonnière.
— Les enlever ?
— Non, j’enlève rien. Je réorganise.
Les joues de la jeune femme rosirent, Sourou le vit malgré la luminosité relative. Et vlan, un shoot de dopamine !
Thaïs se mordit la lèvre. Elle ramena ses boucles sur son épaule et replia les jambes devant elle, juste un peu, avec une sensualité dont elle n’avait même pas conscience. Sourou contempla l’ourlet de la robe s’en aller doucement vers le creux de l’aine. Elle ne l’avait pas fait exprès, et pour ça, c’était parfait.
— Et comment tu réorganises ? questionna l’étudiante à voix basse, les joues toujours plus roses.
— Je défais les boutons...
Ses grands yeux en amande fixés sur lui, Thaïs leva lentement la main et laissa ses doigts planer juste au-dessus du premier. Une seconde... Deux... Sourou se sentait à l’étroit dans son jean. C’était bon. Et frustrant. Il manifesta son désir par un regard appuyé et un sourire. Trois secondes... Thaïs prenait plaisir à jouer. Lui, à la voir s’affirmer.
Quatre secondes étaient passées. Comme il ouvrait la bouche pour protester, la jeune femme libéra le rond de son entrave et fit de même avec le suivant, puis s’immobilisa de nouveau, brièvement, avant d’ouvrir le dernier. Des deux mains, elle saisit ensuite les pans de tissu latéraux qui dissimulaient toujours sa poitrine et les écarta, ouvrant comme une fenêtre sur un cœur de dentelle bleu marine – ou noire ? – dessiné sur ses seins fermes. La perfection même.
— Et après ? interrogea-t-elle encore.
Après ? Oh, c’étaient pas les idées qui manquaient. De là à savoir si elle assumerait de les mettre en œuvre...
— Tu bouges plus, murmura Sourou qui déjà venait à sa rencontre, à la manière d’un félin.
Il n’irait pas plus vite que la musique, mieux valait se caler sur sa mesure. Ils en viendraient à jouer des partitions plus téméraires. Une note à la fois.
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