Chapitre I
Le vent à travers les feuillages créait un bruissement qui se mêlait aux chants des fauvettes et aux craquements réguliers de ses pas. L’arquebuse à la main, Derfel avançait. Il devait rester attentif. Les sylves apparaissaient de plus en plus denses au point que la lumière peinait à entrer. La Bergésir s’étendait, certes majestueuse, mais elle cachait dans ses entrailles de sinistres secrets.
Le chasseur marchait depuis des heures et sa langue s’asséchait. En scrutant le périmètre, il chercha à attraper sa gourde en tentant de maintenir l’arme, mais le récipient chuta. Derfel se baissa pour le ramasser.
Au milieu des racines, il remarqua une minuscule porte sculptée. Il leva lentement les yeux et aperçut, suspendu aux branches, des petits habitats sphériques parmi des pignes de pin. Un frisson lui parcourut l’échine quand il comprit qu’il était entré par mégarde dans l’une des cités des peuples sylvains. Il poussa une profonde inspiration. C’est alors qu’il repéra un autel. Il tira de sa besace une belle miche de pain et y déposa l’offrande avant de repartir avec prudence.
Derfel eut le sentiment que les arbres se desserraient. Le chemin qui menait à Draguilême ne devait plus tarder à apparaître. Fatigué, les membres douloureux, il pénétra dans une clairière au milieu de laquelle se dressait un menhir blanc. Un cerf surgit de derrière le mégalithe. Aussi surpris que le chasseur, il présenta ses ramures, prêt à charger. Derfel inspira intensément puis tendit sa main en murmurant :
k’eava seada, di k’ar fer ra rasa na raufavas zia ya rezia.
Dans un souffle sourd, le corps de l’animal se détendit. Il plaqua son museau humide sur sa paume avant de regagner paisiblement les bois.
— Impressionnant ! susurra une voix féminine à son oreille.
L’homme sursauta. Une jeune femme à la peau laiteuse le scrutait de ses yeux d’un vert irréel. Tout son physique trahissait sa nature féerique. Derfel s’inclina.
— Que peut bien fabriquer un humain perdu au milieu de la forêt ? demanda-t-elle.
— Mais je ne suis pas perdu, lança Derfel avec un sourire provocateur.
La créature sylvaine le dévisagea.
— Tu maîtrises le langage ancien. Tu portes une arme, mais tu ne traques pas le gibier… Serais-tu une espèce de magicien ?
— Presque. Je suis chasseur au service de la reine.
Le regard de la fée s’assombrit.
— Darina de Sarranac se mêle donc des affaires de la Bergésir… siffla-t-elle
— Le duc de Sulvanie a demandé de l’aide et la reine a simplement accepté sa requête.
— Ainsi, tu poursuis cette bête…
Elle laissa sa phrase en suspend avant d’ajouter dans un rire méprisant :
— C’est une perte de temps, humain ! Les Sylvains la traquent déjà !
— Deux ans que ce bisclaveret échappe aux fées ainsi qu’aux magiciens de la Sulvanie ! Un peu d’assistance ne serait-elle pas la bienvenue ? la provoqua-t-il.
Son expression se crispa. D’un bon, elle se posa face à lui, le visage presque collé au sien.
— Prends garde à ne pas insulter le peuple sylvain, le menaça-t-elle, mes semblables ne peuvent se fier à ta race. L’incertitude des sentiments humains se révèle toujours nuisible. Je te rappelle que les bisclaverets sont d’abord des humains. Encore un qui a joué avec le feu avant de se retrouver maudit.
— Je n’avais nullement l’intention de vous manquer de respect, s’inclina de nouveau le chasseur, je veux simplement aider.
La fée s’apaisa.
— Je m’en doute. Pour tout te dire, cela fait un moment que je te suis, avoua-t-elle, tu observes les rites des Sylvains et je trouve ton aura agréable.
Elle s’approcha, lui caressa le bras et lui murmura :
— D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose que je trouve agréable chez toi…
Embarrassé, le chasseur ravala sa salive. Avant même qu’il ait pu formuler la moindre réponse, elle rétrécit et des ailes de libellule poussèrent sur son dos. Elle voleta au niveau de son visage, lui embrassa le nez puis disparut dans les feuillages. Après avoir repris ses esprits, Derfel quitta avec hâte la clairière. Mieux valait éviter de heurter une autre fée. Les Sylvains pouvaient se montrer imprévisibles.
À quelques pas de là, il atteignit enfin le chemin. Malgré leur méfiance envers la race humaine, les Sylvains avaient enchanté les sentiers de la Bergésir. Marchands et fermiers pouvaient ainsi traverser les bois sans crainte.
Les muscles des jambes endoloris, le chasseur aperçut l’un des châtelets de Draguilême. Des remparts cerclaient les quatre entrées du village. Les sculptures du petit peuple sylvain qui ornaient celle qui ouvrait sur la Bergésir témoignaient du culte que leur vouaient les habitants. Que ce soit dans l’auberge de Mirra ou lors des veillées au coin du feu, pas un Draguimoisin ne pouvait s’empêcher de raconter aux visiteurs les légendes qui mettaient en scène fées, gnomes et lutins. Notamment celle sur l’attaque d’un dragon. Il y a de ça cinq cents ans, ces derniers les avaient protégés des assauts de l’effroyable créature. Draguilême avait hérité de son nom à la suite de cette histoire. Depuis, les Sylvains faisaient partie intégrante de la culture locale : de nombreuses festivités s’organisaient en leur honneur et chaque famille enseignait aux enfants les rites de la forêt.
Derfel n’était pas certain qu’ils méritaient la dévotion des Draguimoisins. Dès son arrivée, les Sylvains lui tenaient régulièrement des discours méprisants sur la race humaine. Ils les avaient aidés à plusieurs reprises par le passé, mais c’était surtout parce que les dangers auxquels le village avait dû faire face mettaient également en péril la Bergésir. Le petit peuple était loin d’agir de façon désintéressée.
Derfel adressa un signe aux gardes et se dirigea vers une chaumière. Il emprunta le portail en fer forgé sur lequel était sculptée une fée ailée et traversa le jardin joliment fleuri. Un somptueux cerisier s’élevait près de l’entrée. Sur la plus épaisse branche, une jeune rêveuse se tenait à califourchon enveloppée dans une cape écarlate qui cachait sa tunique. Le chasseur la salua amicalement, mais la fillette l’ignora.
— Eh bien, Cerisette ? Serais-tu en train de bouder ?
L’enfant baissa sa capuche sur le visage pour lui signifier qu’elle ne souhaitait pas discuter. Derfel haussa les épaules et entra dans la chaumière. Les parfums de fleurs et d’herbes séchées mélangées aux senteurs des meubles en pin envahirent ses narines. Une femme brune s’affairait à ranger des vases emplis de plantes médicinales. Le son du goutte-à-goutte produit par l’alambic semblait lui imposer un rythme. Concentrée, elle attrapa un bâton incrusté de pierreries multicolores qui s’illuminèrent lorsqu’elle murmura une courte incantation en langue ancienne. Telle une cheffe d’orchestre, elle fit danser les récipients qui lévitèrent vers leur place attitrée.
— Argane ? l’interpella le chasseur.
Le visage de la magicienne s’éclaira au simple son de cette voix chaude et grave. Elle se jeta dans ses bras avant de l’embrasser. Il lui rendit son baiser puis l’enlaça tendrement.
— Aurais-tu parlé de nous à la petite ? se renseigna Derfel en desserrant son étreinte.
— Bien sûr que non. Pourquoi cette question ?
— Elle a à peine réagi quand je l’ai salué. Je me suis dit que, peut-être, elle l’avait découvert et ne l’acceptait pas…
— Ne t’inquiète pas, le coupa-t-elle, un doigt sur la bouche. Elle serait la première heureuse si elle apprenait notre relation. Elle t’aime énormément. C’est d’ailleurs bien ça le problème. Je ne voudrais pas qu’elle se crée de faux espoirs dans le cas où la reine refuserait ton transfert définitif au village à la fin de ta mission. Elle a déjà perdu un père par le passé, je ne souhaite pas qu’elle revive ça.
Derfel ne cacha pas sa déception.
— La reine Darina est une souveraine juste, je pense qu’elle acceptera mon départ.
Argane lui caressa le visage.
— Pardonne-moi, mais je préfère jouer la carte de la prudence.
— Je comprends. Et pour Cerisette, as-tu une idée de ce qu’il lui arrive ? s’empressa-t-il de changer de sujet.
— Elle s’inquiète pour sa grand-mère qui continue d’habiter dans les sylves alors que cette bête rôde dans les parages…
— Ta mère est une immense magicienne, mais son entêtement la perdra, souffla-t-il
— L’as-tu vu récemment ?
— Avant-hier. Je l’ai sentie fiévreuse. Évidemment, elle n’a rien laissé paraître, comme toujours. Pour le moment, le bisclaveret connaît sa puissance et l’évite. Mais s’il devine sa faiblesse, il risque de saisir cette occasion afin de s’en débarrasser.
— Mamette est malade ? s’exclama une voix aiguë.
Les yeux larmoyants, l’enfant se tenait devant l’entrée. Argane avança d’un pas hésitant vers elle, mais elle s’enfuit dans sa chambre.
— Cerisette ! implora Argane. Reviens !
— Laisse, j’y vais, murmura Derfel.
Le chasseur toqua à la porte et passa sa tête dans l’entrebâillement.
— Je peux entrer ?
Silence. La fillette resta impassible, étendue sur le lit, face au mur.
— Eh bien, Cerisette ! ça fait une semaine que je suis parti et tu refuses déjà de me parler ?
— Arrête ! Je m’appelle Yuna ! Il n’y a que maman et Mamette qui peuvent m’appeler comme ça ! répliqua-t-elle en le transperçant de ses yeux émeraude.
Le cœur de Derfel se serra face à cette réponse implacable. Il vit Yuna se mordre les lèvres, visiblement affectée, et comprit qu’elle avait lancé cela sans réfléchir. Il décida de changer de sujet :
— Tu sais, j’ai rencontré une fée qui possédait presque le même regard que le tien.
L’enfant le fixa, surprise. Amusé par son innocence, il continua :
— Et je peux te garantir que je n’en menais pas large quand j’ai réalisé que je l’avais vexé. J’ai bien cru que je vivais mes derniers instants…
— Vraiment ? !
— Mais je m’en suis tiré grâce à un charisme qui défie les règles de l’alchimie ! se vanta-t-il en gonflant ses muscles.
Yuna éclata de rire.
— Je préfère te voir sourire, murmura-t-il en lui caressant le haut de la tête.
— Je me doute que tu t’inquiètes pour ta grand-mère, mais elle est la plus grande magicienne de la Sulvanie. Et tu peux compter sur moi, je veillerai à ce que rien ne lui arrive.
— Elle me manque tellement… gémit la fillette.
— Je comprends, Yuna.
— Et toi aussi tu me manques !
Elle ne put retenir plus longtemps ses larmes qui roulèrent sur ses joues.
— C’était pas vrai quand je t’ai dit de ne pas m’appeler Cerisette, tu peux le faire autant que tu veux !
— Ne t’inquiète pas, je le sais, Cerisette.
Il appuya grossièrement sur son surnom. Yuna éclata de rire et sécha ses yeux.
— Au fait, je l’avais déjà deviné, lança-t-elle.
— Qu’avais-tu deviné au juste ?
Il ne comprit pas où elle voulait en venir.
— Que tu aimes maman. Et qu’elle t’aime aussi.
Le visage de Derfel vira écarlate quand il réalisa que la fillette avait écouté leur conversation plus longtemps qu’il ne l’avait pensé.
— D’ailleurs, tout le village est au courant.
Les yeux du chasseur s’écarquillèrent puis il éclata de rire.
— Finalement, c’est peut-être mieux ainsi.
Il installa Yuna dans son lit, la borda et murmura :
— Fais de beaux rêves Cerisette.
Quand il sortit de la chambre, il se sentait plus léger. Un énorme poids venait de quitter son cœur.
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