Chapitre V
Ça y est, il l’avait finalement vaincue ! Après tant d’années à se laisser ronger par l’aigreur et l’ambition, la jouissance d’avoir atteint son but l’étreignit. Son corps tremblait d’excitation. Il était parvenu à exécuter le premier pas qui le mènerait vers sa vengeance.
Saisi brusquement de vertige, Ysengrin chancela. Chaque humain assimilé lui demandait une énergie de taille, mais, avec une magicienne aussi puissante, cela se révéla d’une intensité inégalée. Le bisclaveret haleta puis s’assit sur le lit pour se ressaisir.
Sa respiration reprit enfin un rythme régulier.
Il devait tenter un essai. Il regarda ses deux pattes griffues qui se changèrent progressivement en mains de femme. Il n’avait même plus besoin de prononcer d’incantation, son taux de mana avait atteint un niveau extraordinaire. Il s’empressa de palper son visage. De la peau ! Il sentait sa peau ! Cela faisait tellement de bien ! Malgré un léger affaissement dû à l’âge, celle de Milréade restait néanmoins douce et chaude au toucher. Quand il remarqua la chevelure blanche qui cachait ses épaules et lui chatouillait le dos, il se précipita vers le miroir du placard puis en admira le reflet.
La joie fit place au doute. Il était parvenu à prendre l’apparence de Milréade, mais quelques détails le trahissaient. Ses yeux s’avéraient singulièrement grands et ses canines dépassaient de ses lèvres. En y regardant de plus près, ses mains et ses pieds se révélaient également démesurés, mais il se laissa convaincre par l’immense avancée et s’en satisfit.
Quand il assimilerait la petite Yuna, il améliorerait encore ses transformations. Peut-être parviendrait-il à duper une fée pour l’avaler. Avec un être aussi puissant, il atteindrait une apparence humaine parfaite, c’était certain. Là, il récupérerait ses pouvoirs et renverserait cette reine de pacotille dont le père lui avait refusé la place de lanidrac, le plus haut rang auxquels pouvaient prétendre les magiciens. Le défunt roi Eógan l’avait offerte à Milréade, mais cette dernière avait décliné afin de rester à Draguilême. Qu’Ysengrin ne fut pas choisi en premier passait encore, mais qu’il ne le fût pas lors de la seconde nomination, il ne l’acceptait pas. Il comptait bien faire regretter ce verdict à ces dégénérés de Sarranac. Il allait prouver à la jeune Darina qu’il était le meilleur et elle paierait pour l’affront que sa famille lui avait fait subir. Même Oisan, l’actuel lanidrac, ne pourrait l’arrêter.
En attendant de satisfaire sa vengeance, il devait se préparer à accueillir la fillette. Sa grand-mère ne pouvait tout de même pas la recevoir nue, bien qu'elle possédât, pour son âge avancé, un corps remarquablement entretenu. Il chercha dans l'armoire une chemise de nuit qu'il enfila avec une charlotte en tissus assortis, pour cacher la pointe de ses oreilles qui dépassait de sa chevelure. Il s'installa dans le lit et tira les draps jusqu'au milieu du visage. La fillette pouvait venir à tout moment, il saurait l'accueillir.
*
Yuna dut se résigner à reprendre le chemin en sens inverse. Après ce qui lui parut une bonne heure de marche, le paysage lui devint familier.
Soulagée de ne pas être perdue, la fillette commença à se poser des questions. Un mauvais pressentiment lui tordit l’estomac. S’était-elle fait duper ? Elle s’imagina plusieurs scénarios, mais ce lièvre ne pouvait pas être le bisclaveret. Peut-être possédait-il un lien avec lui ? Cela n’avait aucun sens. Rien ne correspondait à ce qui se disait au sujet de la créature.
— Il a dû se laisser emporter par sa vitesse avant qu’il ne s’aperçoive, trop tard, qu’il m’avait perdu, chuchota Yuna.
Elle pressa le pas. Elle devait s’assurer que sa grand-mère allait bien.
Elle s’élança hors du chemin vers le chalet qui se dressait devant elle. Haletante, elle marqua une courte pause face à l’entrée, glacée par un frisson désagréable qui lui parcourut l’échine, puis elle pénétra dans l’habitation sans frapper.
— Mamette ! Tu es là ? cria-t-elle.
— Bien évidemment que je suis là ! Où voudrais-tu que je sois ? Si tu veux bien m’excuser, je me sens bien trop faible pour me lever et t’embrasser.
La fillette poussa un soupir de soulagement. Un poids énorme venait de quitter sa poitrine.
— Comment te sens-tu ? Maman m’a expliqué que tu étais malade.
La grand-mère balaya ces paroles d’un revers de main.
— Parle-moi plutôt de toi, on dirait que tu as croisé un loup.
— Aurais-tu reçu la visite d’un lièvre ? hasarda Yuna.
— Effectivement ! Le pauvre était embarrassé : il t’avait perdu en chemin ! Il a beau être un merveilleux messager, il s’avère impulsif et irréfléchi.
— L’essentiel est que tu ailles bien. Je vais te préparer un des remèdes de maman, tu verras, tu seras sur pieds en un rien de temps !
Yuna retira la marmite de la cheminée et en suspendit une nouvelle, remplie d’eau. En attendant qu’elle frémisse, la fillette se repassa les derniers événements. Un détail la chiffonna : à aucun instant, le lièvre n’avait posé une patte sur le chemin. Il s’était limité à la suivre en maintenant une distance. Même lorsqu’il avait couru devant, il était resté hors du sentier. Yuna secoua sa tête, comme pour chasser ce doute de son esprit. Pourquoi pensait-elle à ça ? Sa grand-mère était là, bien vivante. Malgré cela, la fillette demeurait tracassée. Quelque chose lui échappait, elle en était certaine.
L’eau frémit. Cerisette la versa dans une théière, dans laquelle elle y trempa le remède. Elle renversa le sablier et regarda, songeuse, les herbes parfumées qui s’infusaient et formaient des filaments ambrés. Un autre détail surgit, et la perturba davantage. Sa grand-mère se révélait étonnamment calme. Même malade, elle l’aurait réprimandée de s’être enfuie de chez elle. Peut-être que la fièvre s’avérait plus forte qu’elle ne le pensait et si intense qu’elle en avait perdu la capacité. Un mal-être étrange envahit l’enfant. Elle remarqua que le cadre, habituellement fixé sur le mur, était parterre, la vitre brisée. Elle prit une pelle et une balayette pour en ramasser les éclats de verre.
— Tu es vraiment une brave petite, Yuna, la remercia la vieille femme.
La fillette se figea et fut saisie de tremblements. Sa grand-mère ne s’adressait jamais à elle de cette manière. La plupart du temps, elle l’appelait « Cerisette ». Était-elle plus énervée qu’elle en avait l’air ? Cela n’avait aucun sens. Elle lui parlait avec bienveillance. Aucune trace d’irritation ne trahissait sa voix. Près du lit, Yuna aperçut une flaque d’eau et une traînée de suie et se demanda comment elles étaient apparues. Son estomac se tordit. Elle jeta les débris de verre, versa le remède dans une tasse et s’approcha de sa grand-mère.
La fillette recula subitement.
— Mamette, tes yeux… ils sont immenses !
— Ainsi je puis mieux te regarder.
Gênée, l’enfant fixa l’infusion et vit de grandes mains attraper le récipient.
— Mamette, qu’est-il arrivé à tes mains ?
— Une petite allergie… Ainsi, je puis mieux te prendre dans mes bras.
Intuitivement, Yuna recula encore de quelques pas. Elle dévisagea la vieille femme qui buvait paisiblement le breuvage Ses deux longues canines tintèrent contre la porcelaine.
— Mamette, tes dents…
— Ah ça…
La grand-mère ingurgita la tisane d’une seule lampée et balança la tasse contre le mur qui se brisa. Puis elle s’extirpa du lit, révélant ses pieds immenses sur le plancher. Elle se mit à grandir et sa gueule de canidé s’étira.
— Ça, ma chère enfant, c’est afin de mieux te dévorer !
Dans un hurlement, la fillette se précipita vers l’entrée et ne put qu’entrebâiller la porte. Le bisclaveret la tira d’un coup sec par la cape. Yuna la détacha, puis entrevit l’extérieur du chalet avant que les ténèbres ne l’avalent.
*
La créature chancela. Assimiler deux humaines en si peu de temps d’intervalle se révéla extrêmement intense. La pièce se mit à vriller. Ysengrin sentit la brume envahir son esprit. Pris de vertiges intenables, la bête s’écroula sur le plancher.
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