Au bout du couloir
1
Thomas claqua la porte derrière lui, laquelle émit un son réconfortant. Il s’adossa un instant à cette dernière, et souffla profondément. Enfin chez lui !
Après un après-midi enfermé dans la bibliothèque de l’université Le Havre Normandie, à suer sous des températures intolérables pour un début de printemps, il pouvait enfin profiter de la fraîcheur et de la solitude que lui procurait son appartement.
Étudiant en dernière année de Master « Création littéraire », Thomas vivait dans un vingt mètres carré, situé au troisième étage. Sans travail à côté, le compte en banque uniquement rempli par les bourses de façon mensuelle, le jeune homme ne pouvait s’offrir davantage d’espace. Du temps libre à accorder à un employeur, il en possédait certes, mais il le consommait jour après jour à lire et à regarder des reportages sur d’innombrables sujets aussi divers qu’étranges. Lui-même, parfois, parvenait à s’étonner de ses propres recherches ; notamment lorsqu’il s’égarait du côté des contrées de l’occulte, de l’ésotérique ou du soi-disant fantastique.
Tous ces sujets l’intéressaient, l’intriguaient, l'inquiétaient. Son imagination débordante et débridée s’en voyait souvent récompensée.
Alors, dès lors qu’il fut chez lui, Thomas se déchaussa, abandonnant ses mocassins beiges sur le seuil. Ensuite, il déboutonna sa chemise cyan, dont deux auréoles humides couvraient les flancs, avant de la pendre à l'unique chaise de son studio et finit par déboucler sa ceinture et retirer son short clair. N’étant plus qu’habillé d’un caleçon à rayures jaunes, il se servit un grand verre d’eau fraiche et s’assit sur son clic-clac. Le lit amovible grinça, comme s’il grommelait de se voir ainsi utilisé.
Après une grande et glaciale gorgée qu’il sentit descendre jusque dans son estomac, Thomas sortit son ordinateur portable de sa besace en cuir et l’ouvrit. À peine eut-il tapé le mot de passe de sa session, qu’une odeur nauséabonde assaillit ses narines. Des effluves pestilentiels qu’il n’avait pas sentis en arrivant… ou, plutôt, n’avait pas eu envie de sentir jusque-là. Sans même chercher l’origine de cette horreur olfactive, il comprit d’où elle provenait : les poubelles.
Trois sacs de plastique noir se tapissaient dans un coin de son appartement. Trois ignobles bombes à déchets moisis, pourris, vraisemblablement en train de donner naissance à une colonie de champignons et de bactéries en tout genre. Pourquoi ces sacs traînaient-ils là, qui plus est depuis plus de deux semaines pour le plus ancien ? Thomas préférait se mentir, affirmer que ce n’était que par paresse.
Mais il ne s’agissait pas de la véritable raison. Depuis son emménagement, un an et demi auparavant, Thomas avait systématiquement ressenti une profonde répulsion à pénétrer dans le local poubelle, situé au sous-sol de son immeuble. Jamais, cependant, il n’avait pu identifier clairement la source de son dégoût. Mais c’était plus fort que lui, comme si quelqu’un avait gravé dans son esprit l’idée de ne SURTOUT PAS entrer dans le local à poubelles.
Heureusement, il s’était toujours débrouillé pour ne pas y aller seul, ou pour ne pas y aller tout court. Parfois, il demandait à un ami de jeter le sac en descendant ; d’autres fois, il réquisitionnait l’aide de sa copine. Malheureusement, Héléna se trouvait actuellement en Norvège, pour effectuer son stage de dernière année. De plus, aucun ami ne lui avait rendu visite ces derniers temps, si bien que les sacs remplis de déchets dormaient avec lui, exhalant leur abominable parfum.
« Allez, Thomas ! Prends ton courage à deux mains. Sinon, on va bientôt croire que tu te complais dans ta saleté. » Il se surprit à obéir à la voix impérieuse et satirique qui logeait dans son crâne. Il referma son PC portable, se rhabilla et s’orienta vers les poubelles.
À chaque pas, aussi peu nombreux qu’ils furent au vu du nombre de mètres carré de son lieu de vie, l’odeur âcre et agressive du pourri s’intensifia. Thomas se retint de respirer par le nez et saisit les trois sacs.
Lorsqu’il ferma la porte de son appartement, et qu’il se retrouva dans le corridor du troisième étage, l’étudiant songea à courir, à se précipiter jusqu’au sous-sol dans l’espoir de ne croiser personne sur sa route. Car, dans le cas contraire, la honte l’envahirait. Quiconque le remarquant, chargé d’ordures et sentant le purin, aurait tôt fait de l’étiqueter. « Le malpropre du 3ᵉ », songea Thomas.
Il s’engagea dans l’escalier, n’osant emprunter l’ascenseur, et, par bonheur, ne croisa personne jusqu’au rez-de-chaussée. Alors qu’il s’apprêtait à poser le pied sur la première marche menant au sous-sol, il fut saisi de tremblements. Non ! Plus précisément de frissons, se corrigea-t-il.
Ce n’était pas dû au froid, puisque son téléphone indiquait une température dépassant les trente degrés dehors. Alors… ce ne pouvait être que de la peur, (de) l’anxiété.
Il ne voulait pas descendre… Il ne voulait pas ! Il ferma les yeux, tentant de se diagnostiquer, cherchant à déterminer quel sens lui envoyait des signaux de danger.
Soudain, il sentit un coup de vent froid caresser sa nuque. Instinctivement, ses paupières s’ouvrirent. Quel ne fut pas son soulagement en constatant qu’il s’agissait d’un autre locataire allant lui aussi jeter ses ordures ménagères.
Thomas profita de l’occasion. Il emboita le pas au jeune homme, franchissant les deux volées d’escaliers en sens contraire et séparées par un palier. En bas, s’ouvrait à lui un long couloir éclairé par une seule ampoule défectueuse, qui clignotait frénétiquement. Ce lieu puait. Il puait la crasse, l’humidité et… la flétrissure. Ce fut le seul mot que trouva Thomas, même s’il ne fut pas totalement sûr que la flétrissure ait une odeur.
La porte menant au local poubelle se dressait directement sur la gauche et l’individu qui précédait Thomas s’y engouffra. Au fond de ce couloir malodorant, qui lui parut trop long pour ce à quoi il servait, se trouvait une autre porte. De loin, rien ne semblait la différencier de celle qui gardait le local à ordures, mais Thomas identifia une sorte d’écriteau fixé dessus.
Il hésita un instant. Un simple flottement durant lequel il s’imagina progresser jusqu’à cette seconde porte pour lire la minuscule pancarte. Ce très court laps de temps suffit pour que l'autre locataire ressorte de la pièce remplie de bennes noires et jaunes puis remonte les escaliers, sans égard pour Thomas.
Aussi, l’étudiant réalisa-t-il qu’il se trouvait maintenant seul dans la lumière tamisée et fluctuante du sous-sol. Mais…
La porte.
Elle l’effrayait et l’attirait.
Elle le dégoutait et le séduisait.
Voilà pourquoi il haïssait tant de venir ici. Il se le rappelait à présent.
Mais pourquoi était-il le seul à ressentir autant de malaise en ce lieu ? Pourquoi l’autre individu n’était-il pas resté figé sur place également ?
Thomas éluda son questionnement et entra dans le local poubelle pour jeter ses ordures. Lorsqu’il quitta la pièce et s’engagea dans les escaliers, tournant ainsi le dos à la porte au fond du couloir, il perçut comme un susurrement. Comme si quelqu’un ou quelque chose lui avait murmuré à l’oreille une sombre demande. Une prière ? Non… un ordre, plutôt.
Thomas décida d’occulter ce qu’il ressentait et de remonter en vitesse les marches qui le séparaient de la surface. Et du monde des hommes, ajouta-t-il intérieurement.
2
Durant le reste de la journée, Thomas s’efforça d’oublier l’étrange événement survenu dans le couloir du sous-sol. Il y parvint finalement en milieu de soirée, tandis que son esprit s’évadait dans les landes du convenu et du mauvais goût d’une série Netflix. Il s’endormit sans difficulté ce jour-là.
Toutefois, aux alentours de trois heures, une voix retentissante le réveilla en sursaut. Il eut du mal à émerger. Son corps était recouvert de perles de sueur, il venait sans doute de s’échapper d’un rêve abominable. Sa respiration soulevait très rapidement son thorax et une douleur guère identifiable lui rongeait l’intérieur des oreilles.
Délicatement, il palpa ses organes douloureux. Un liquide froid, terriblement froid, s’en écoulait des deux côtés. Du sang ? Pris de panique, Thomas rejeta son drap sur le côté et s’élança vers sa salle de bain. Il appuya sur l’interrupteur, éclairant ainsi la petite pièce, et s’observa dans le miroir.
Face à un Thomas aux traits tirés, il pivota légèrement pour apercevoir l’intérieur de son oreille. Ce n’était pas rouge, donc pas du sang. De l’eau, alors ? Thomas humecta son index avec le liquide qui stagnait dans son orifice droit et le sentit. Une odeur de moisi. Épouvantable. Luttant contre son dégoût, il se risqua à lécher son doigt et comprit immédiatement : de l’eau salée, de l’eau de mer.
Cette trouvaille l’étonna grandement, puisqu’il n’était pas aller se baigner dans la Manche depuis au moins une semaine.
Et puis, son esprit fit un lien curieux, inquiétant même, avec la voix qu’il avait entendue, ou avait cru entendre, dans son sommeil. Les paroles non identifiables auraient-elles laissé des traces ? La bouche, qui avait vomi ces mots inconnus, s’était-elle tant approchée de son oreille qu’elle en avait craché une bave salée ?
Thomas frissonna. L’hypothèse, quoique farfelue et fantasque, le terrifiait. D’où tirait-il tant d’absurdité ? Son imagination n’avait-elle aucune limite ?
C’en était trop. Thomas éteignit la lumière, quitta la salle de bain et s’orienta vers son lit. Alors, il remarqua un autre élément déroutant dans le couloir servant de vestibule. Plusieurs flaques d’eau, peu étendues, parsemaient le carrelage.
En tendant le bras, il atteignit l’interrupteur de l’ampoule du couloir. Il l’enclencha. Il y en avait en réalité un peu partout. Ces flaques dessinaient un chemin jusqu’à son chevet. En fait, il avait marché dedans en allant dans la salle de bain, et ce, sans s’en rendre compte.
Il n’eut pas besoin de sentir ou de goûter cette fois-ci, puisqu’il savait déjà. Il s’agissait d’eau de mer. Une eau qui empestait.
Thomas alluma toutes les lumières chez lui et vérifia promptement la sécurité de son appartement. Puis, il ferma à double tour la porte d’entrée, dont il ignorait habituellement le verrou, ne craignant guère l’irruption de qui que ce soit.
Les idées encore un peu brumeuses, il essuya à l’aide d’une serpillière les traces humides. Finalement, il retourna dans son lit, se blottissant sous son drap.
Entre effroi et incompréhension, Thomas ne put pas fermer l’œil de la nuit. Attendant l’aube, il conserva soigneusement contre lui le couteau de cuisine effilé dont il s’était équipé.
3
Le lendemain, lorsque son réveil sonna, Thomas quitta le confortable cocon protecteur de ses draps. Le regard hagard, les pensées flottant dans d’insondables rêveries et le corps sans énergie, il se traina jusqu’à la douche. Il procéda à une ablution complète et purificatrice avant de s’habiller.
Il quitta son appartement vers 7 h 30, décidé à gagner la bibliothèque universitaire. Il travaillerait sur son sujet d’exposé à rendre pour le mois prochain et oublierait un temps l’horreur tangible de la veille.
Par habitude, il ignora l’ascenseur et emprunta directement l’escalier en colimaçon. Alors, l’étrange expérience qu’il avait subie dans la nuit se prolongea. Sur chacune des marches, une flaque témoignait du passage d’un pied, d’une patte ou de quoique ce soit qui put entraîner de l’eau ici. Pour venir jusqu’à son lit, pour lui murmurer d’affreux mots humides, la chose était passée par l’escalier. Thomas inspira longuement puis poursuivit sa route.
Sur le palier du premier étage, il se retrouva nez à nez avec le concierge. Les sillons sur le visage à la moustache grisâtre de ce dernier trahissaient le poids des âges. Affairé à éponger l’eau présente sur les marches, l’homme ne lui jeta qu’un bref coup d’œil. Thomas le salua et le concierge fit un signe fugace du menton.
Pourtant, lorsque l’étudiant eut dépassé le responsable de l’entretien, il se sentit observé. Presque matériel, le regard de l’homme effleurait insidieusement la nuque de Thomas.
Une fois en bas, Thomas ne put réprimer une grimace d’écœurement. Il espéra sincèrement que cet homme n’avait rien à voir avec ce qu’il avait subi la veille. Possédait-il les clés de chacun des appartements de cette résidence ? Peut-être, après tout…
Passant devant les boîtes aux lettres, Thomas nota que l’angle d’une feuille blanche dépassait de l’une des ouvertures ; plus précisément, de celle située en dessous de la plaquette de bronze portant son nom. Thomas fit halte.
Il ouvrit le coffret d’un tour de clé, ce qui fit tomber la feuille de papier, avant de découvrir qu’il ne contenait pas d’autre courrier. Thomas se baissa et ramassa l’unique lettre. Elle n’était pas enveloppée, pas pliée, pas signée. Ce qu’il lut assombrit davantage cette journée mal débutée :
Ne t’en approche pas ! N’y retourne pas ! Oublie-la !
L’on décelait dans cette écriture, issue d’une main malhabile, de la précipitation ou, plus vraisemblablement, un énervement certain.
Thomas froissa la feuille et la rangea dans sa poche. Sur le trajet jusqu’à la bibliothèque, alors qu’il se laissait guider par le tramway, l’étudiant réfléchit à l’avertissement. D'ailleurs, n'était-ce pas davantage une menace ? Comment savoir ?
Il suffisait d’une once de perspicacité pour comprendre que le sujet de ces trois phrases était la porte. Celle qui se dressait, seule et impérieuse, tout au fond du couloir souterrain. Oui, c’était maintenant évidemment, se convainquit Thomas.
La vraie question reposait ailleurs : qui avait bien pu lui écrire un tel message ? Un autre résident ? En réalité, il n’avait croisé qu’une seule personne en descendant au local poubelle. Était-ce lui le responsable ? Thomas s’entendit avec lui-même pour aller questionner la responsable de la résidence en revenant de la bibliothèque.
4
Le tramway le ramena dans son quartier alors que dix-huit heures sonnaient. Loin de l'épicentre de ses problèmes, Thomas avait ressenti un grand soulagement durant cette journée. Loin de l'obsession, il avait pu souffler et oublier. Mais lorsqu'il franchit le seuil de sa résidence, le poids de la nuit précédente l'assaillit. Thomas s’empressa de gagner le bureau de la responsable afin de l'intercepter avant qu'elle ne quitte les locaux.
Mme Dubois l'accueillit à contrecœur, sentit-il, dans son bureau. Elle le sonda sur la raison d'une telle précipitation. Thomas ne révéla que ce qui lui semblait nécessaire.
D'un mot laissé dans sa boîte aux lettres, quelqu'un l'avait menacé ; et il avait une idée de la personne à l'origine de ce message, sans pour autant connaître son nom. Il demanda donc à voir le trombinoscope des locataires. Mme Dubois obtempéra, se révoltant du fait que quelqu'un ait pu agir de la sorte.
Thomas tourna trois feuilles plastifiées avant de reconnaître son potentiel agresseur. Le visage fermé, de petits yeux en amandes de couleur verte et des cheveux brins bouclés. Il s'agissait d'Hector Chassagne, appartement 208.
L'étudiant pointa du doigt la photo de l'individu en question. La responsable fronça les sourcils puis en haussa un très haut, arborant sa circonspection. Selon elle, Hector ne pouvait pas être l'auteur d'une quelconque menace, gentil garçon comme il était. Toutefois, Thomas préféra s'en assurer lui-même.
Il remercia Mme Dubois, lui souhaita une bonne soirée puis quitta son bureau. Enfilant les marches deux par deux, l'étudiant grimpa jusqu'au deuxième étage. De là, il chercha le 208. Régulant sa respiration pour ne pas alarmer le locataire en cas de fausse route, Thomas attendit un instant. Lorsqu'il se sentit prêt, il toqua.
Rien.
Il insista. Après quelques secondes, il perçut du bruit de l'autre côté de la porte. Quelqu'un se déplaçait. La porte s'ouvrit finalement et le visage d'Hector se dévoila dans l'entrebâillement. À l'instant même où leur regard se croisa, Thomas réalisa que Mme Duval avait raison : ce ne pouvait pas être lui qui l'avait menacé.
Pris au dépourvu devant cette constatation, Thomas feignit la candeur. "J'ai trouvé un mot dans ma boîte aux lettres ce matin. Je cherche à savoir qui me l'a envoyé pour comprendre et, surtout, pour savoir s'il ne s'agit pas là d'une erreur de destinataire. Je fais le tour de la résidence. Ça te dit quelque chose ?" s'enquit-il pour finir, tout en montrant le morceau de papier zébré de noir.
Le garçon en face de lui parut étonné dans un premier temps. Il fit la moue puis serra entre ses doigts le mot. La lecture des phrases sembla le désemparer. Lorsqu'il eut achevé son étude de la feuille, il la rendit à Thomas, haussa les épaules de façon significative, puis affirma n'avoir jamais vu ce mot auparavant. La sincérité emplissait ses paroles et Thomas ne tenta pas d'objecter.
Si ce n'était pas lui, alors qui était-ce ? Une autre personne présente hier soir dans le couloir du sous-sol ? Sans aucun doute…
Pour Thomas, c'en était trop. Il s'empara du courage et de la volonté qui lui restaient puis s'orienta vers les escaliers. Au lieu d'emprunter les marches qui montaient vers son appartement, il descendit celles qui le menaient au couloir souterrain ; au couloir qui abritait cette porte, cette maudite porte qui le captivait et le terrifiait.
Une fois en bas, alors que son premier pied foulait le sol du couloir, il stoppa net sa progression. Que faisait-il ici ? Pourquoi désirait-il tant retourner en ce lieu étrange et envoûtant ? La réponse fusa : il voulait mettre un terme à ses spéculations et à ses divagations. Rien d'anormal n'habitait ce sous-sol.
Envahi par une force nouvelle, Thomas poursuivit son chemin jusqu'au bout du couloir. La lumière jaunâtre qui nimbait le corridor d'une pâle lueur clignotait ardemment. Comme un cœur, songea brièvement Thomas. Oui, mais le cœur de qui ? Celui du couloir fut la seule réponse qui le satisfit.
La traversée du couloir dura, s'étendit, s'éternisa. Thomas avait l'impression de progresser, mais ses pas ne l'approchaient que peu de la porte située dans le lointain. Ses sens le déstabilisaient, le son de ses pas résonnait d'une désagréable façon et même son souffle évoquait celui d'une bête gigantesque dans ses propres oreilles. Sa vision vrilla, bascula, se divisa.
Puis, enfin, sa main frôla la porte. Il avait terminé sa périlleuse traversée du couloir. Lorsqu'il pivota pour analyser ce qu'il venait de parcourir, sa raison s'effrita. Pas plus de vingt mètres ne l'éloignaient de l'escalier, alors qu'il avait cru en franchir cent de plus. Son attention revint sur la porte.
D'une teinte jaunâtre, indéniablement colorée par la lumière clignotante, la porte se voyait arpentée par un bas-relief. Charmé, Thomas laissa ses doigts sillonner les protubérances de métal. Il caressa les courbes improbables de la sculpture. Leur jaune maladif, toxique, répugnait l'étudiant et, pourtant, rien n'aurait su l'empêcher de poursuivre son étude tactile.
Se dégageait de cette porte un aspect presque charnel, comme si cette plaque de métal s'avérait être une chose, une entité vivante. Une entité qui respirait, qui se gonflait et se dégonflait, qui réagissait à la palpation de l'humain face à elle.
Pris de vertiges, Thomas effectua un pas en arrière. Une douleur fulgurante s'ancra dans ses tempes, et il se massa l'endroit affecté pour atténuer sa peine. Si les élancements s'avéraient fort pénibles, ils avaient au moins permis à Thomas de recouvrer ses esprits.
Incapable de rester davantage de temps devant cette porte aux intentions mauvaises, il sortit son téléphone et prit en photo la sculpture. Il avait l'intime conviction que pour découvrir le nom de celui qui l'avait menacé, il devrait entamer une phase de recherches plus approfondies sur l'origine de cette porte.
5
S'extraire du couloir, car c'est bien la sensation qu'avait eue Thomas en approchant de la porte, l'impression de s'enfoncer dans un puits sans fond, s'avéra plus aisé que l'aller.
Avec un soulagement non dissimulé, il gravit les degrés deux par deux, comme si la chose claustrée dans ce souterrain rampait dans son ombre, prête à lui saisir la cheville s'il ralentissait.
Au rez-de-chaussée, Thomas croisa le concierge affairé, en train de nettoyer le carrelage au sol avec son balai à franges. Dehors, derrière les larges baies vitrées, le soleil dorait la ville du Havre. Combien de temps avait-il demeuré dans ce sous-sol ? Thomas vérifia l'heure sur son téléphone : 21 h 03.
Un nouveau vertige ébranla l'étudiant.
Il redressa la tête et ses yeux se posèrent sur l'homme qui passait le balai devant lui, en milieu de soirée, dans cette vaste salle aux couleurs mirifiques. Les rais dorés le frappaient dans son dos, projetant une ombre grande, difforme, inhumaine sur le sol.
L'homme le dévisageait. Ses pupilles possédaient quelque chose d'anormal. Leur taille ? Leur couleur ? Non. Leur forme… Thomas coupa son contact visuel avec l'homme en vis-à-vis, baissant le visage, puis reprit la direction du troisième étage.
Et, comme un écho à leur rencontre dans la cage d'escalier, Thomas se sentit épié ; ou plutôt sondé. La vision de l'homme au balai perforait les barrières de son esprit et fouillait malicieusement dans son être, à l'aide d'une myriade de tentacules humides, froides et gluantes.
"J'ai beaucoup trop d'imagination", se réprimanda l'étudiant en grimpant les marches. Une fois dans sa chambre, Thomas s'enferma à clé et s'installa sur son lit avec son PC portable. Il brancha le chargeur de l'ordinateur à une prise à proximité, se préparant pour une longue nuit de recherches et d'enquête.
En un tournemain, il envoya sur son ordinateur la photo prise avec son téléphone. Puis, à l'aide de Google, il entama une recherche par image. "Allez, mon vieux. Dis-moi que cette sculpture est répertoriée quelque part."
Comme il s'y attendait, Thomas ne dénicha aucune information concrète sur les dessins incrustés dans la porte. Le moteur de recherche afficha des sites sans intérêt et sans rapport avec sa demande ou, dans le meilleur des cas, lui proposa d'ouvrir des sites répertoriant des dessins d'amateurs et de professionnels tels que Pinterest. L'étudiant, ne désirant omettre aucune piste dans un premier temps, balaya chacun des sites sélectionnés par Google.
Au terme de deux interminables heures à creuser chacune des pages internet, Thomas ferma son ordinateur et analysa plus minutieusement la photo. Il tourna son téléphone dans plusieurs sens, émit quelques hypothèses quant à ce qu'il observait, jusqu'à déceler une potentielle piste.
Il venait de comprendre que le bas-relief photographié représentait à la fois des formes physiques, réelles, ayant existé ainsi que des mots ou des lettres. L'ensemble se superposait et n'était déchiffrable que par un adepte ou un œil aguerri.
Lorsqu'il eut établi cette théorie, il effectua une seconde recherche par image en se focalisant sur les symboles. Il commença par l'un d'entre eux uniquement, un simili H. Le hiéroglyphe inconnu différait de la lettre, notamment dans ses courbes. Les barres parallèles ondulaient et une demi-lune ornait le dessus de la ligne horizontale.
Dès qu'il eut tapé sur la touche Entrée, les résultats se montrèrent cohérents et enrichissants. Cette fois-ci, il obtint des liens vers des forums obscurs sur des sites peu visités et vers des blogs de passionnés d'occultisme. Évidemment, ces sources ne paraissaient pas toutes fiables. Néanmoins, en croisant nombre d'entre-elles, Thomas arriva à une conclusion peu alléchante : ce symbole provenait d'un livre maudit que l'on disait disparu depuis des centaines d'années. Son auteur, un Arabe rongé par la démence, l'aurait intitulé le Necronomicon.
Thomas, en tant que fervent admirateur de l'ésotérique, connaissait le nom de cet ouvrage. Réputé interdit à la vente — d'ailleurs, qui oserait vendre une telle ignominie ? —, le Necronomicon était tout de même présent par bribes, par extraits, par citations, sur certaines pages internet enfouies profondément par le référencement.
En poursuivant son enquête, Thomas lu quelques articles — assurément écrits par des fanatiques ou des sectateurs —, à propos d'une civilisation adoratrice des mers. Un peuple si amoureux des eaux, ou si terrifié par celles-ci, qu'il aurait adopté l'apparence de ses habitants marins. Le nom d'une déité revenait régulièrement dans ces écrits. Celui de Dagon.
Rares étaient ses descriptions cependant. Sur l'un des blogs, qui se révéla être une mine d'informations, de nombreux témoignages prétendant avoir croisé la route de Dagon étaient répertoriés.
L'auteur du site avait classifié chacun des récits. L'on pouvait donc trier par ordre chronologique, par degré d'authenticité et de crédibilité, par localisation, par type de phénomène, et par bien d'autres critères plus ou moins utiles à Thomas.
D'un clic sur son pavé tactile, l'étudiant classa les rapports et autres écrits par date, de la plus proche à la plus ancienne. Il s'étonna de la récence de certaines archives.
L'étudiant décida de prioriser les témoignages rédigés par les victimes d'événements fantastiques et, souvent, tragiques. Son regard survola les premiers titres, jusqu'à ce que sa curiosité le pousse à ouvrir l'une des histoires.
Celle-ci, "traduite du japonais par mon ami Luka" précisait le chapô, avait été écrite par un certain Hideo Kobayashi. L'homme certifiait, dans ce rapport écrit destiné à l'autorité nipponne, qu'en 2003, sur l'île de Hokkaïdo, il avait vu émerger un monstre gigantesque, un "sakana-gami". Le titan marin aurait coulé deux bateaux de pêche avant de disparaître dans les profondeurs céruléennes du Pacifique.
Plusieurs articles après, Thomas découvrit l'atroce histoire de Reiner Becker, un pêcheur logeant sur l'île de Rügen qui, en 1998, vit la mer Baltique engendrer un démon de chair et d'arêtes, à la taille infernale. La bête des abysses aurait, par son mouvement, déclenché une vague si haute qu'elle aurait détruit une partie du village de pêche, dont la maison de Reiner Becker.
Les témoignages similaires se comptaient par dizaines. Cependant, personne ne semblait les avoir pris au sérieux. Et Thomas ne cessait de remonter dans le temps. Parfois, était évoquée une ville de géhenne, une ville de vices et de corruption en lien avec Dagon. Le nom le plus répandu était Innsmouth. L'auteur du blog se targuait d'avoir découvert un certain anagramme derrière cette appellation. Innsmouth, Sin(n) Mouth, la bouche du péché, la langue infernale dont se servaient les résidents de cette ville pour communiquer avec le monstre marin.
Mais de tous ces souvenirs couchés sur papier, ceux de William E. Robert étaient les plus complets. Officier de la marine marchande durant la Première Guerre mondiale, il relatait la capture par des Allemands d'un cargo sur lequel il travaillait. L'homme était parvenu à s'échapper, mais avait dérivé, à bord de sa barque, jusque sur une île couverte de boue noire. Là, il avait assisté à la venue d'un "formidable monstre de cauchemars" armé de "gigantesques bras d'écailles".
La lecture de Thomas perdura encore longtemps sous le règne de la lune. À bout de force, les yeux picotés par la lumière bleue de son écran, l'imagination excitée et la curiosité à bout de souffle, il finit par s'endormir sans s'en rendre compte.
Cette nuit-là, ses songes se lovèrent dans des mondes cauchemardesques, emplis de moiteur, d'abomination et d'effroi.
6
Thomas s'éveilla avec un atroce mal de crâne. Se manifestant sous la forme de simples réminiscences, les cauchemars de sa nuit le taraudaient. Il avait l'abjecte sensation que ses mauvais rêves cherchaient à s'extirper de sa boîte crânienne à grands coups de marteau-piqueur.
Fiévreux, les gestes gauches, il traversa son appartement pour obtenir un cachet. Il plongea l'aspirine dans un verre d'eau puis prépara ses affaires pour aller à l'université.
Une fois le médicament absorbé et lui-même apprêté, Thomas se dirigea vers la cage d'escalier. Alors que ses doigts s'enroulaient autour de la poignée, ses yeux encore à demi-fermé captèrent la présence d'une feuille scotchée sur la porte. Intrigué, Thomas lu son contenu.
Bonjour à tous et à toutes,
La vie en communauté nécessite l'application de règles strictes pour fonctionner. Afin de ne pas entraver le travail du personnel en charge de la direction, de la maintenance et du nettoyage de la résidence, certaines parties de l'immeuble sont réservées aux acteurs précités. En tant que locataire, l'accès à ces parties de bâtiment vous est interdit.
Pour plus de renseignements, je reste à votre disposition dans mon bureau de 9 h à 18 h tous les jours (sauf week-end).
Merci de votre compréhension
Mme Dubois.
Thomas sut à qui s'adressait précisément cette lettre. Il sut également que Mme Dubois n'était pas à l'origine de cette plainte et que quelqu'un lui avait expressément demandé de rédiger de telle remontrance. Il devina même que ce mot n'était en réalité placardé qu'au troisième étage.
Le concierge l'avait espionné hier soir. Il en était absolument convaincu à présent.
Thomas fit passer au second plan son mal de crâne, sa fatigue et son devoir d'aller à l'université, afin de se focaliser sur l'essentiel : cette foutue porte au bout du couloir souterrain.
À vive allure, il descendit les escaliers jusqu'au niveau le plus bas et, comme la veille, demeura paralysé un moment face à la porte au bout du couloir.
Triomphant de cette horreur qui rampait le long de son échine, Thomas s'élança à grandes enjambées vers sa destination. Il se laissa bercer par le clignotement incessant de la lumière jaune et, une fois devant la porte, s'autorisa un instant pour observer une dernière fois les courbures délicates et indécentes qui parcouraient cette dernière.
Dans un élan de courage — ou de folie —, l'étudiant appuya sur la poignée et ouvrit cette barrière qui le subjuguait et le tentait.
Sitôt que la porte fut ouverte, une odeur nauséabonde, vicieuse et collante s'insinua dans ses narines. Les effluves de la mer se mêlaient à ceux d'un charnier recouvert de vieille urine, d'excréments et de corps en décomposition. La puanteur se ficha dans le nez de Thomas, comme la balle de revolver d'un ennemi, et commença à l'empoisonner de l'intérieur.
L'étudiant fit un pas en arrière, secoué par des contractions de son abdomen, et faillit régurgiter le contenu de son estomac. Il souffla avec vigueur de son nez, comme pour évacuer cette odeur tangible.
Après un flottement, le temps de reprendre son sang-froid, Thomas s'arma de volonté et franchit le seuil, dont l'ouverture donnait sur une pénombre pleine et infinie.
Il alluma le flash de son téléphone portable et repoussa les ténèbres les plus proches. Des escaliers descendaient profondément vers l'absolue noirceur. Sous l'éclairage de l'appareil, les marches de béton brut luisaient assurément enduite d'une solution huileuse.
"Dagon, à nous deux !" Thomas se voulut drôle, voire sarcastique. Mais sa voix résonna comme une caricature de bravoure. Quand bien même, il entama la descente périlleuse qui l'attendait.
Ses mocassins collaient à la matière recouvrant les marches et, à chaque pas, un bruit répugnant grinçait dans l'étroit passage. Thomas progressait sur un sol spongieux, menaçant de le faire chuter dans cette interminable succession de degrés.
À plusieurs reprises, Thomas atteignit un palier, à partir duquel l'escalier continuait en sens inverse, mais s'enfonçant toujours plus loin sous terre.
L'angoisse lui serrait la gorge, la peur lui tirait des flots de sueur, mais la curiosité animait ses jambes. Par trois fois, il envisagea de faire demi-tour, de quémander l'aide d'un ami et de revenir avec des renforts. Mais, par trois fois, sa réflexion ne germa pas davantage et il poursuivit en solitaire son expédition hasardeuse.
L'écho de ses mouvements se faisait si présent, que Thomas s'imaginait être suivi ou devancé. Mais, se persuada-t-il, tout cela n'était issu que de son imagination.
Plus il avançait, et plus les odeurs rebutantes du lieu se cramponnaient à ses vêtements, à sa peau, à son être. Dans quelle sorte d'endroit était-il en train de s'engouffrer ? Ses escaliers, dataient-ils de la Renaissance ? du Moyen-Âge ? Ou de bien plus tôt dans l'histoire de l'humanité ? Thomas se posait d'innombrables questions puisqu'en descendant ces marches, il s'agissait de sa seule occupation possible.
De temps en temps, il percevait — ou croyait percevoir — un son non identifié dans son dos. Alors, il pivotait ou tournait simplement la nuque, mais seules les ténèbres l'accompagnaient.
Finalement, il aboutit dans un long passage plat. Comme un miroir du couloir situé au sous-sol de la résidence, ce chemin exigu, étouffant, étranger s'achevait sur une porte.
En approchant, Thomas découvrit que celle-ci, indubitablement plus vieille que sa jumelle, était rudimentaire. De simples lattes d'un bois sombre, vieux et hérissé de potentielles échardes. Les barraient dans leur largeur des barres d'acier, clouées à ces dernières. Une fois de plus, Thomas se vit transporté dans une autre ère, dans un autre temps.
Contrairement à la porte sculptée, celle-ci ne dégageait pas cette aura maligne, séduisante, prédatrice. Thomas leva le loquet rouillé, qui grinça abominablement, puis poussa la porte.
7
De nouveau, une vague de puanteur assaillit Thomas qui, si atrocement atteint, sentit ses yeux s'humecter pour soulager ce supplice.
La mer.
Oui.
Encore une fois.
Mais une mer de souillure, une mer de profanation, une mer de mort.
Thomas s'accorda un moment pour que son odorat s'accommode à une telle horreur olfactive, l'avant-bras posé sur son nez. Pendant ce temps, il réalisa que le flash de son téléphone ne lui garantissait plus aucune visibilité. La lumière frappait en cône, droit devant, mais ne se répercutait sur aucune paroi, se perdant ainsi dans l'immensité de noirceur habitant la salle.
Aussi, éteignit-il sa lumière. Alors, un peu plus loin, il entrevit des torches vacillantes maintenues sur des supports muraux. La luminosité des flammes se révélait faible, mais une fois ses pupilles dilatées pour percer l'obscurité, Thomas distingua une esquisse de ce qui composait cette vaste pièce.
La structure du lieu évoquait celle d'une nef d'église. Traversée dans sa longueur par de colossales colonnes de pierre blanche, cette impressionnante cave s'achevait sur un renfoncement dans la roche en demi-cercle.
Thomas s'étonna de ne pas trouver de bancs pour accueillir les adeptes de cette secte secrète, puisqu'il était à présent persuadé qu'il s'agissait là d'un sanctuaire ou, du moins, d'un lieu de culte.
En approchant de la colonnade, il découvrit que des runes et des gravures semblables à celles présentes sur la porte jaune enlaidissaient la majesté des titanesques piliers. Sans trop de difficulté, Thomas releva les signes mentionnant le monstre marin, la créature des abîmes, le dieu-poisson Dagon.
En détachant son regard de ce simulacre d'art, Thomas sentit un courant d'air terriblement froid. Il frissonna. Puis, comme si cette fugitive bourrasque lui avait remémoré les faits dans un murmure, il réalisa l'ampleur de sa découverte.
Sa respiration s'accéléra. Il eut soudainement peur des ténèbres que son regard seul ne pouvait sonder. Il craignit l'épaisseur des murs, la profondeur à laquelle se situait ce temple, et sentit sa cage thoracique s'écraser sur elle-même. Aurait-il le temps de fuir ce lieu en cas de danger ? Quelqu'un le trouverait-il ici, si par malheur, il s'évanouissait ? Les questions fusaient, mais aucune réponse ne semblait le rassasier.
Il se tourna vers la sortie, celle qui le guiderait vers la résidence, à l'air libre. Il réfléchit un instant. Il pouvait encore quitter ce lieu sans que personne s'aperçoive de son irruption.
Mais l'humain est curieux, même devant les pires horreurs, même envahi de la plus horrible révulsion.
Aussi, Thomas poursuivit-il son chemin vers le demi-cercle creusé dans la roche. Au milieu de cette cavité, se trouvait un trou. Non pas un puits menant à une quelconque source d'eau, mais une faille arrondie de cinq mètres de diamètre directement reliée à une mer de puanteur qui empestait la crypte. Une crevasse dans la terre.
Une brèche dans la réalité.
Pourquoi Thomas eut-il cette image en tête ? Il ne le sut pas lui-même. Mais cette idée resta fermement ancrée dans son esprit. Il se trouvait au point de rupture du monde tel qu'il le connaissait. Il piétinait la lisière entre une vérité et une autre. Et il se penchait à présent au-dessus d'un gouffre d'inconnus et de possibles.
L'eau, qui dormait dans ce trou, lui renvoyait une image déformée de lui-même. Cependant, plutôt que son reflet, il avait la pénible impression de regarder une porte, un seuil vers un monde décrit par l'arabe fou des récits interdits.
Où pouvait mener cette fosse ? Et que pouvait-elle abriter ? Thomas allait se redresser, lorsqu'il sentit des mains se poser au niveau de ses omoplates et le pousser avec vigueur. L'étudiant perdit l'équilibre et bascula dans l'eau du puits, la tête la première.
Son corps traversa le liquide malodorant. Paniqué, Thomas tenta tant bien que mal de remonter à la surface. Toutefois, la texture singulière de l'eau — épaisse, huileuse, élastique, caoutchouteuse — le retint le plus longtemps possible. Il nageait malgré ses muscles douloureux, malgré son souffle court.
Lorsque enfin, il émergea, il inspira tout l'air que lui octroyait cette salle enfouie. De sa main droite, il essuya son visage, enlevant de ses yeux, de sa bouche et de son nez l'atroce matière visqueuse qui se mêlait à l'eau. Le fluide infect coula sur sa langue, s'immisça entre ses dents et dégoulina le long de sa gorge. Le goût affreux qui agressa alors Thomas lui donna des nausées.
Lorsqu'il parvint à se calmer quelque peu, l'étudiant chercha du regard l'auteur de l'attaque. C'était le gardien de la résidence. L'homme, en tenu de travail, le toisait depuis sa position surélevée. Un sourire sardonique balafrait son visage blafard. À la lumière des torches, Thomas distingua les difformités de son faciès. Ses joues tombantes, ses yeux globuleux, ses dents trop pointues et trop nombreuses, son nez plat et les entailles symétriques sur les côtés de son cou. Était-ce même un homme ?
Thomas nagea jusqu'au bord du puits, dans l'espoir de remonter. Mais le concierge se déplaça au même endroit que l'étudiant, l'empêchant d'essayer quoi que ce soit.
"Enfoiré ! vociféra Thomas. Laissez-moi sortir de cette vase puante."
L'homme au visage immonde le dévisagea longuement sans répliquer. Armé de son effroyable rictus, il attendait patiemment. Thomas décida donc de nager à l'opposé. Néanmoins, l'homme fit également le tour.
Thomas se soumit alors à la vérité : il était pris au piège.
"Pourquoi ?" articula-t-il avec la force qu'il conservait malgré les brasses incessantes pour demeurer à la surface.
— Je t'ai prévenu, imbécile, répondit l'autre, d'une voix sifflante et désagréable. Peu sont ceux qui voient la porte. Moins nombreux encore sont ceux qui osent l'ouvrir.
— Aidez-moi ! se hasarda Thomas. Je vous en supplie.
L'homme resta de marbre devant l'appel à l'aide de l'étudiant. Alors, Thomas changea de stratégie. Il prit la plus grande inspiration que ses poumons épuisés lui permettaient, puis plongea. Sous l'eau, il longea les parois arrondies du puits. De ses mains plutôt que de ses yeux, il chercha une ouverture. Lorsqu'il eut terminé un tour entier de ce trou béant, il se rendit à l'évidence : aucune sortie ne se présentait à lui.
"Cesse de gesticuler ! lui lança le cruel individu. Ce ne sera plus très long."
À ces mots, le concierge alluma une lampe-torche et projeta son faisceau lumineux dans les yeux de Thomas. D'abord aveuglé, l'étudiant comprit qu'en réalité l'homme explorait les profondeurs à l'aide de la lumière. Ce que cet abominable personnage recherchait, Thomas répugna à l'idée de l'imaginer.
Encore une fois, sa curiosité triompha ; il baissa la tête afin de suivre le rayon lumineux. Bien que l'eau fût affreusement sombre et trouble, Thomas devina des formes qui se mouvaient, qui ondulaient, qui approchaient.
Saisi par la peur, Thomas se figea.
La seconde d'après, une poigne implacable se verrouilla sur sa cheville. Ses os se brisèrent sous le choc et une douleur sans nom remonta jusque dans la hanche de l'étudiant. Il n'eut pas le temps de hurler sa peine ; la chose qui venait d'en dessous l'attira sous l'eau avant.
Les yeux ouverts dans cette vase écœurante, sombrant irrémédiablement tout en levant les bras dans l'espoir d'être rattrapé, Thomas eut comme dernière vision de son monde le sourire sadique de l'homme à tête poisson.
Bientôt, ses sens le désertèrent. Sa vue s'éteignit, son odorat s'obstrua et son goût fut inondé d'eau marine. Il conserva cependant son ouïe assez longtemps pour entendre le hurlement strident, guttural et multiple du monstre qui le happait.
Il s'enfonça encore et encore. Toujours plus profondément dans ce puits sans fond, sans fin, sans vraisemblance. Ce tunnel maritime, ce tunnel de l'horreur, où menait-il ? Vers un autre monde ? Thomas s'évanouit en songeant aux innombrables réponses qui se bousculaient dans son esprit.
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