Poussin et bookworm
Poussin
Hey ! Tu fais quelque-
chose tout de suite ?
bookworm
Nope
Why ?
Poussin
Ça te dérange si je passe ?
bookworm
YPDS
Je suis en train de
lire sous l’arbre en
face de la BU
Un coup de stress me prend aux tripes alors que j’éteins mon téléphone. Je vais vraiment aller le voir… je vais vraiment lui avouer mes sentiments… aujourd’hui… dans moins de dix minutes. Mon estomac se retourne plus vite qu’une crêpe dans une poêle normande. Je déglutis avec difficulté, inspire profondément puis pose la main sur la poignée. Le temps de chasser une nouvelle hésitation et je suis sorti de ma chambre étudiante.
Descendre les escaliers me fait repenser à toutes ces soirées à la fin desquelles il m’a raccompagné jusqu’à ma porte. « Tu me dégueulles pas dessus, hein ? ». Je ne lui ai jamais vomi dessus ; jamais le contenu de mon système digestif, en tout cas. Pour ce qui est du contenu de mon cœur, c’est une autre histoire.
Il a eu droit à ma rupture avec Sélène quand j’étais en première année. Il m’a écouté déblatérer pendant des heures alors que j’essayais de me convaincre que ce n’était pas un crush que j’avais pour Jérem. Il a patiemment essuyé mes colères et mes larmes à l’époque où je me suis rendu compte que je me voilais la face au sujet de mon orientation. Il m’a consolé en me racontant comment il avait vécu la même chose des années auparavant, comment il avait appris à s’accepter, comment il se sentait mieux depuis, comment il avait stressé en allant pour la première fois dans un bar gay….
Loan est mon modèle. Si quelque questionnaire me demandait la personne que j’admire, il serait ma réponse. Il est la figure de l’ami grand-frère, un peu plus âgé, plus expérimenté, qui ne veut que notre bien… La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était la deuxième semaine après mon entrée dans la prépa intégrée ; il n’était encore que le parrain de mon parrain. Très rapidement, nous sommes devenus très proches. J’étais son « poussin » en raison de mes cheveux blonds, son petit protégé qu’il allait défendre contre les autres… et contre moi-même. J’ai beaucoup changé depuis ; le « poussin » est resté.
Cela fait désormais plus de deux ans que nous nous connaissons et que nous trainons ensemble régulièrement. Cela fait désormais plus de six mois que j’ai compris que je l’aime autrement qu’un ami. J’aime son regard fatigué et son sourire en coin. J’aime le contraste entre son amour de la littérature et son parler vulgaire. Quand il me soulève du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, j’ai envie que ses bras ne me lâchent jamais, qu’ils me serrent fort contre lui. J’ai envie de caresser sa joue, de coller mes lèvres contre les siennes et partager son souffle… Envie que ses mains parcourent mon corps, sentir sa peau contre la mienne, me réfugier dans la chaleur de son étreinte… envie qu’il m’aime…
Je finis par arriver auprès de l’arbre sous lequel il est allongé, lisant tranquillement un pavé dont ni le titre, ni l’auteur ne me sont connus. Il porte une chemise rouge à carreaux ouverte sur un débardeur blanc moulant. Sa posture nonchalante laisse apercevoir son torse entre son haut et ses jeans délavés. Il est si séduisant, si… si désirable… Est-ce qu’il pourrait seulement avoir envie de moi ? Ma bouche s’assèche. J’inspire. Mon souffle est tremblant. Je m’approche.
– Salut Loan !
Il baisse son livre.
– Yo, poussin ! Ça bulle ?
– Ça bulle, oui…
– Tu viens poser tes miches ? » me demande-t-il en tapotant l’herbe à sa droite.
Je m’assieds à côté de lui, tentant au passage de camoufler le tremblement de mes mains. Je ne sais pas comment commencer la conversation. Je ne sais pas quoi dire… Je ne parviens qu’à rester immobile, à regarder droit devant moi sans que le moindre mot ne m’échappe. Heureusement, il entame le dialogue à ma place.
– Alors ? La semaine s’est bien passée ?
– Bien… Plutôt bien.
Silence.
– Qu’est-ce que tu lis ? » bredouillé-je.
– « Le décaméron des femmes » de Julia Voznesenskaya. C’est vachement prenant.
– Ah, cool.
Nouveau silence. Je ne me sens pas bien ; il le sent. Il pose son livre, puis se redresse
– Tu veux me dire quelque chose ?
Touché.
– Oui. Je… j’ai quelque chose à te dire » balbutié-je en dissimulant tant bien que mal ma nervosité.
Il ne répond rien. Pas de passage du micro, la parole est toujours à moi. J’essaie de phraser du mieux possible ce que je veux lui avouer, mais seule la formule évidente me semble juste. Barthes l’a bien exprimé : « [je-t-aime] n’équivaut en rien à ses substituts, dont la combinaison pourrait pourtant produire le même sens ».
Dès que les mots passent mes lèvres, je regrette. J’ai peur que les choses changent. Peur de l’éloigner. Peur de perdre ce que nous avons. Mais je ne peux pas me taire. Pas plus longtemps.
Il se tourne vers moi, et son regard fatigué se pose sur mon visage rougi par l’émotion. Il tend son bras vers moi.
– Viens-là, poussin.
Il me tire alors légèrement vers lui, je m’allonge contre son corps et pose ma tête contre sa poitrine. Je comprends sa réponse ; les larmes me montent aux yeux.
– Ça va pas être possible, poussin. J’suis désolé…
– Pourquoi…
– Parce que même si on s’entend super bien, on est pas faits pour être en couple.
Il passe sa main dans mes cheveux. Les mots ne me viennent pas.
– Tkt, poussin. Un jour, tu trouveras un mec avec qui ce sera réciproque, puis vous vous ferez tout plein de poutous partout et tu m’inviteras à ton mariage.
– J’aurais aimé que ce soit toi…
– Y’en aura d’autres… comme y’en a eu d’autres.
– Non. T’es le premier que j’aime comme ça, le premier avec qui j’ai envie de construire quelque chose… le premier avec qui j’ai vraiment envie de vivre avec…
Il me sert un peu plus fort dans ses bras.
– J’suis vraiment désolé, poussin. Les chagrins d’amour, ça fait toujours mal quand ça passe… mais ça finit par passer. Chiale un bon coup en attendant, ça te fera du bien.
– Je suis déjà en train de pleurer. Je… je me sens tellement con…
Ma voix se brise.
– Eh ! Tu vas finir par me faire chialer, moi-aussi.
Nous rigolons tous les deux, sans doute nerveusement.
– Tu sais quoi, poussin ? Je suis fier de toi. Quand je t’ai vu débarquer ici, t’étais encore tout paumé, enfoncé dans le déni jusqu’aux pointes. Puis je t’ai vu grandir, changer, je t’ai vu te comprendre, te tromper, essayer des trucs, faire trois pas en avant et un pas en arrière… Puis tu m’as dit que t’étais gay, et j’étais super content que tu arrives enfin à le dire. Vraiment ! Je t’ai vu progresser, et je te jure que t’es parti de loin. Je suis fier de toi » répète-t-il finalement.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais sa déclaration m’a fait quelque chose… comme une sensation de chaleur à l’intérieur.
– … merci…
Nous restons là, allongés sous l’arbre, moi contre lui, sa main me caressant doucement la tête. Après quelques minutes, mes larmes se tarissent. J’ai toujours aussi mal à l’intérieur de la poitrine. J’ai toujours aussi mal, mais au moins, je n’ai plus à taire ce que je ressentais. Maintenant, je ne peux que me fier à sa parole, et espérer que ça passe… En attendant, j’ai malgré tout le cœur brisé…
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