Bouche cousue

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La première chose que les mots m'ont appris, c'est le mensonge qu'ils renferment en eux. Parce que le langage s'interpose entre les êtres, il travestit le monde.

Il y a longtemps maintenant, j'ai donc décidé de me taire. Ne plus entendre, jamais, le son de ma propre voix. J'espérais ainsi ne plus me mentir, j'espérais la liberté, j'espérais me rassembler.

J'ai cessé de parler un matin d'avril, parce que le printemps était là et que je déteste les fleurs. Je déteste les nommer : tulipes, narcisses, magnolias, forsythias. Je déteste leurs parfums, leurs couleurs, et par-dessus tout, je déteste leur insolence. Je hais l'espérance du printemps, les dialogues polis : "avec le beau temps", "il fait bon cette semaine". Les phrases passe-partout, qui n'engagent à rien, vides de sens, les dialogues bric-à-brac, le verbiage prêt-à-porter dont on se vêt pour les autres.

L'idée de me taire pour toujours ne m'est pas venue brutalement, elle s'est insinuée en moi et a fini par s'imposer comme une évidence. J'ai commencé par faire le tri : choisir mes mots et leurs destinataires. Une sorte d'écologie du langage, ne rien gaspiller, conserver l'indispensable et se défaire du superflu. Parler peu, à peu d’interlocuteurs, chercher l'essentiel du propos, la justesse du ton. Puis, petit à petit, je n'ai plus posé de questions ni relancé les conversations. Au fur et à mesure que je perdais le fil du langage, les mots ont fini par me paraître incongrus, étranges, factices. Peu m'importait la gêne de mes interlocuteurs et leurs tentatives désespérées pour briser le monologue que je leur imposais.

Je glissais doucement vers le silence avec délectation : ne plus me faire violence, avoir à m’expliquer, à justifier, à exister au travers du discours. Les mots étaient toujours là, bien sûr : sur mes écrans, à la radio ; tandis que ceux des autres continuaient d'entrer en moi.

Au départ simple révolte, ce silence que j'opposais au monde était devenu jubilatoire : je me fiche de ce que vous avez à me dire, je ne suis pas dupe de vos faux-semblants, de vos discours huilés, construits, policés. Le seul langage de vérité est celui du silence.

Plus personne ne pouvait me percer à jour. Je voyais la panique s'emparer de ceux-là mêmes qui avaient autrefois tant de questions à me poser ; non, je n'ai rien à vous dire, rien, rien, rien !

~

Ne m'avais-tu pas dit que tu m'aimais ? Tant de fois ces mots susurrés, affirmés, proclamés, brandis comme un étendard, une justification de nous. Futilité. Blasphème. Fiction.

Ne m'avais-tu pas confié tes désirs, tes projets ? Je me les étais appropriés, ils étaient devenus les nôtres. Ne me parlais-tu pas d'avenir ?

Ce soir de novembre-là, je t'ai retrouvée étendue sur notre lit, lèvres blêmes, veines ouvertes. A ce moment précis, j'ai compris que l'avenir n'était qu'un mot. Un mot comme les autres. Tout un univers de paroles, habilement agencées, mais artificielles. Tous ces mots qui sonnaient si vrai faisaient écran à la réalité.

En partant, tu t'es emparé des miens, tu les as pris un par un, jour après jour, jusqu'à ce matin d'avril où il ne m'en restait plus aucun.

En me taisant pour toujours, j'espérais ne plus mentir, j'espérais la liberté, je croyais pouvoir rassembler le peu qu'il restait de moi.

Mais le dialogue n'est jamais rompu ; il s'immisce à l'intérieur, les mots s'écrasent dans ma tête et ma voix est toujours là, à côté de la tienne, dans mon cerveau vide de tout, sauf de toi. Tu m'as emprisonné. Je suis affamé de tes paroles, piégé dans notre passé et enchaîné à ton cercueil.

Je déteste le printemps, l'été et l'automne.

Je déteste les mots.

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