Mars 2020 - Nous sommes en guerre

6 minutes de lecture

Sylfenn

Un ciel clair, à peine voilé. Une fraîcheur encore hivernale qu'un timide soleil contribuait néanmoins à adoucir.

Sylfenn prit une longue inspiration, savourant le plaisir d'une atmosphère enfin débarrassée des miasmes de la pollution. Un bienfait collatéral inattendu. Paris semblait vide, la rumeur populeuse de la ville s'était éteinte, le flux incessant des véhicules s'était tari. Une bénédiction. Celle de ne plus entendre que le pépiement interloqué des oiseaux qui se demandaient bien quel était ce miracle.

Durant plusieurs jours, les médias avaient montré les cohortes de parisiens fuyant vers des contrées où l'herbe était plus verte. On avait commenté avec aigreur et désapprobation cet exode massif. En son for intérieur, Sylfenn ricanait. Ils n'étaient pas tous partis, loin de là. Il suffisait de constater la marée de patients qui submergeait son service.

La vacuité silencieuse d'une ville figée par le confinement ne jetait qu'une toile pudique sur la réalité. Les retraités prospères et les bobos adeptes de nourriture saine et de pédalage journalier avaient peut-être mis les voiles, les autres étaient restés, ruminant leurs craintes.

Pour Sylfenn, infirmière de nuit aux urgences, c'était une évidence : son quotidien ne s'était pas amélioré. Les tensions récurrentes, ignorées depuis des lustres par les pouvoirs publics, n'avaient pas miraculeusement disparu. À l'agressivité et l'incivilité habituelles de certains usagers s'ajoutaient juste, par la vertu d'une annonce présidentielle, l'angoisse et l'incompréhension du reste de la population.

Cela faisait presque deux semaines que la guerre était officiellement déclarée. La menace, jusque-là circonscrite à des contrées lointaines adeptes de pratiques culinaires exotiques, montait à l'assaut du territoire national. L'ennemi avait franchi la frontière. Sournois et invisible, il ne s'en prenait plus uniquement à des chinois. La désinvolture des premiers temps s'était envolée. Tout le monde avait vu les images terrifiantes des hôpitaux italiens au bord de la rupture. On oubliait désormais de rigoler en s'échangeant à la machine à café des recettes de pangolin en marinade. Au moindre reniflement, on appelait le SAMU.

La jeune femme haussa les épaules, désabusée. Pour le moment, cette crise sanitaire ne changeait pas grand-chose aux contraintes qui affligeaient les soignants. Ah si... À discours guerrier, sémantique adéquate : on les qualifiait maintenant de première ligne. Sylfenn avait l'insigne honneur d'en faire partie. Tous les soirs, à vingt heures, les gens sortaient sur leurs balcons pour l'applaudir, vaillant petit soldat, dernier rempart contre l'invasion.

Elle passa une main fataliste dans sa chevelure rousse, poissée par la sueur d'une nuit de travail, et reprit sa marche. C'était mieux que rien, sans doute... De toute façon, elle s'en foutait. Elle ne faisait que son travail. Dans l'immédiat, peu lui importait la reconnaissance des foules. Sa préoccupation immédiate était de profiter de ses deux jours de repos. Les narines dilatées pour capter la moindre bouffée d'oxygène, libérée de l'odeur entêtante des désinfectants, elle enfila la rue des Pyrénées. Assurer le ravitaillement et rentrer chez elle. Une bonne douche et au lit !

Sur le trottoir serpentaient de longues files de citoyens modèles qui, avec une patience louable, attendaient sagement de remplir leurs cabas. Les mêmes, sans doute, qui quelques jours plus tôt avaient dévalisé les rayons des grandes surfaces pour stocker en masse les pâtes et les rouleaux de PQ.

Bientôt le retour du marché noir ! songea-t-elle avec un rictus ironique.

Tous les magasins d'alimentation de la rue exhibaient la même guirlande de soutiens indéfectibles au commerce de proximité. Sa boucherie habituelle ne faisait pas exception à la règle. Stoïque, Sylfenn prit place dans la queue, un œil sur son portable, l'autre mesurant la distance réglementaire qu'il lui fallait respecter pour ne pas s'attirer les foudres des clients.

Devant elle, une trentenaire encombrée de deux moutards d'âge scolaire épanchait sa détresse dans le giron de la mamie qui la précédait. Les écoles étaient fermées et franchement... Télétravailler avec les enfants à la maison, c'était... Elle était à deux doigts d'écrire au Pape pour lui demander de canoniser la maîtresse qui supportait à longueur de journée sa marmaille mal élevée.

— Je comprends, compatissait la vieille, ma fille a le même problème ! Mon petit fils est au collège. Vous imaginez, un ado sur les bras du matin au soir ? Et en plus, les cours ne sont même pas sur Pronote !

Sylfenn grinça des dents. Ce genre de discours lui donnait des envies de meurtres. Tout d'un coup, les gens découvraient que ces fléaux miniatures pondus sur un coup de tête nécessitaient un minimum d'attention. Eh ben oui, les mômes ne sont pas juste des animaux de compagnie qu'on refile à un dresseur pour leur apprendre les bonnes manières. Quand on en fait, faut s'en occuper !

Elle ravala la réflexion acerbe qui lui brûlait les lèvres. Un frémissement anxieux agitait la file d'attente. Les clients rectifiaient les distances avec une précipitation circonspecte et se découvraient soudain un intérêt poussé pour la pointe de leurs souliers. Un trio de policiers descendait la rue. Uniformes impeccables, gilets pare-balles, regards sombres, l'expression même de l'autorité en marche, ils firent halte devant la boucherie.

— Mesdames, Messieurs bonjour ! annonça l'un d'entre eux. Contrôle des attestations de déplacement, s'il vous plaît.

Sylfenn esquissa un sourire. Autoritaire mais poli.

— Ausweis bitte ! plaisanta dans la queue un pépé qui en avait vu d'autres.

— J'espère que c'est la bonne, s'affola la grand-mère en tirant de son sac à main un papier soigneusement plié, c'est mon petit fils qui me l'a imprimée sur Internet.

Après un bref examen, le policier hocha la tête et lui rendit le précieux sésame avant de passer au suivant. Comme quoi, un ado à domicile, ça avait quand même une vague utilité.

— Votre attestation, Mademoiselle.

Le nez rivé sur son téléphone, Sylfenn ne fit pas un geste pour répondre à l'injonction. Une fois de plus, elle avait oublié de rédiger ce fichu papier. Ça ne l'inquiétait pas plus que ça, sa profession l'autorisait à circuler librement et, la plupart du temps, les flics se montraient conciliants. Ils venaient de se prendre un an de gilets jaunes, de menace terroriste et de maintien de l'ordre dans des conditions difficiles, ils partageaient l'épuisement des soignants et leur évitaient en général les tracasseries administratives.

— Je n'en ai pas besoin, répondit-elle, je suis infirmière.

Elle perçut aussitôt le mouvement de recul instinctif des gens qui l'entouraient. La mamie s'engouffra dans la boutique avec un couinement anxieux. La mère de famille récupéra précipitamment sa progéniture pour l'écarter de la jeune femme comme si elle avait la peste. Une telle réaction hérissait Sylfenn. Ceux qui louaient le dévouement des personnels soignants étaient tout aussi prompts à craindre que leur proximité avec les malades ne les transformât en vecteur de la contagion. Deux jours plus tôt, l'une de ses collègues avait même reçu une lettre anonyme la priant de déménager afin de « ne pas mettre en péril les personnes vulnérables de sa copropriété ». Affligeant ! Elle releva les yeux, prête à mordre le premier qui s'autoriserait une réflexion déplacée.

Elle se figea en découvrant le policier qui se tenait devant elle dans une posture martiale. Un visage à damner une sainte, une mâchoire carrée, un teint hâlé de baroudeur, éclairé d'iris gris pâle. Des épaules larges, une souplesse féline que ne parvenait pas à contraindre la raideur du gilet en kevlar. Un mètre quatre-vingts de mâle assurance, tempérée par un sourire espiègle et un regard empreint de bienveillante patience.

— Très bien, acquiesça-t-il d'une voix aux harmoniques caressantes, puis-je voir votre carte professionnelle, s'il vous plaît ?

Exactement le genre de mec pour lequel elle craquait et qui lui faisait remonter le long de l'échine de délicieux frissons. Avec empressement, cette fois, elle obtempéra, plongeant dans sa besace pour en extirper le justificatif demandé. Au bout de quelques secondes, elle dut se rendre à l'évidence : impossible de mettre la main dessus dans le souk indescriptible qui lui tenait lieu de sac à main.

— Je ne la retrouve pas ! pesta-t-elle. Je ne comprends pas... je l'ai toujours sur moi.

Le jeune homme haussa un sourcil dubitatif. D'un geste nonchalant, il écarta de son front une mèche de cheveux blonds et tira d'une de ses poches un volumineux carnet à souche.

— Je vois... constata-t-il. Désolé, Mademoiselle, mais je vais être contraint de vous verbaliser. Bien sûr, si vous retrouvez votre carte, vous pourrez toujours contester l'amende. Votre identité, je vous prie.

Sylfenn lui dédia un regard noir, aussitôt transformé en océan d'étoiles scintillantes par le demi sourire amusé qu'il lui retourna.

— Je... Je m'appelle Sarah, articula-t-elle dans un souffle. Sarah... Connor.

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