T-9 / Loggin

9 minutes de lecture

Sarah

Ses lèvres effleurent les miennes avec la douceur de la soie. Je goûte leur arôme sucré, je hume avec délice le parfum boisé de sa peau. Enveloppée d'une douce quiétude, je me serre un peu plus entre ses bras, savourant cette paix qu'il sait si bien tisser autour de nous.

Du coin de l'œil, j'aperçois mon portable qui pépie avec insistance sur le canapé, rompant la magie de l'instant. Je m'écarte légèrement.

— Tu vas être en retard à ton entraînement, fais-je remarquer d'un ton contraint.

— Mmmm... Je crois que j'ai mieux à faire...

Il me retient contre lui, les doigts croisés derrière mes reins. Ses yeux plongent dans les miens, emplis de la promesse de joyeux ébats. Je m'arrache à regret à son étreinte.

— Nan ! Teddy et Léo t'attendent. Si tu leur poses un lapin, ils seront vexés.

— Qu'est-ce que ça peut faire ? balaye-t-il. Ils s'en remettront, ce n'est pas important !

— Si, ça l'est ! Ils me reprocheront encore de t'accaparer et je ne veux pas que tu te fâches avec tes copains à cause de moi !

Le mensonge me tord le ventre. Ça fait des semaines que je m'emploie, au contraire, à le tenir à distance de ses collègues. Je procède discrètement, avec prudence. Ici une soirée annulée, là une modification de mon planning, qui le pousse à décaler ses repos et à changer d'équipe. Prudente et circonspecte, je tente à petits pas de distendre sa relation avec Teddy. Une vraie gageure, le major Lopez est son supérieur avant d'être son ami. Il l'a pris sous son aile et s'est mis en tête de le faire progresser. Il est déjà parvenu à le convaincre de passer l'examen pour devenir brigadier-chef. Je n'ai pas réussi à l'éviter. Pourtant, je sais que je dois étouffer leur amitié dans l'œuf avant qu'elle ne fasse de lui un tueur.

L'encourager à rejoindre Teddy me révulse. Mais là, tout de suite, je n'ai pas d'autre choix. J'ai vraiment besoin d'être seule. Dans le salon, j'attrape son sac de sport déjà prêt, le lui fourre entre les mains et le pousse doucement vers la porte.

— File ! ordonné-je. J'ai prévu un truc spécial pour notre anniversaire de rencontre et je veux être tranquille pour tout préparer.

L'argument finit par le convaincre, ainsi, sans doute, que le présage d'une soirée libertine qu'il croit lire dans mon regard.

— Oh, très bien ! J'adore quand tu me fais des surprises, lâche-t-il avec un clin d'œil en se résignant à passer la porte.

À peine a-t-il franchi le seuil, je me rue sur mon téléphone. Fébrile, j'affiche le message dont la tonalité sonore particulière m'a alertée.

« J'ai peut-être quelque chose. Je suis à l'Institut, il faudrait que tu viennes. »

Je prends à peine le temps d'envoyer un SMS pour confirmer que j'arrive. J'enfile en hâte mon blouson, arrime mon sac à dos sur mes épaules et me saisis de mon casque. Cinq minutes plus tard, je suis en bas, dans l'arrière-cour de l'immeuble, sous le petit auvent qui sert d'abri à mon scooter et à la moto de Raphaël. Du coin de l'œil, je note que celle-ci n'est plus là. Parfait, il est bien parti rejoindre ses amis. J'ai au moins trois bonnes heures devant moi.

Je souffle entre mes dents et démarre en trombe. Traverser Paris jusqu'à l'Institut Pasteur, un dimanche matin confiné, ne me prendra guère plus de vingt minutes. Idem pour le retour. Ça me laisse largement le temps pour apprendre ce que Léanne a pu découvrir.

Je dévale l'avenue le long du cimetière du Père Lachaise, l'air tiède du printemps glisse sous la visière de mon casque les parfums de fleurs et de terre humide qui émanent du parc. Je fonce vers la Place Voltaire, je connais par cœur ce chemin que je parcours chaque jour depuis maintenant neuf mois. Presque en pilote automatique, je laisse mon esprit dériver, réassembler une fois encore les briques de mes souvenirs.

Je n'ai pas pu empêcher la troisième vague.

Lorsque je suis devenue Sarah, il était trop tard pour l'éviter. Le scenario de cette année était déjà écrit. Il m'était impossible d'en gommer la moindre ligne, impossible de changer le cours immédiat des choses. Sauf à clamer sur la place publique ce qui allait advenir, à révéler au grand jour ma nature et l'existence des Zianes. Le contraire, exactement, de ce que j'espérais accomplir.

D'ailleurs, je n'imaginais pas une seconde que quiconque puisse me croire. Qui aurait écouté mon histoire sans songer aussitôt à me faire interner ? Qui aurait admis que je suis à demi-humaine, que j'ai le pouvoir de remonter le temps, de rembobiner ma vie afin d'épargner au monde de commettre sa plus grande erreur ?

Personne, sauf mes semblables. Mais je savais que les autres Zianes refuseraient de me suivre. Depuis que nous sommes arrivés, que nous nous sommes mêlés à vous, la règle a toujours été la même. S'y conformer est un principe auquel aucun des nôtres ne songerait seulement à déroger. Rester des observateurs silencieux. Ne jamais intervenir dans les affaires des Hommes, sauf lorsque user de notre pouvoir devient nécessaire pour donner un infime coup de pouce à votre évolution.

Oui, je savais que les miens se tiendraient à distance, qu'aucun d'eux n'accepteraient d'enfreindre le dogme. Je devais agir seule, dans l'ombre, par petites touches. Trouver les failles, déplacer seulement les pions dont le mouvement ne provoquerait que de furtifs remous, gauchir l'histoire sans la briser.

Place de la Bastille, Boulevard Henri IV, Pont de Sully. Je jette un regard rapide par-dessus le parapet, la Seine roule ses eaux troubles, charriant le flux paisible d'un fleuve indifférent. Sur les berges, quelques joggers simulent un exercice indispensable à leur équilibre psychologique. Ma mémoire flamboie. Durant toute ma première vie, j'ai respecté les commandements. Mais j'ai brisé le pacte. Je me suis affranchie des interdits.

Pour commencer, j'ai changé de métier. L'infirmière est devenue infectiologue. Quand j'ai annoncé ma reconversion à Raphaël, il a écarquillé les yeux, stupéfait.

— Mais... C'est possible, ça ? m'a-t-il demandé. Tu as les diplômes qu'il faut ?

Comment lui dire ? Comment lui expliquer que les nodules mémoriels de mon cerveau alien me dotent de capacités d'apprentissage quasiment illimitées ? Qu'une seule nuit blanche me permet d'acquérir les connaissances nécessaires, d'assimiler tout le savoir humain accumulé dans ce domaine ? Que quelques secondes sur Internet suffisent pour m'attribuer les titres attestant mes compétences ?

— Bien sûr, ai-je menti, j'ai fait un double cursus. En même temps que mes études d'infirmière, j'ai validé une licence de virologie.

Il s'est contenté de cette explication. Il pense que j'ai décroché un poste de laborantine à l'Institut Pasteur. Je suis un peu plus que cela... Mais il continuera de l'ignorer, tant que je parviendrais à le convaincre de ne pas venir me chercher au boulot.

Place de l'Odéon, Luxembourg. Le jardin bruisse du vol énamouré des pigeons, des pères de famille fatiguent leur progéniture dans des courses débridées. Rue de Vaugirard. Je pense à Raphaël, encore. À l'espoir d'un bonheur simple. Peut-être...

Il me fallait malgré tout un allié ; à Pasteur, j'ai trouvé Léanne. Une mathématicienne qui travaille sur la modélisation prédictive en épidémiologie. Une Ziane. Elle sera parmi les premières victimes de La Lame quand l'épuration commencera, quand vous déciderez de nous exterminer. J'ai franchi une autre étape, enfreint un nouvel interdit. J'ai ouvert ma mémoire morte, je lui ai montré son avenir. J'ai enclenché son compte à rebours. Elle sait. Nous sommes deux, désormais.

Léanne m'a crue, elle a accepté de m'aider. Elle est prête à braver nos lois pour sauver sa vie, pour nous sauver tous. Elle est la clef, le login dont j'avais besoin pour accéder aux données et les modifier. Le septième variant apparaîtra bientôt. Depuis six mois, elle et moi guettons sa venue. Nous tendons nos filets, nous posons nos pièges. Parmi les innombrables séquençages qui, chaque jour, parviennent à l'Institut, nous traquons ses précurseurs dans l'espoir d'empêcher sa venue au monde.

Rue du Docteur Roux. Le soleil de printemps enchâsse dans une même bulle dorée les vielles pierres des bâtiments historiques et le verre des nouvelles constructions. Il allume les pointes des grilles séculaires comme autant de minuscules chandelles. Je laisse mon scooter au pied de la barre scintillante du CIS et pénètre dans le hall d'accueil.

Le vigile jette à peine un regard à mon badge. Il me salue d'un sourire compatissant.

— Ils vous font même bosser le dimanche, Dr Connor ?

Je hoche la tête et réponds d'un ton las de circonstance :

— Il faut bien... Le virus ne part pas en week-end.

— Saleté de Covid ! grommelle-t-il. On se demande bien quand...

J'élude la conversation, peu désireuse d'endurer une nouvelle fois un discours maintes fois entendu. Quand est-ce que ça se terminera ? C'est loin d'être fini ! Je m'éloigne d'un pas rapide, agitant la main dans un geste de vague encouragement. L'ascenseur, le cinquième étage. Je me hâte le long des couloirs déserts. Le bureau de Léanne.

La jeune femme trône face à une batterie d'écrans sur lesquels tourbillonne un kaléidoscope de courbes, de modèles, de conjectures. Absorbée dans leur contemplation, elle scrute les colonnes de chiffres, les paupières plissées. Ses traits délicats et son petit nez se froncent sous la concentration. Elle lève à peine la tête lorsque je m'approche.

— Alors, demandé-je, on a quoi ?

Elle se tourne vers moi, rajuste son masque d'un geste compulsif ; au-dessus, ses iris verts pétillent.

— Soixante-dix pour cent, annonce-t-elle.

Je frémis d'excitation joyeuse. Je m'avance et détaille à mon tour les données affichées sur les écrans. Les îlots de matière dense de mon cerveau s'activent. À toute vitesse, je refais les calculs, compare, analyse, corrèle. Je parviens aux mêmes résultats qu'elle. Mon regard s'éclaire.

— On l'a trouvé ! m'exclamé-je, pleine d'une ferveur incrédule.

— T'emballe pas, ma grande ! modère Léanne. Cette souche est peut-être le précurseur du septième variant, mais on n'en a pas la preuve formelle.

— Soixante-dix pour cent de probabilité ! protesté-je. C'est le meilleur score qu'on n'ait jamais eu !

— Peut-être, nuance-t-elle, mais même les modèles prédictifs les plus élaborés sont faillibles. Et tu sais comme moi que les mutations sont aléatoires.

Je hausse un sourcil intrigué, c'est bien la première fois qu'elle manifeste cette prudence dubitative. Habituellement, c'est plutôt moi qui dois tempérer son enthousiasme. Cependant, elle n'a pas tout à fait tort. Nous sommes parvenues à établir un profil global de protovariant, susceptible de donner naissance au monstre, mais l'évolution des organismes infectieux obéit à d'innombrables facteurs. Certains nous ont peut-être échappé, d'autres sont imprévisibles.

— D'où vient cette souche ? je m'enquière.

— Un cluster dans une école, en Seine-Saint-Denis.

J'acquiesce avec vigueur, c'est un critère important. Je sais que le septième variant apparaîtra en Île de France. Le département du 93 est l'un de ceux où le virus circule le plus et le plus rapidement. Le parfait creuset dans lequel mijotent tous les ingrédients pour favoriser l'émergence d'un nouveau mutant. Forte densité de population, dont plus de trente pour cent a moins de vingt ans ; précarité, insalubrité, promiscuité, faible respect des mesures sanitaires, taux de vaccination anecdotique... Une vraie bombe épidémiologique.

— C'est cohérent, constaté-je.

— On sonne l'alerte ? interroge Léanne.

Je réfléchis, indécise. On pourrait... Mais les données dont nous disposons sont encore trop fragmentaires, je crains qu'à ce stade nos arguments ne soient insuffisants pour convaincre les pouvoirs publics. Il nous en faut plus.

— Non, décidé-je, cette souche ne semble pas plus virulente que les autres, ils ne nous croiront pas.

— On fait quoi, alors ?

— On piste la bête. On surveille son périmètre de diffusion, on essaye de tracer les cas contacts, surtout les enfants. Si elle est bien le précurseur du septième, celui-ci surgira sur son territoire de chasse. On aura une chance, alors, d'identifier le patient zéro. Ensuite... Nous aviserons.

Annotations

Vous aimez lire Adrian Mestre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0