T -7 / Update

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Sarah

Maussade, je traîne les pieds dans le sillage de Teddy qui nous embarque vers les membres du service d'ordre présidentiel. La première fois, j'avais suivi le mouvement avec beaucoup plus d'enthousiasme. Je me réjouissais sincèrement, alors, de l'embellie qui se profilait. Je savourais ce sentiment délicieux de renouveau, cette conviction que, cette fois, c'était pour de bon. Nous avions vécu l'enfer, mais le pire était maintenant derrière nous.

J'étais prête à en attribuer au Président Bartoli une grande partie du mérite. Je lui savais gré, aussi, des centaines d'euros supplémentaires qui tombaient chaque mois sur mon compte en banque et sur celui de Raphaël. Il avait revalorisé nos salaires, nous accordant enfin la reconnaissance qui nous était due, et peu m'importait, je l'avoue, que ce fût au détriment d'autres catégories de populations moins favorisées.

Et puis, il y avait la promesse du vaccin. Comme la majorité de mes compatriotes, j'éprouvais ce petit pincement de fierté nationale à l'idée que nous allions sauver le monde. J'étais persuadée, à l'instar de Teddy, que ce produit du génie français pouvait tout changer. Aujourd'hui, je sais que les paroles prophétiques du major Lopez se réaliseront. Le vaccin universel de Sanofi changera beaucoup de choses, en effet ; il sera la cause de notre perte, à nous, les Zianes.

C'est cela qu'il me faut à présent empêcher. C'est la seule raison pour laquelle j'ai accepté de rejouer cette scène lorsque Teddy nous a pressés de l'accompagner à l'inauguration de ce centre de production de Sanofi. Pourtant, j'aurais vraiment souhaité l'éviter. Je sais déjà que c'est durant cette journée que Raphaël nouera les premiers contacts avec ceux qui, plus tard, formeront La Lame. Mais c'est aussi l'unique occasion qui me soit offerte de m'infiltrer à l'intérieur du système.

Pour l'heure, ma cible est le vaccin. Je dois revoir cette usine, ces laboratoires, trouver le moyen d'entrer dans la boucle, les moyens d'agir. J'ignore encore comment.

— Regardez-moi ça, s'extasie Teddy, le regard pétillant de gourmandise, c'est comme au bon vieux temps !

J'opine vaguement du chef. Sur le vaste carré arboré, qui s'étire entre les bâtiments administratifs, les laboratoires et les chaînes de production de ce complexe flambant neuf, de longues tables drapées de blanc ont été dressées. Elles débordent de boissons fraîches et de petits fours, généreusement offerts par la direction de Sanofi, qui remercie ainsi ses collaborateurs et célèbre le fruit de leur investissement.

Comme au bon vieux temps, en effet ! Celui où organiser de telles festivités n'était pas synonyme de prise de risque inconsidérée. Il flotte décidément un parfum de retour à la normale sur ce jour de printemps ensoleillé. Je note toutefois que les serveurs portent des gants en latex pour manipuler couverts et assiettes et que des vigiles veillent avec une attention rigoureuse au respect des distances entre convives. L'assistance, d'ailleurs, se réduit au personnel du site et à quelques huiles de la maison mère et du monde scientifique. Je n'aperçois aucun journaliste, sans doute a-t-on préféré les tenir à distance de cette garden party dont le peuple pourrait encore s'offusquer.

Et puis, le Président est déjà reparti. Après son discours et les photographies d'usage, il s'est engouffré dans sa voiture, abandonnant au Ministre de la santé, tout sourire, le soin de représenter l'état. Il a aussi laissé derrière lui plusieurs membres de sa garde rapprochée pour assurer la sécurité du dit Ministre et, probablement, lui rapporter plus tard ses potins off.

C'est ce que nous a expliqué le copain de Teddy. Lui-même et quelques éléments choisis avec soin sont chargés de profiter de l'ambiance festive pour tendre l'oreille et épier les conversations. Apparemment, le Président ne place qu'une confiance relative dans l'aréopage scientifique et les pontes de l'industrie pharmaceutique. Tout comme en ses propres collaborateurs.

— Il a bien raison, a vigoureusement approuvé Teddy, ces gens-là, faut s'en méfier !

En tout cas, ses relations au sein du service de sécurité du Président nous ont permis de profiter de la fête. Son pote nous a fait entrer dans le Saint des Saints avec consigne de nous montrer discrets et de ne surtout pas nous faire remarquer. Il a ponctué ses recommandations d'un regard appuyé à ma tignasse rousse, mais la tenue de secrétaire proprette que j'ai revêtue pour l'occasion a semblé le convaincre que je passerai inaperçue.

Après un arrêt prolongé au buffet, Teddy s'emploie à vanter le parcours exemplaire de son ami, ancien commandant de police promu grâce à son militantisme chef adjoint des gorilles présidentiels. Il envisage sérieusement de suivre sa trace et encourage Raphaël à faire de même.

— On n'a que des perspectives limitées dans la police, proclame-t-il, même avec les réformes qu'envisage le Président. On ne sera toujours que des flics de terrain, soumis aux contraintes de l'administration. Alors qu'en intégrant le GSPR... Et puis toi, avec ton potentiel, tu pourrais rapidement grimper les échelons.

Raphaël penche la tête de côté avec un petit sourire dubitatif. Il n'est pas ambitieux, il ne l'a jamais été. Sa nonchalance naturelle le pousse à se satisfaire de son sort. Et il aime encore assez son boulot de flic pour ne pas avoir envie d'en changer. Il lui manque la motivation pour sauter le pas, il est heureux comme ça. Nous sommes heureux... Malgré tout, les paroles de Teddy me laissent un arrière-goût de fiel. Je sais qu'au début, Raph n'y prêtera qu'une attention distraite, mais le major Lopez reviendra à la charge et les circonstances feront le reste. La graine qu'il vient de semer finira par germer. Je n'aime pas la petite lueur que j'ai vue scintiller, l'espace d'une seconde, dans le regard de mon compagnon.

Feignant un intérêt soudain pour les rosiers bourgeonnants et la dentelle de primevères qui bordent la pelouse, je m'éloigne de quelques pas. L'urgence de la situation me rattrape. J'ai échoué à enrayer l'expansion du septième variant, je dois à tout prix parvenir à déplacer la brique suivante, celle sur laquelle reposeront les fondements de notre chute.

Le vaccin.

Nous en avons longuement discuté, Léanne et moi. Nous savons que c'est lui qui révélera au monde l'existence des Zianes. Nous soupçonnons qu'il modifiera notre métabolisme de manière assez perceptible pour dévoiler aux yeux de tous notre nature alien. Mais nous n'avons pu identifier avec certitude l'élément qui déclenchera le processus et surtout, nous ignorons comment réussir à contrer cet effet secondaire.

Il me faut pourtant le découvrir et le temps presse, le vaccin est déjà prêt. À aucun moment, nous n'avons envisagé d'empêcher sa conception ni sa diffusion massive. L'Humanité en a besoin, il la sauvera du chaos. Décider de l'en priver serait la condamner à une extinction inéluctable. Comment pourrais-je assumer la disparition programmée d'une espèce entière quand je n'ai pu me résoudre à commettre quelques meurtres ?

Il est impératif de comprendre par quel mécanisme la vaccination nous transformera au point qu'il nous devienne impossible de cacher notre différence. Et de parvenir à annihiler cette transformation. Je dois trouver l'antidote, c'est la seule solution.

— Docteur Connor !

La harangue m'arrache brutalement à mes réflexions. Je jette des regards paniqués alentour et découvre avec stupeur le Professeur Naufel qui s'avance vers moi en souriant. Fébrile, je m'assure d'un coup d'œil que Raphaël ne l'a pas entendu m'interpeller par mon titre. Fort heureusement, je me suis assez éloignée de lui et Teddy continue de l'accaparer.

Intérieurement, je peste contre moi-même. J'ai totalement occulté le risque de croiser à cette inauguration certains de mes collègues de Pasteur. C'était pourtant une probabilité non négligeable, compte tenu des liens entre l'Institut et Sanofi. J'ai fait preuve d'une imprudence impardonnable, mais il est trop tard. Je ne peux m'enfuir ou faire mine de ne pas connaître mon ancien patron. Même si, nous ne nous sommes plus adressé la parole depuis près d'un an. Devant son refus de prendre au sérieux mes avertissements au sujet du septième variant, j'avais en effet fini par demander mon changement de service.

En désespoir de cause, je me recule au maximum dans l'ombre d'un arbre. Avec un peu de chance, il pensera que je cherche à me protéger du soleil.

— Professeur Naufel, articulé-je, la gorge sèche.

— Je suis content de vous revoir, Sarah, annonce celui-ci. J'ai vraiment regretté votre départ.

Je hausse un sourcil dubitatif, voilà bien une affirmation à laquelle je crois modérément. Pourtant, il semble sincère et sourit d'un air embarrassé.

— Je... Je vous dois des excuses, poursuit-il, je suis obligé de reconnaître que j'ai manqué de clairvoyance à propos de cette histoire de septième variant. J'aurais dû vous écouter, c'est vous qui aviez raison.

Je me raidis, les dents serrées sous mon masque, et me félicite de l'avoir conservé. Au moins dissimule-t-il un peu ma colère. Il est bien temps de faire amende honorable ! S'il m'avait écoutée il y a plus d'un an, s'il m'avait crue... S'il s'était impliqué. Sa notoriété, le poids de sa parole auraient pu tout changer. Des millions de gosses innocents auraient conservé une chance de grandir. Je le foudroie du regard et, dans ses yeux, je lis soudain toute la culpabilité qui le ronge. Cela ne dure que l'espace d'un fugace instant. Il lève une main laconique, un sourire de façade de nouveau plaqué sur le visage.

— Mais tout cela est derrière nous, maintenant ! lâche-t-il. Je suis surpris de vous rencontrer ici, j'ignorais que vous participiez au projet de Sanofi.

— À vrai dire, ce n'est pas le cas, hélas ! je réponds spontanément avec une pointe d'aigreur. Je travaille toujours à Pasteur.

— Ah, vraiment ? C'est dommage...

Il me scrute de son regard clair, devenu incisif, avant de reprendre :

— Vous savez, Sarah, je crois que notre vieille institution, si prestigieuse soit-elle, n'a plus grand chose à apporter à une jeune femme de talent telle que vous. L'avenir est ailleurs...

D'un geste large, il englobe les bâtiments autour de nous.

— Vous méritez beaucoup mieux. Vous savez que Sanofi constitue actuellement des équipes pour assurer le suivi du vaccin ? Pharmacovigilance, détection et surveillance des effets secondaires... Je suis persuadé que votre... intuition serait très appréciée.

J'écarquille des yeux incrédules. Ai-je bien entendu ?

— Être impliquée dans cette formidable aventure serait un tremplin exceptionnel pour votre avenir, vous devriez y réfléchir. Si vous êtes intéressée, appelez-moi. Je vous ferai rencontrer les personnes chargées du recrutement.

Sans insister davantage, il m'adresse un bref salut et me plante là. Je le regarde s'éloigner, partagée entre un soudain espoir et la sidération la plus totale. Pense-t-il qu'à défaut d'effacer les conséquences de son aveuglement, il se rachètera d'avoir négligé mes conseils en donnant un coup de pouce à ma carrière ? J'ignore si c'est le remords qui lui a dicté sa proposition, mais il n'a pas idée du cadeau qu'il me fait. Le destin est étrange. Il m'offre sur un plateau la clef que je cherchais. En intégrant une équipe de Sanofi, j'aurais les mains libres pour étudier au plus près les effets du vaccin. Et peut-être l'opportunité de tresser différemment les fils de l'histoire.

Revigorée par cette perspective, je reviens vers Raphaël, réfléchissant à la manière dont je vais lui présenter ce nouveau changement professionnel. J'ai déjà une petite idée... Il admettra sans peine que Sanofi recrute une technicienne de labo qualifiée pour participer au contrôle qualité de son nouveau vaccin. Un mensonge qui, pour être crédible, n'exigera rien d'autre qu'une simple mise à jour de mes connaissances en production industrielle.

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