T -6 / Source code
Sarah
Rien à voir !
Je me mords les lèvres en me remémorant les souvenirs de celle que je fus. Aveugle et stupide ! J'avais balayé d'un revers de main les révélations de cette Ziane, je l'avais vaccinée et laissée repartir sans chercher à en savoir plus. Un grognement de rage et de dépit m'échappe. Devant moi, Raphaël interrompt sa course.
— Tu es fatiguée ? s'inquiète-t-il. Tu veux faire une pause ?
Je lève les yeux vers lui, il me sonde avec sollicitude, à la recherche du moindre signe d'une éventuelle défaillance. Comme toujours, la tendresse attentionnée de son regard gris me réchauffe le cœur. Le souci qu'il a de moi m'émeut, sa prévenance me touche. Chaque fois que nous courrons ensemble, il prend grand soin de me ménager. Comme si ma stature fluette faisait de moi un être fragile. Cela me fait sourire. Malgré mon petit gabarit, ma constitution de Ziane me permettrait sans peine d'égaler ses performances d'athlète, voire de les surpasser. Je pense qu'il le soupçonne, inconsciemment. Mais sa nature le pousse à se montrer protecteur. Il aime ça. Et moi aussi, ça me fait du bien.
Aujourd'hui, pourtant, je n'ai pas envie de me laisser dorloter. J'ai besoin de noyer dans l'effort physique mes doutes et ma frustration.
— Non, ça va, le rassuré-je, je peux encore tenir jusqu'aux pelouses du haut.
Il hoche la tête avec un sourire et repart. Nous reprenons notre trot soutenu le long des allées escarpées des Buttes Chaumont. Après quelques foulées, je replonge dans mes sombres pensées.
Oui, mon moi antérieur avait manqué de clairvoyance. Ce jour-là, au centre de vaccination, j'avais écouté la sœur Ziane avec une attention distraite. Je n'avais pas pris toute la mesure du drame que ses propos annonçaient. Pourtant, il est clair maintenant que celui dont elle parlait était très certainement le patient zéro. Le premier d'entre nous à subir cet effet imprévisible du vaccin universel qui allait ouvrir les yeux du monde sur notre existence.
Une modification oculaire, justement. Je sais à présent ce que ça signifie. Sylfenn l'ignorait, elle avait oublié ce que nous étions au début. Sarah s'en est souvenu. J'ai fouillé dans la mémoire des Zianes, j'ai la réponse. Nous sommes une race humanoïde, notre morphologie est très proche de celle d'Homo Sapiens. Toutefois, notre aspect originel revêtait une certaine dissemblance.
Notre peau était légèrement irisée et notre appareil sensoriel présentait des caractéristiques voisines de celui des insectes. Nos yeux étaient plus grands, entièrement noirs et dépourvus de sclérotique ; nantis par ailleurs de multiples inclusions cristallines captant la lumière à cent-quatre-vingts degrés. Nous étions dotés d'appendices frontaux, semblables à de courtes antennes, grâce auxquels nous communiquions par le biais de nos phéromones. Notre larynx n'était pas adapté à la production de sons. Par ailleurs, notre métabolisme était sensiblement différent, tout comme la structure et le fonctionnement de notre cerveau. De nos cerveaux, devrais-je dire, car les îlots de matière dense qui émaille notre système cérébro-spinal constituent un réseau neuronal indépendant.
Nos spécificités internes et fonctionnelles, il nous est assez aisé de les dissimuler et nous les avons toujours conservées. Il en est autrement de nos particularités phénotypiques. Celles-ci, il nous faut les faire totalement disparaître, afin de pouvoir cohabiter avec d'autres espèces sans risque d'être repérés. Les Zianes savent faire cela.
Dès les premiers temps de notre expansion, nous avons développé la capacité d'adapter notre apparence physique et de gommer nos différences visibles. Dès lors que celles-ci sont minimes, comme c'est le cas par rapport aux humains, il nous est possible de les supprimer. Il nous suffit pour cela d'altérer légèrement notre code génétique. Cette opération, que nous nommons reprofilage, tout Ziane candidat à l'implantation sur un nouveau monde la subit avant de quitter le vaisseau-mère.
C'est ainsi qu'ont procédé ceux qui se sont installés sur Terre il y a quelques milliers d'années. Ils ont modifié leur génome afin de ressembler parfaitement à leurs hôtes. Pourtant, notre code source originel est toujours là. Endormi, inhibé, mais tapi dans les profondeurs de notre ADN. C'est notre programme initial que le vaccin a réactivé. Il a provoqué la résurgence de nos caractères archaïques.
La manière exacte dont cela s'est produit, cela fait bientôt un an que je tente de l'identifier. Mon entrée chez Sanofi m'a permis d'accéder à toutes les données concernant le vaccin. Depuis des mois, j'étudie sous tous les angles sa structure comme ses modalités d'action. Jusqu'à présent, je n'ai pas réussi à établir comment il parvient à annihiler les effets du reprofilage. Peut-être est-ce lié à l'ARN messager viral, peut-être au gène immunomodulateur, peut-être aux deux. Ou à un autre facteur qui m'échappe encore.
Une chose est certaine, cependant, le phénomène n'est pas immédiat ni systématique. Sur la planète, des milliers de Zianes ont déjà été vaccinés. Or, pour le moment, les données de pharmacovigilance ne recensent aucun phénomène indésirable comparable de près ou de loin à ce que la sœur a décrit à mon alter ego. Cela renforce ma conviction qu'il s'agissait bien du cas index. Je dois le retrouver, l'examiner, analyser son profil génétique et ses données biologiques. Comprendre. Pourquoi lui, pourquoi maintenant.
Le problème est que j'ignore où le chercher. Stupidement, mon ancien moi a laissé filer la Ziane sans lui demander où elle l'avait rencontré. Elle est pourtant le seul lien qui puisse me conduire à lui. Nous avons tenté de la localiser, Léanne et moi, mais les souvenirs d'une brève conversation sont des indices trop maigres pour y parvenir. Le monde est vaste et nous sommes nombreux. En outre, en plusieurs millénaires de dissimulation, nous avons appris à ne laisser aucune trace. De nos jours, nous prenons tout particulièrement soin d'effacer nos empreintes numériques.
Alors, ce matin, je suis retournée au centre de vaccination. J'espérais revoir la sœur, obtenir les informations que j'avais négligé de recueillir la première fois. Elle n'est pas venue. Je crains que les modifications que j'ai induites dans la trame de mon histoire n'aient également affecté la sienne. Aujourd'hui, ce 28 mars 2024, elle devait rencontrer Sylfenn, l'infirmière, mais celle-ci n'existe plus.
J'ai patienté jusqu'à ce qu'un coup de téléphone de Raphaël me rappelle à l'ordre. Il m'attendait pour aller courir, je le lui avais promis. Ces derniers temps, j'avais annulé trop de sorties au prétexte de mes obligations professionnelles. J'ai compris à son ton inhabituellement sec que je ne pouvais une nouvelle fois lui faire faux bond. Et c'est aussi pour nous donner une chance que j'ai fait ce voyage en arrière...
Je glisse un coup d'œil vers lui. Il trottine à mes côtés d'une foulée désinvolte, il a l'air heureux. En quelques enjambées, nous achevons de gravir la dernière déclivité et faisons halte. En plein soleil, un banc nous tend les bras, offrant un point de vue imprenable sur les vallonnements du parc et, au-delà, les toits scintillants de Paris. Il s'y installe, m'invite à le rejoindre. D'un geste tendre, il m'entoure les épaules et me serre contre lui.
Je savoure la chaleur de son corps et la quiétude du paysage. Pompons rose sucré des cerisiers sur le macramé vert tendre des ramures, champ bleu azur du ciel où paissent des moutons blancs, plates-bandes de tulipes grenadine, dentelles safranées des jonquilles... Le monde nouveau est suave et coloré comme un dessin d'enfant. Une bouffée de vie frémissante et pastel qui chasse peu à peu les brumes grisâtres de l'hiver et les souvenirs de la pandémie.
En contre-bas, dévale le tapis mousseux des pelouses où sinuent les clairs méandres des allées. L'air est limpide et vibrant de chants d'oiseaux. Il y manque toutefois les cris et les rires des plus jeunes. Raphaël doit se faire la même réflexion, car son visage se rembrunit d'une soudaine nostalgie.
— Ça manque de gosses... lâche-t-il tout à coup.
Je hoche la tête, c'est une réalité que personne ne peut nier. Le septième variant a décimé plus de la moitié de la jeunesse mondiale et, durant de longs mois, le taux de natalité a chuté de manière drastique. Plus personne n'osait songer à refaire des enfants. Le risque de les voir succomber à leur tour à la prochaine vague épidémique dissuadait les parents potentiels de toute velléité de procréation. Les choses ont changé avec le vaccin universel. Peu à peu, l'espoir renaît ; depuis le début de l'année, le nombre de nouvelles grossesses grimpe en flèche.
— Ça commence à s'arranger, affirmé-je, les gens reprennent confiance en l'avenir. Il paraît que 2024 sera une année record en matière de naissances.
— Grâce au vaccin.
— Oui...
Il inspire longuement, un sourire aux lèvres. Ses doigts jouent dans mes boucles rousses, descendent le long de ma nuque.
— On pourrait peut-être... contribuer à l'effort national, suggère-t-il.
Je me fige, mon cœur rate un battement. Inconscient de mon trouble, Raphaël poursuit :
— Maintenant que cette histoire de pandémie est derrière nous... Et puis... Ça fait quand même quatre ans que nous sommes ensemble. Il serait temps de songer à fonder une vraie famille, tu ne crois pas ?
Un nouvel à-coup dans ma poitrine. Mon Dieu ! C'est aujourd'hui la date anniversaire de notre rencontre, je l'avais complètement oublié ! Je comprends mieux son agacement lorsque j'ai failli annuler notre séance de jogging.
— Je... balbutié-je.
Je ne sais pas quoi répondre. Ce désir d'enfant, ce n'est pas la première fois qu'il en fait état. Dès le début, il a toujours envisagé de concrétiser notre amour par une naissance. C'est une évidence pour lui, il ne peut en être autrement. Jusqu'à présent, je suis parvenue à éluder la question, à repousser l'échéance. C'est tout simplement impossible. Les Zianes ne se reproduisent pas avec les natifs.
Bien sûr, les unions entre espèces ne nous sont pas interdites, rien n'empêche de nous lier à eux, d'aimer un des leurs. Mais procréer ensemble est inconcevable ! Le métissage, qui risquerait d'altérer notre nature comme celle de nos hôtes, va à l'encontre de tous nos principes de non-intervention. Je le sais trop bien, quelle que soit la profondeur de mes sentiments, je n'aurais jamais d'enfant avec Raphaël.
Pourtant...
J'ai échoué jusqu'alors à détourner le cours du destin, je redoute désormais de ne pas davantage réussir à enrayer l'étape suivante. Contrer les effets du vaccin, empêcher que notre nature ne soit révélée... Je n'ai plus grand espoir d'y parvenir à temps. La machine est en marche, chaque jour qui passe nous rapproche de l'inévitable. Alors, peut-être faut-il chercher une autre solution.
Enfreindre une nouvelle règle, tordre un peu plus les fils de l'histoire, insérer dans la chaîne un maillon imprévu. Un enfant qui démontrerait au monde que nous sommes compatibles, que notre intention n'a jamais été de supplanter l'Humanité mais de fusionner avec elle. Raphaël et moi serions les premiers, mais d'autres suivraient sans doute notre exemple. De l'alliance de nos races pourraient naître un monde vraiment nouveau. Et si l'obsession de nous cacher n'avait plus lieu d'être ?
— Je... je crois que tu as raison, avoué-je dans un murmure.
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