Sylfenn

— Déployez-vous ! Ne les laissez pas s'échapper !

— Attention, ils sont armés !

Des cris, des bruits de cavalcade, un vacarme de verre brisé.

— Dégagez ! Dégagez !

Des voix rudes, claquant des ordres, des détonations.

Alarmée par l'écho d'une brève fusillade, Sylfenn sortit en hâte de l'ascenseur. Son expérience l'avait habituée aux altercations, aux malades agités comme à l'agressivité de certains accompagnants, mais là... Un tel grabuge laissait présumer un problème d'une autre ampleur.

En débouchant dans le couloir des urgences, elle se figea. Une odeur âcre la saisit à la gorge ; à l'extrémité du corridor, de l'autre côté de la porte vitrée, la salle d'attente disparaissait partiellement sous un brouillard opaque. Elle réprima un accès de toux, sentit une brûlure soudaine au niveau des yeux. Des gaz lacrymogènes ?

— C'est quoi ce... lâcha-t-elle, incrédule.

Elle plissa les paupières, tentant d'identifier derrière le rideau fuligineux les silhouettes sombres qui s'agitaient. Des cris continuaient à fuser, mélange d'injonctions, de plaintes et de hurlements paniqués. Son sang se glaça. Ceux qui beuglaient des ordres impérieux au milieu du tumulte, elle n'avait pas besoin de les voir pour les reconnaitre. Des traqueurs de La Lame. Une puissante bouffée de rage la submergea. Ils n'avaient rien à faire ici ! De quel droit venaient-ils semer le chaos entre ces murs ? L'hôpital n'était pas un terrain de chasse !

Elle se jeta en avant. Une onde de pure terreur la percuta de plein fouet. Par-delà les émanations astringentes des lacrymos, une vague olfactive de détresse l'assaillit et lui coupa le souffle. Elle s'arrêta, les yeux écarquillés. À quelques pas d'elle, une ombre émergea du nuage de fumée, un corps mince pressé contre la barrière de la porte, un visage au regard épouvanté qui la fixait dans un muet appel au secours, griffant la paroi vitrée de ses longs doigts moirés. Une Ziane.

La jeune femme n'eut pas le temps d'esquisser le moindre geste d'aide, une rafale d'arme automatique crépita, les yeux de la créature se dilatèrent, sa bouche s'agrandit sur un hurlement d'effroi, ses traits se crispèrent, son corps se convulsa. Le panneau de verre explosa dans un geyser d'aiguillons tranchants mêlés de sang. Instinctivement, Sylfenn leva les bras pour se protéger. Une douleur insoutenable éclata dans son esprit, un tsunami d'incompréhension, de désarroi et de peur absolue.

Et puis le silence, le noir, le néant.

§

— Docteur... grave ?... réveille pas ?... quelque chose !

— C'est... légèrement blessée... comprend pas... peut-être... cérébrale... faire une IRM...

À travers la grisaille ouatée qui l'enserrait, les mots hachés percèrent la conscience de Sylfenn. L'un d'eux en particulier l'arracha à son état stuporeux. IRM... Non, surtout pas ! Il ne fallait pas ! L'examen ne manquerait pas de dévoiler la structure particulière de son cerveau de Ziane, ils allaient la démasquer...

Avec effort, elle entrouvrit les paupières. Une vive lumière agressa ses rétines, machinalement elle leva la main vers son visage pour s'en protéger. Son avant-bras emmailloté de gaze entra dans son champ visuel, suivi par la tubulure translucide aux ondulations floues d'une perfusion. Elle sursauta, cligna des yeux et tenta de se redresser. Le mouvement lui arracha un bref gémissement. Une douleur sourde irradiait dans ses membres supérieurs, pulsait contre ses tempes.

— Bébé ? Bébé ! Tu vas bien ?

Cette voix... Familière, tendue d'anxiété... Elle tourna pesamment la tête vers l'origine des sons et accommoda sur le visage angoissé de Raphaël qui la couvait d'un regard empli d'inquiétude. Derrière lui se tenait un jeune homme en blouse blanche qu'elle identifia vaguement comme l'un des internes des urgences. Elle émit un grognement indistinct et essaya de nouveau de s'assoir. L'appui qu'elle prit sur ses mains réveilla une brûlure cuisante dans ses avant-bras et la fit hoqueter de nouveau.

— Reste allongée ! s'alarma Raphaël. Tu as été blessée pendant l'opération.

Il se pencha vers elle, provoquant son recul instinctif. Il sentait la poudre et le sang. Du sang de Ziane. Son regard erra un instant sur lui, son uniforme noir de La Lame, le gilet pare-balle, l'arme pendue à sa ceinture. Une violente nausée la saisit. Son esprit était encore saturé des émanations de terreur de sa semblable acculée, de l'indicible souffrance qu'elle lui avait transmise lorsque les balles avaient déchiqueté son corps.

— Blessée, mais pas grièvement, heureusement ! tempéra le médecin. Vous étiez derrière la porte du sas quand elle a explosé et vous avez reçu des éclats de verre. Vous avez plusieurs coupures assez profondes aux bras. On vous a recousu, ça devrait cicatriser sans problème. Par contre, ça restera douloureux quelques jours.

Sylfenn hocha la tête avec une grimace. Elle jeta à peine un regard sur les volumineux pansements qui lui enveloppaient les mains et les avant-bras. Ses yeux se rivèrent de nouveau sur Raphaël. Il était là, il avait participé à ce carnage. Peut-être même était-ce lui qui avait abattu l'une de ses sœurs.

— Comment vous sentez-vous ? insista l'interne. Vous êtes restée inconsciente assez longtemps. Vous avez peut-être souffert d'une légère commotion, je comptais vous faire passer une IRM pour...

— Pas la peine, rétorqua Sylfenn, je vais très bien !

Elle esquissa un geste pour se lever et ressentit de nouveau un léger vertige, elle prit une profonde inspiration. Mais déjà, son métabolisme s'adaptait, la douleur reflua, son malaise s'estompa, remplacé par une immense colère. Fuir, quitter cet endroit où elle percevait encore les effluves des meurtres, la rémanence d'une boucherie qu'elle ne comprenait pas.

— Tout ce que je veux, c'est retourner dans mon service ! déclara-t-elle en commençant à retirer la perfusion. J'ai du travail.

Raphaël la fixa avec une expression paniquée.

— Mais... Mais non ! s'exclama-t-il, horrifié. Qu'est-ce que tu fais ? Il faut au moins que tu restes en observation !

Il s'approcha pour l'empêcher d'arracher le cathéter fiché entre les couches de pansements. Elle repoussa sa main violemment et le foudroya du regard. Interloqué, il recula, ses traits se marquèrent d'incompréhension. Il la dévisagea tandis qu'elle achevait de se débarrasser de la perfusion et descendait du brancard.

— Sois raisonnable, voyons ! protesta-t-il. Tu n'es pas en état de retourner travailler. Tu dois te reposer.

— Oui, appuya l'interne d'un ton professionnel, ce n'est pas prudent. Vous êtes encore choquée et...

Sylfenn fit volte-face et le toisa d'un regard noir.

— Choquée ! s'exclama-t-elle. C'est le moins qu'on puisse dire ! Qui ne le serait pas quand une bande de barbares vient massacrer des gens à l'intérieur d'un hôpital ? Combien ont-ils fait de victimes, dites-moi ?

— Mais... Mais, aucune ! affirma le médecin. Il n'y a eu que quelques blessés légers et deux ou trois crises d'asthme à cause des gaz. C'est tout.

— C'est tout ? persifla la jeune femme. Et la Ziane qui est morte presque dans mes bras ? Ce n'est pas une victime, peut-être ?

— Ah mais, je parlais de pertes humaines ! se récria l'autre. Les Zianes, ça ne compte pas ! Heureusement, les gars de La Lame connaissent leur boulot. Ils savent comment exterminer cette engeance sans faire de dommages collatéraux.

Partagée entre la rage et le dégoût, Sylfenn considéra les deux hommes, les yeux brillant de colère.

— Ce sont des êtres vivants ! explosa-t-elle. Vous êtes monstrueux !

Perplexe et un peu gêné par la fureur dont il était en apparence la cible, Raphaël lui effleura l'épaule d'un geste apaisant.

— Calme-toi, Bébé, plaida-t-il, ces Zianes étaient des terroristes qui projetaient un attentat contre l'hôpital. On les surveillait depuis plusieurs jours et...

— Ne me touche pas !

Elle se dégagea brutalement, tourna les talons et se dirigea vers la porte. Le jeune homme la suivit des yeux, à la fois stupéfait et peiné. À l'évidence, il ne comprenait pas. Ni les raisons de sa colère, ni pourquoi elle le rejetait. Avant de franchir le seuil, Sylfenn entendit l'interne qui renchérissait d'un ton fataliste :

— Vous inquiétez pas, mon vieux, elle s'en remettra ! Elles sont toutes comme ça, à s'émouvoir dès qu'on touche aux animaux. L'été dernier, ma copine m'a fait le même coup à cause d'une souris que j'ai eu le malheur de tuer. Trois jours de soupe à la grimace...

Elle ne voulait pas en entendre davantage. Elle sortit dans le couloir en proie à un profond écœurement et jeta autour d'elle un regard las. Les débris de la porte vitrée avaient été balayés et un agent d'entretien s'affairait à laver les traces du sang de la Ziane. Dans la salle d'attente aussi, on avait déjà effacé les stigmates du carnage. Les sièges, alignés en bon ordre, avaient été nettoyés, les malades se réinstallaient déjà et ses collègues des urgences s'étaient remis à l'ouvrage comme si de rien était.

Atterrée, elle prit conscience qu'à l'instar de l'interne la plupart d'entre eux considéraient les Zianes comme des nuisibles qu'il était légitime de supprimer. De loin, elle aperçut plusieurs infirmières qui conversaient joyeusement avec les membres du commando et leur adressaient des sourires d'admiration reconnaissante. Elle eut envie de leur hurler son horreur et son amertume. Mais à quoi bon ? Le gouvernement avait bien fait son travail d'endoctrinement.

Elle repensa à la dernière assertion de Raphaël, celle-ci accréditait la propagande qui accusaient les Zianes de terrorisme. Dans l'absolu, ce n'était pas totalement faux ; Sylfenn savait que les siens tentaient de s'organiser pour se protéger et combattre les exactions dont ils étaient victimes. Certains commençaient même à parler de riposte et de lutte armée. Il existait bel et bien une résistance.

Rien de surprenant, alors, à ce qu'une grande majorité de la population gobât tout le bourrage de crâne sur la dangerosité des Zianes et leur désir de supplanter l'Homme. Raphaël ne faisait pas exception, il était convaincu d'être du côté des justes et d'accomplir son devoir.

La jeune femme laissa échapper un soupir de dépit et considéra ses mains bandées. Ses blessures n'allaient pas arranger l'aversion que son compagnon éprouvait envers les Zianes. À coup sûr, il les en rendrait responsables. Peut-être même, cela contribuerait à exciter davantage sa haine à leur égard. Sylfenn secoua la tête, c'était tellement absurde. Elle avait été blessée par hasard, juste parce qu'elle était descendue aux urgences chercher un médicament pour la réa et qu'elle s'était trouvée au mauvais moment au mauvais endroit.

Mais elle connaissait trop bien l'intransigeance dont Raphaël faisait preuve depuis qu'il avait rejoint les commandos de chasseurs. Lui aussi, La Lame l'avait bien dressé.