Mars 2029 - Aux armes et cætera
Sylfenn
Une fois encore, l'écho d'une déflagration ébranla l'air lourd. Lointain, ouaté, comme étouffé par la chaleur incongrue de cette fin d'après-midi printanier. Parfaitement perceptible, néanmoins, par-delà la rumeur atténuée de la ville. Le visage de Sylfenn se crispa, elle battit des paupières. Ses yeux, instinctivement, se levèrent vers le ciel à la recherche du panache de l'explosion. Elle l'aperçut à l'ouest, petit champignon malsain qui souillait de ses volutes grisâtres la pureté bleue du ciel, épinglant sur Paris le site d'un nouvel attentat.
C'était le quatrième en moins d'une semaine. Sylfenn se remit en route sur un soupir. Qu'est-ce que la Résistance avait fait sauter, cette fois ? Un poste de police ? Un portique de détection ? Elle pressa le pas. Sans doute un portique... Ils étaient nombreux et faciles d'accès. On en trouvait partout désormais, à l'entrée des bâtiments administratifs, des magasins, aux arrêts de bus et dans les stations de métro. Il y en avait dans les écoles, les églises, les hôpitaux, jusque dans les toilettes publiques. La Lame avait largement déployé sa dernière invention, son arme ultime pour identifier les Zianes.
Ils y avaient mis le temps, mais ils avaient fini par comprendre que tous n'avaient pas été modifiés par le sérum. Certains avaient conservé une apparence humaine et réussissaient encore à échapper à la vaccination révélatrice. Ceux-là, ces "ennemis invisibles", les terrifiaient plus encore que les autres. Alors, ils avaient imaginé une parade. À présent, le vaccin contenait un traceur détectable grâce aux portiques. Quiconque ne l'avait pas reçu déclenchait une alarme et était aussitôt interpelé. En théorie, le contrevenant subissait des examens afin de confirmer ou non sa nature de Ziane, mais on rapportait que, de plus en plus souvent, La Lame tirait à vue.
Il devenait très difficile de passer entre les mailles du filet ; les activités les plus banales se transformaient en course d'obstacles semée d'embuches potentiellement mortelles. Ainsi, les Zianes non modifiés semblaient-ils condamnés à renoncer à toute vie sociale, à se terrer dans des caves en attendant des jours meilleurs qui ne viendraient sans doute jamais.
Et puis, la Résistance avait décidé de riposter. Ce qui n'était au début qu'une légende destinée à exciter la population humaine contre l'envahisseur alien était devenu une réalité. Les observateurs silencieux avaient pris les armes. Ils étaient devenus à leur tour des combattants qui rendaient coup pour coup.
Sylfenn marqua une brève halte, faisant mine d'examiner l'étal d'un primeur. Du coin de l'œil, elle s'assura qu'elle n'était pas suivie. Elle avait fini par les rejoindre, ceux qui luttaient pour la survie de son espèce. Quand des frères et sœurs appartenant à la Résistance l'avait contactée, elle avait d'abord hésité. Elle savait bien pourquoi ils s'étaient rapprochés d'elle. Elle vivait avec un traqueur de La Lame, l'un des meilleurs et des plus dangereux à ce qu'on prétendait. Cette proximité, pensaient-ils, lui assurait une certaine liberté, une protection, même. Elle avait accès à des informations importantes, elle serait un outil précieux pour la cause.
Ses traits se tordirent d'une grimace amère. Liberté et protection ! Leur naïveté l'aurait presque fait sourire. Ils se faisaient des illusions. Son existence, plus encore que la leur, se résumait désormais à une partie de jeu vidéo, consistant à éviter les portiques qui révèleraient sa véritable nature. Un poker menteur permanent pour tromper le flair de limier de son compagnon. À chaque instant, elle redoutait que Raphaël ne découvrît ce qu'elle était, elle tremblait à l'idée de sa réaction. Elle ne pouvait courir davantage de risques.
Pourtant, elle s'y était finalement résolue. Elle ne voulait pas de cette vie de perpétuelle dissimulation et, d'une certaine manière, les siens avaient raison. Elle pouvait être utile. Alors, elle avait sauté le pas. Quand elle en était informée, elle avertissait la Résistance des opérations que projetait La Lame. Parfois, elle accomplissait des missions plus dangereuses.
Elle reprit son chemin d'un pas rapide, ses sens de Ziane à l'affût guettaient le moindre signe de menace. Elle n'en perçut aucun et ses lèvres s'étirèrent d'un sourire satisfait. Elle quitta l'artère commerçante pour s'engager dans une rue adjacente. Celle-ci se ramifiait en multiples venelles, de plus en plus étroites, qui tissaient leur labyrinthe dans ce quartier du nord-est parisien encore préservé des grands plans de rénovation urbaine. Les immeubles anciens et les petits pavillons ponctuaient ce réseau tourmenté de leurs façades immuables. Un archipel d'îlots surannés, nimbé du parfum suave des vieux lilas qui tendaient leurs branches torses par-dessus les clôtures des jardinets.
Le nez levé, Sylfenn parcourut une centaine de mètres le long de la ruelle, contemplant les oscillations gracieuses des grappes d'un mauve nacré dans la brise tiède. Les températures anormalement élevées de ce mois de mars en avaient hâté l'épanouissement. Par-delà leurs effluves sucrés, elle perçut soudain une autre fragrance, piquante, infime. Des phéromones de Zianes. La piste olfactive la guida vers un petit portillon surmonté d'une antique clochette.
Elle en tira la chaine, éveillant un carillon cristallin. Quelques secondes plus tard, un jeune trentenaire apparut sur le perron de la petite maison nichée au cœur du délicieux jardin. Une bouffée aromatique lui parvint.
« Bienvenue, sœur. »
Rassurée, elle s'approcha, serrant son sac contre sa hanche.
— Je suis Sylfenn, annonça-t-elle, l'infirmière.
— Jordan Lung, se présenta à son tour le jeune homme, entre, mon père t'attend.
Il l'introduisit dans un vestibule désuet où flottait une odeur mêlée de fleurs et de cuisine familiale ; sans s'y attarder, il la guida directement vers un escalier qui plongeait dans les profondeurs de la demeure. Au pied des quelques marches s'ouvrait une lourde porte de chêne. Sylfenn la franchit à la suite de son guide et l'ambiance changea du tout au tout.
Vivement éclairé par des rampes de néons, un vaste laboratoire avait été aménagé dans le sous-sol. Perchée sur un tabouret, une silhouette aux épaules voûtées se penchait sur l'oculaire d'un microscope. Le personnage, un Ziane mâle d'une soixantaine d'années, se redressa lentement et se tourna vers la jeune femme.
— Content de vous revoir, Sylfenn, énonça-t-il, les lèvres étirées d'un sourire bienveillant.
— Plaisir partagé, Monsieur, répondit celle-ci avec un hochement de tête respectueux.
Tandis qu'il s'avançait vers elle, la jeune femme détailla ses traits fatigués. Derrière le teint plombé aux reflets métalliques et les orbes sombres des yeux, elle tenta de retrouver le souvenir du visage qu'il arborait autrefois sous son apparence humaine. Cela faisait plus de six mois qu'elle n'avait pas revu le Professeur Lung, son chef de service. Outre la résurgence de ses caractères Zianes, il semblait avoir vieilli, écrasé par le poids de l'adversité. Cela n'avait rien de surprenant après tout ce temps passé dans la clandestinité. Sa transformation l'avait contraint à disparaître, à se terrer à l'abri des regards. Longtemps sans nouvelles, elle s'était demandé si La Lame n'avait pas fini par le capturer. Et puis, une semaine plus tôt, son fils l'avait contactée.
— Avez-vous ce que je vous ai demandé ? s'enquit-il.
Elle acquiesça et fouilla prestement dans sa gibecière, elle en extirpa un volumineux sac isotherme qu'elle lui tendit. Il s'en empara avec avidité ; parmi les packs réfrigérants, il en sortit une vingtaine de tubes à prélèvements emplis d'un liquide rouge et plusieurs poches transparentes contenant des masses informes et sanguinolentes.
— C'est tout ce que j'ai pu récupérer, indiqua Sylfenn avec une pointe de regret. Le sang c'est assez facile, mais les tissus c'est plus compliqué. J'ai seulement réussi à me procurer deux ou trois pièces opératoires.
— C'est déjà bien, la rassura le Ziane en se hâtant d'entreposer les échantillons dans un frigo, j'ai de quoi commencer à travailler.
— Que comptez-vous en faire ? interrogea-t-elle, curieuse.
— On doit trouver le moyen de contrer la menace du traceur, expliqua-t-il, pour que les Zianes non modifiés comme vous ou Jordan puissent continuer à circuler librement. L'extraire du vaccin pour l'inoculer ensuite aux nôtres est trop dangereux, nous ignorons toujours quel élément du sérum annule les effets du reprofilage.
Il revint vers la paillasse sur laquelle il travaillait et se réinstalla devant son microscope.
— En revanche, reprit-il, nous savons que le traceur se fixe sur les cellules des sujets vaccinés et y demeure une fois les composants du sérum métabolisés. Il devrait être possible de l'en isoler directement, sans risque de contamination. Peut-être même envisager des greffes...
— C'est une super idée ! s'enthousiasma Sylfenn. Ce serait un véritable espoir pour les Zianes.
— Oui, concéda le Professeur, mais je n'en suis qu'au tout début de mes recherches et rien ne garantit l'efficacité du procédé. Il faudra faire encore beaucoup de tests pour le confirmer. D'ici là, vous autres, les non vaccinés, devez continuer à vous montrer très prudents.
Il ponctua ses paroles d'un regard appuyé en direction de son fils. Le jeune homme haussa les épaules avec désinvolture.
— On ne peut pas rester sans rien faire en attendant que tu nous déniches un antidote, Papa ! protesta-t-il. Il faut agir et, pour le moment, démolir ces foutus portiques, c'est encore le plus simple et le plus efficace.
Le vieux Ziane soupira et passa une main lasse dans sa chevelure argentée. Sylfenn nota au passage combien elle s'était clairsemée et ternie.
— Mais ce n'est pas sans conséquence, objecta-t-il d'un ton de léger reproche, il y a eu des morts et des blessés parmi les humains. Des dommages collatéraux que Bartoli a beau jeu d'exploiter pour exciter la haine contre nous. Ces coups de force ne font que mettre de l'huile sur le feu.
— Peut-être, rétorqua Jordan, mais avons-nous le choix ? Ce sont eux qui nous ont déclaré la guerre !
— Tous les humains ne sont pas nos ennemis, rappela sèchement son père, la Résistance devrait se chercher des alliés plutôt que de faire parler les armes.
Sylfenn fronça les sourcils, ébranlée. Son ancien patron n'avait pas tout à fait tort.
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