3.

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Perdit-elle conscience, d’elle-même ou des heures ? Elle émergea douloureusement de l’abstraction pour se découvrir désormais assise au bord de l’eau, tout près des cabanes. La bête ne l’avait pas suivie. Il n’y avait aucun soleil, aucun astre dans le ciel, pourtant les couleurs rayonnaient d’une teinte crépusculaire. Devant la rivière, l’homme au rouge à lèvres dansait en direction des frondaisons menaçantes. Sa présence la rassura immédiatement. Avec lui, elle se sentait mieux, apaisée. Elle respira à grande bouffée. Le désarroi éprouvé plus tôt s’était mué en placidité détachée. Trop détachée. Ni le décor ni la situation ne l’affectait à présent. Elle imagina qu’un bout d’elle, de son identité, avait dû s’envoler pour qu’elle ressente une telle sérénité ; mais même cette pensée ne parvint pas l’atteindre. Elle leva une main dramatiquement translucide. Ce n’était pas bien grave – rien n’était plus très grave, – les chaleureuses lueurs vespérales conférait de la poésie à l’étrange tableau, que l’homme devant elle était loin de gâcher. Elle s’amusa du spectacle offert par son compagnon d’infortune. En la voyant remuer du coin de l’œil, il lui présenta le plus beau sourire dont était capable son immense bouche vermeil, puis désigna tour à tour les flots et son oreille, avant de se remettre gesticuler.

Charmée, elle pencha la tête de côté. Il avait raison, du torrent montait distinctement une musique organique, envoûtante. L’étoffe qui engourdissait auparavant sa perception s’était déchirée, ce n’était plus un écho voilé, mais une puissante mélopée élémentale qui l’engloutissait toute entière. L’homme accompagnait le rythme d’intenses mouvements à l’harmonie saisissante, hypnotique. Elle contempla ce corps devenu instrument, magnifié par la grâce. Comme il était beau ce corps sculptural tendu par l’effort, ce torse nu sur lequel jouaient les ombres et la lumière. Comme il était mâle ce corps vibrant de sensualité, si charnel. Si vivant. La matière transcendée par le Beau dans une sublime alchimie. Son visage s’animait aussi vivement que ses membres, la splendide bouche tordues en d’outrageuses contorsions. Il chantait, lui aussi. Elle ne pouvait pas l’entendre, mais dans sa poitrine résonnaient les basses notes d’une voix grave, palpitantes à lui en faire tressaillir les organes.

Une surprenante chaleur lui monta de l’abdomen, révélant avec violence l’impérieux désir qui la saisissait. Perplexe, elle ne comprit pas l’origine de ce nouvel émoi. Dans le monde d’avant, l’envie n’existait pas, les amants de passage n’y étaient que de piètres étancheurs de solitude, des statues de pierres dont l’esthétisme n’atteignait jamais ses sens. Son anatomie était une prison froide qu’elle pliait parfois aux besoins étrangers sans jamais apprivoiser les siens. Elle était diminuée là-bas, privée de la communication tactile des épidermes, du langage bestial immémorial si essentiel à cet empire des voluptés sacralisées. Ses pairs y étaient à jamais hors de sa compréhension et elle de la leur, amèrement isolée par ses incapacités.

Pourquoi l’appel pulsant du ventre s’éveillait-il dans un royaume désincarné ; qu’est-ce qui, chez cet homme, déclenchait de tels bouillonnements ? Son allure la troublait profondément ; son être irradiait d’une virilité souveraine, des contours musculeux de sa silhouette au dessin anguleux de sa mâchoire, qu’il brouillait pourtant d’ornements saphiques. Au-delà du corps, elle ignorait qui de la gestuelle élégante ou du stupre peint sur ses traits l’ensorcelait ainsi. Peut-être était-ce cette chair lascive, si libre, si contraire à ses frustrations. Interdite. Elle se leva et s’approcha de lui. L’ombre brune de sa barbe se devinait sous le fard blanc. Peut-être contenait-elle l’érotisme dans le goût de l’étrange sublimé par l’ambivalence. Elle mima ses mouvements, régla les ondulations de son bassin sur les siens tandis qu’il s’efforçait de réduire la distance, se rapprochant jusqu’à ce que leurs souffles se mêlent. Une odeur capiteuse de parfum et de sudation les entoura. Peut-être était-ce l’impensable qu’elle convoitait, le délice intellectuel de l’inassouvi et son cortège de délicats supplices. Avait-elle envie de le savoir ? Elle dansa avec l’homme comme si le temps et l’espace n’existaient plus, sa peau, légère, trop légère, effleurant la sienne sans discontinuer, sans jamais le toucher. Elle ne s’était jamais sentie plus incarnée que maintenant, alors même que ses fibres se délitaient. Ses cellules, dans un sursaut poignant, réclamaient tout ce dont elles avaient été dépossédées, se nourrissaient de la chaleur qui jaillissait par vague étourdissante de l’homme, de la vue de ses tendons luisant, des gouttes de sueurs qui perlaient à la surface de sa peau. Pour la première fois, elle n’était plus un esprit alourdit par la viande, chacun de ses pores était habité, parlait à celles du danseur dans un dialecte millénaire qui, le temps d’un geste, n’appartenait qu’à eux. Elle suivait ses postures, ses torsions imprégnées d’une langeur exquise, troublant elle aussi les entraves du masculin et du féminin jusqu’à les confondre. L’homme posa ses mains incandescentes sur son bassin. Sa carnation se fit plus ferme à son contact. L’homme et le désir qu’elle entretenait pour lui étaient tout ce qui la reliait encore à la matière, comprit-elle. Rien d’autre que la fusion incendiaire des substances, de leurs deux chairs enchevêtrées. Elle avança son visage vers cette bouche si large, si rouge, frôla ses lèvres. Elle le voulait, furieusement, passionnément ; enivrée à l’idée de désordonner son maquillage, d’imprimer ce rouge sur elle. Mais ce n’était qu'une jolie illusion. Elle interrompit son geste alors qu’il s’immobilisait également, décontenancé. Elle soutint son insondable regard rieur, puis lui caressa tendrement la joue. Glorieux sybarite, inaccessible Apollon. Si vivant. Ses envies à lui étaient ailleurs ; à son tour, elle devenait sculpture minérale dans les yeux de son partenaire. La prison des corps et des inclinations ne passait pas les frontières du tangible.

Un rugissement retentit à l’orée de la forêt. Le monstre l’appelait. Elle s’était trompée, il n’y avait pas eu de basculement. Elle devait laisser l’homme repartir, lui rendre sa matière. Il le devinait aussi, dressé de toute sa taille vers l’au-delà des bois. Il l’embrassa sur le front avec une infinie douceur et tourna les talons. Le cœur comprimé par un étau brûlant, elle l’observa rejoindre le monstre derrière les arbres, sentit son propre corps s’effilocher à mesure qu’il s’éloignait. Elle n’était pas malheureuse, il lui avait fait connaître l’ardente danse de la fièvre au sein même de l’impalpable. Il y avait du réconfort dans la dissolution. Adieu, somptueuse créature, adieu désir, articula-t-elle au vide alors que le vent dispersait ses derniers lambeaux de conscience.

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