La réponse
Marcher sur du coton, ou bien sur des nuages ; être enveloppé d'un doux sentiment de flottement ; sentir sa tête tourner. Oh, juste de quoi être détendu et heureux ! Des sensations que vous reconnaissez bien sûr : celles qui s'emparent de vous après la cinquième ou la sixième bière. Bien entendu, je ne m'adresse pas ici aux oreilles indiscrètes, aux petits espions du couloir, eux devront attendre encore quelques années pour comprendre !
Une petite heure après avoir envoyé ce fameux message, c'est dans cet état, cotonneux et serein, que j'errais dans mon salon, au milieu des bouteilles vides : un gros contraste avec l'abattement qui m'étreignait quelque trente minutes plus tôt.
Rassurez-vous, je n'avais pas ingurgité plusieurs bières à cause de l'absence de réponse à ce mail –sans véritable destinataire, elle n'était d'ailleurs pas censée en recevoir–, non, je déprimais à cause d'un échange téléphonique. Terrassé par la solitude et l'ennui, j'avais eu la mauvaise idée d'appeler ma sœur cadette, Tracy. Mal m'en prit ; cette année-là, la famille au grand complet était rassemblée pour les fêtes de fin d'année. D'ordinaire, seul le côté maternel se réunissait à Noël, mais pour une fois, les cousins du Cameroun avaient pu faire le déplacement, j'étais donc l'unique membre absent de la famille.
Seul, abandonné dans cette ville froide et lointaine, j'avais commencé à me morfondre à peine la conversation achevée. Le téléphone encore en main, je me trouvais même à deux doigts de pleurer lorsque mon regard avait croisé le pack à peine entamé de bières. Dans la foulée, j'en avais vidé cinq. Oh, je n'en suis pas fier, mais à l'époque, rien d'autre ne comptait que d'oublier.
Voilà pourquoi, une demi-heure après avoir raccroché, je tanguais entre mon bureau et ma kitchenette, un sourire idiot aux lèvres avec la très agréable impression de flotter à quelques centimètres du sol.
Lorsque les effets de l'alcool commencèrent à se dissiper, je cherchai frénétiquement une autre bouteille avant de m'apercevoir que le carton était vide. Atterré, je songeai alors à écumer les épiceries de nuit des environs. Le manteau déjà sur le dos, je me stoppai à quelques pas de la porte, pris d'un affreux doute. Seraient-elles ouvertes en ce soir de réveillon ? N'allais-je pas affronter la froidure hivernale pour rien ? Assoiffé, mais loin d'être courageux, je me débarrassai de la doudoune pour m'affaler dans ma chaise de bureau. Sage décision, l'étourdissement qui me prit me hurlait que j'avais déjà bien assez consommé.
Et puis, si je n'étais resté bien au chaud, qui sait si l'histoire n'aurait pas été radicalement différente ? Je me suis souvent posé cette question...
Démotivé, je me demandais comment occuper le reste de cette désastreuse soirée. Mes yeux se promenèrent sur mes maigres possessions –rendues floues par la fatigue– lorsqu'ils accrochèrent le vieux canapé recouvert d'un tissu au bleu douteux. Un signal s'activa alors dans mon esprit : l'heure semblait propice pour aller dormir. Sauf que pour me coucher, il me fallait me lever pour ouvrir le convertible grinçant, et, puisque je n'avais pas encore d'armoire pour ranger la lingerie, un aller-retour à la salle de bain pour récolter draps et taie s'avérait également indispensable. Sans parler de la fouille méthodique du tas de linge – le propre bien sûr– afin de retrouver oreiller et couette ! Trop de gestes en perspective, l'idée même me fatigua et je restai avachi dans mon fauteuil.
À cause de cette inactivité, je m'ennuyais comme un rat mort. Je changeais de position de temps à autre, plantais les coudes sur mon bureau avant de m'enfoncer de nouveau dans le dossier. Surfer sur internet ne me tentait guère. Jouer à l'un de mes jeux médiévaux non plus. Regarder la télévision ? Compliqué ; si une vieille télévision à tubes cathodiques trônait sur ma table basse, je n'avais jamais pris la peine de la brancher. Lors de mon arrivée dans l'appartement, quelques mois plus tôt, regarder les programmes locaux ne m'intéressait pas ; je ne maîtrisais pas assez la langue. Par la suite, impossible de remettre la main sur le moindre câble ; j'avais dû le jeter par erreur.
Le silence régnant dans la résidence me jetait un peu plus ma solitude à la figure. La semaine précédente, des dizaines d'étudiants avaient déserté leurs chambres, les bras encombrés de sacs, valises et cadeaux. Pendant quelques jours, j'avais cependant gardé le fol espoir qu'il restât au moins un autre individu pendant les vacances. Mais, en sept jours, je n'avais croisé âme qui vive. Je me sentais tel le naufragé abandonné de tous sur son île déserte, ou maléfique selon la situation. Imaginez donc ma surprise lorsque j'entendis soudain des chants de Noël s'élever !
Ils semblaient provenir des couloirs sinistres, je me ruai donc hors de mon appartement, dérapai sur le revêtement lisse, puis m'arrêtai, perturbé : non seulement les lieux étaient-il déserts, mais je comprenais à la perfection les paroles qui résonnaient, et pour cause, la chorale invisible chantait en français. M'était-elle destinée ? Sans trop savoir pourquoi, j'appelai d'une voix guillerette :
— Heyyyy lutiiins ! Venez danser et chanter avec moi ! On va faire la fêêêête !
Un comportement absurde, n'est-ce pas ? Et je n'avais plus l'excuse d'être éméché depuis le temps ! Certes, la tête me tournait encore un tantinet, mais je demeurais parfaitement lucide. Je savais pertinemment qu'aucun lutin ne me répondrait. Si je croyais encore dur comme fer au Père Noël, le folklore qui l'entourait m'avait toujours laissé perplexe : des êtres au chapeau pointu qui travailleraient nuit et jour dans un atelier de jouet ? Non, le vieux bonhomme aurait fini devant le tribunal, accusé d'esclavagisme par ces mi-portions !
Les chants résonnaient toujours à mes oreilles, une mélopée de voix suaves, entraînantes quoiqu'un peu trop aiguës par moment. J'explorai alors les environs d'un pas sautillant ; les chanteurs ne devaient pas se cacher bien loin. Je fouillai les recoins, scrutai la cage d'escalier, lorgnai même du côté de l'ascenseur, puis les appelai encore une fois :
— Petits petits, montrez-vous n'ayez pas peur !
L'instant d'après, les voix s'éteignirent. Seule une clochette tintinnabulait encore un énergique « jingle bells ». Envahi de sérieux doutes quant à ma santé mentale, et frigorifié par mon séjour prolongé dans le couloir, je rebroussai chemin à contrecœur.
Je désirais tant voir quelqu'un, n'importe qui, que la vision de ma porte entrouverte me gonfla d'un espoir incongru. Incapable de me souvenir si je l'avais ou non fermée, j'imaginai que la bande de lutins s'était introduite chez moi. J'aurais préféré voir un Père Noël aux yeux bleus, mais il faut parfois savoir se contenter de peu.
Pourtant, lorsque je regagnai la chaleur de mon appartement, aucun petit gnome farceur et chantonnant à tue-tête ne s'y trouvait. Et bien sûr, pas de Père Noël non plus. Juste cette entêtante chanson qui refusait, quant à elle, de disparaître.
Désireux de me réchauffer autant que de me remettre les idées en place, et un brin inquiet à cause de cette hallucination auditive, je me précipitai sous la douche après avoir lancé mes vêtements sur l'une des piles de linge. Si l'eau chaude chassa bien la lancinante musique de ma cervelle, les yeux bleus du Père Noël en profitèrent pour prendre sa place. Ce qu'ils m'inspirèrent à ce moment-là reste encore aujourd'hui du domaine du privé ! J'accepte de révéler, par contre, que mon shampoing sentait bon la pomme et que le gel douche donnait à ma peau une délicate senteur de framboise...
Sorti de la douche, je constatai avec soulagement que le silence régnait dans mon appartement. Ma crise de folie était passée. Et comme je me trouvais à côté du linge de lit, je me décidai enfin à me coucher.
Les bras chargés des draps et du coussin, une serviette nouée autour de la taille, je m'engageai dans le salon avec la ferme intention de m'installer pour la nuit quand un grésillement me fit sursauter. Je scrutai les alentours, le cœur battant la chamade, jusqu'à poser les yeux sur le vieil écran. Celui de ma télévision. De stupeur, je lâchai tout et fixai bouche bée l'écran allumé. S'agissait-il d'un reflet ?
Une fois la surprise passée, je m'approchai à pas de loup –la prudence était de mise face à ce phénomène inexpliqué– et me plantai devant l'objet de ma curiosité. L'écran diffusait bel et bien une image : un très joli paysage enneigé, mignon, mais pas très original ; j'en voyais tous les jours sur les cartes postales du centre commercial.
Le texte, par contre, me fascina. Une écriture fine, soignée, entrecoupée de dessins adorables s'étalait sous mes yeux. Mais au contraire des fontes dites «manuscrites», les courbes de ces lettres changeaient sensiblement d'un mot à l'autre. Les p par exemple : les pattes de certains tendaient vers l'avant, tandis que quelques autres se recourbaient vers l'arrière. L'arrondi de l'un d'eux avait même la forme d'un cœur ! Les dessins ? Eh bien, comme l'année dernière, l'année d'avant et celle d'encore avant, vous n'aurez pas le moindre indice à leur propos, faites fonctionner votre imagination !
Ho Ho Ho Joli-Cœur.
Surpris, n'est-ce pas ? Quel délice d'imaginer ta trogne en ce moment, quel dommage de manquer ce spectacle ! Une réponse inattendue à ton e-mail, que voilà un joli présent de Noël, non ? Entre nous, tu es chanceux, d'ordinaire, j'oublie toujours mon phonoïd sur le guéridon.
Phonoïd, un mot étrange, jamais entendu et qui me laissa perplexe. Une nouvelle marque de téléphone, peut-être ? Sauf que je ne saisissais pas le rapport avec mon message électronique. À l'époque des premiers téléphones en couleur, la 4G et les boîtes mails sur téléphone n'existaient pas ! Le simple fait de posséder un appareil photo sur mon vieux Nakio me comblait ! Comme s'il avait anticipé mes pensées, la phrase d'après m'éclaira.
C'est un téléphone très très perfectionné, je te montrerai tout à l'heure.
Tout à l'heure ? Dans ma poitrine, mon cœur s'affola et je dus relire ces mots plusieurs fois pour être sûr de n'avoir pas rêvé.
Oui, tu as bien lu, tout à l'heure. Je prévois d'exaucer tes vœux ce soir. Enfin, quand je dis tes vœux, cela signifie que tu pourras interviewer le père Nocklël, me poser autant de questions que tu le souhaiteras ! Presque n'importe lesquelles !
Pour faire les choses bien et dans la tradition de Noël, je paraîtrai chez toi au douzième coup de minuit. Pas par la cheminée, ta résidence en est dépourvue, et puis, c'est un peu étroit, non ? Quoique je n'ai jamais essayé...
Allez, tiens-toi prêt Yaël !
Oh, une dernière chose. N'oublie pas le verre de lait et les petits gâteaux s'il te plaît !
Le père Nocklël.
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