Le Choc de la réalité

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Vous connaissez tous, ou presque, cette attente interminable, cette angoisse face à l'incertitude. Vos épaules tremblent, s'affaissent. Votre regard devient vague. Votre respiration s'accélère. Vos yeux ? Ils piquent, menacent de déborder, clignent plusieurs fois avant de se concentrer sur un point précis, quel qu'il soit : vos orteils ? Le tableau accroché au mur ? La fissure du plafond ? Mais inexorablement, vos prunelles reviennent fixer un endroit, cet endroit où vous vous attendiez à voir quelque chose. Puis, vient la déception, cet horrible sentiment de trahison face à une promesse brisée.

C'est ainsi que je me sentais lorsque mon four cria — les bredalas étaient à point —, de longues minutes après que la voix de Tino Rossi se fut tue. Mon monde s'effondrait. Il n'était pas venu. Mon merveilleux, mon adorable Père Noël m'avait posé un lapin.

Très vite, le doute s'insinua : et si j'avais rêvé toute cette histoire ? Les bières de Noël m'avaient sans doute plus attaqué le cerveau que je ne l'avais pensé : j'avais halluciné. Oui, l'alcool expliquait tout : la télévision prenant vie, les chants de noël, sans oublier mon délire de confectionner des bredalas à vingt-trois heures, un soir de Noël.

Dépité, je baissai le nez. Il devenait urgent de m'acheter, par n'importe quel moyen, un billet d'avion pour la France ; je rentrerais chez moi et mettrais fin à cette assommante solitude. Finies les soirées de beuverie, finies les hallucinations !

Un raclement de gorge me glaça le sang tandis qu'une pensée me hurlait : « Tu n'es pas seul ! ». Je ne trouvai rien de mieux que de lui répliquer à voix haute que je l'avais deviné, avant de me retourner, le cœur battant.

Là, au beau milieu de mon studio, entre le bureau et la kitchenette, se tenait un individu hilare que je n'avais jamais vu auparavant. Et mes pauvres neurones peinaient à comprendre comment il avait bien pu atterrir ici ; la fenêtre demeurait close et je n'avais pas quitté la porte des yeux. Soudain, l'homme amorça un mouvement. Je fis alors ce que tout être censé aurait fait à ma place : je lui jetai le mug de lait en pleine figure en hurlant :

– Ne bougez pas, sortez de chez moi !

Le récipient fusa dans les airs, rebondit sur son torse — non sans y déverser son contenu — avant de s'échouer au sol et de rouler sur quelques centimètres dans un sillage de gouttelettes blanches. Et le rôdeur de rire, le nez retroussé :

– Bonsoir Yaël... je dois sortir de chez toi sans bouger ? Je peux, mais ça va t'effrayer encore plus ! Et puis, je suis ici sur ton invitation.

Incrédule, je le dévisageai. Ma première impression ne m'avait pas trompé, jamais je n'avais croisé cet hurluberlu de toute ma vie : hormis ses cheveux d'un blanc laiteux, il ne ressemblait pas, mais pas du tout, à mon Père Noël. Sa taille plutôt fine comme son visage ne collaient pas. Ce bonhomme-là devait avoir trente-cinq, quarante ans maximum. Mais le plus marquant résidait dans son regard : nulle trace du bleu tant attendu, ce bleu de mes souvenirs, ce bleu chéri. À la place, une couleur qu'aucun iris ne devrait posséder : un rose pâle, presque le même rose que les boucles d'oreilles en morganite de ma mère. Plus les minutes passaient, plus j'imaginai qu'un psychopathe s'était introduit chez moi.

– Qui êtes-vous ?

– Nocklël.

– Nocklël ? Un imposteur qui se prend pour le père Noël ? Sans vouloir vous offenser, c'est raté.

– Avec le bouche à oreilles, Nocklël est devenu Noël, soupira-t-il.

– Vous ne lui ressemblez pas, contrai-je, buté.

Profitant de la conversation, je cherchai une arme des yeux : un couteau que je n'aurais pas rangé, le balai peut-être, la tasse – toujours au sol, trop compliqué de la saisir en toute discrétion – ou bien... oui, le rouleau à pâtisserie ! Il trônait dans l'évier, encore couvert de farine. À petits pas, je m'en approchai, tentant d'ignorer le regard amusé de ce prétendu Père Noël que je continuai de dévisager avec une insolente impolitesse.

Enfin, ma main se referma sur le manche de bois, mais avant d'avoir pu esquisser le moindre geste, l'individu se trouvait près de moi, ses doigts sur le point d'attraper mon poignet. Je me figeai.

– Que comptes-tu faire avec ce rouleau ? gloussa-t-il.

– Je vais t'assommer, puis m'enfuir pour chercher de l'aide. Ou alors j'appellerai la pol...

– Je crois être plus rapide que toi. Et donner ton plan à un possible criminel n'est pas forcément très malin, aurais-tu la tête ailleurs, Yaël ?

Je voulus répliquer, mais seul un grommellement incompréhensible m'échappa : il connaissait mon nom ! Je réalisai également que certains détails de son apparence m'avaient échappés. Détails qui plaidaient en faveur du Père Noël ou, du moins, d'une créature mystérieuse.

Son épiderme, pour commencer, semblait aussi doux que celui d'un enfant. Pas la moindre imperfection. Pas la moindre ride. Au contraire de ma peau craquelée où fleurissaient quelques boutons, sans parler de la sécheresse de mon nez.

Oui Carmen, je n'ai jamais résolu ce problème, je sais, et inutile de chuchoter, je t'entends tout de même !

Revenons à Nocklël : la couleur de ses yeux et celle de sa chevelure m'interrogeaient. Elles semblaient si naturelles qu'un instant, je pensai qu'il était albinos. Néanmoins, l'ambre de sa peau contrariait cette hypothèse.

Pour finir, ses oreilles se terminaient par une petite pointe torsadée que même un excellent chirurgien esthétique aurait été bien en peine de reproduire. Et si cet individu au regard narquois était bel et bien mon idole de toujours ?

Mais comment un vieillard bedonnant à la barbe hirsute aurait-il pu se transformer en Apollon d'un autre monde ? Ne vous méprenez pas, Nocklël n'avait rien du bel homme séduisant que l'on voit dans les films, au contraire : plutôt large d'épaules malgré des hanches étroites, de petite taille. Il possédait en outre un nez légèrement de travers planté au beau milieu d'un visage des plus banals. Hormis ses yeux et ses oreilles, il n'avait vraiment rien de particulier.

Pourtant, il me plaisait. J'ignorais pourquoi, mais il me plaisait. Peut-être juste sa présence, qui rompait mon effroyable solitude ? Sa possible identité ? Ou son accoutrement aussi étrange que fascinant ?

Pour le coup, sa tenue reléguait les costumes des films au rang de guenilles. J'en vins même à apprécier qu'il ne portât pas le traditionnel costume rouge.

Nulle botte à ses pieds, mais des spartiates d'un beau vert anglais dont le cuir se parait de reflets satinés. Pas plus de culotte de toile noire non plus, remplacé par un slim foncé qui semblait en jean, mais possédait la fluidité de la soie. Un épais pull venait parfaire sa tenue en lieu et place du chaud manteau à fourrure blanche. Un pull tricoté dans une laine si étrange qu'elle ne provenait certainement pas d'un animal de notre belle planète.

À l'époque, je pensai que mon esprit me jouait des tours. Mais aujourd'hui, j'en suis persuadé, cette bestiole n'existe pas sur Terre ; je n'y ai encore jamais croisé de moutons ou autre bestiole dont le lainage change sensiblement de teinte en fonction de ses mouvements. Oh, il ne passait pas du jaune au rouge —il ne faut pas pousser —, mais alors que je lui avais d'emblée attribué un beau vert d'eau, l'étoffe s'assombrit sitôt qu'il s'avança, avant de prendre la teinte du jade. Et quand il s'arrêta à mon niveau, le vêtement avait recouvré sa couleur initiale. Ces différentes nuances si dissemblables me fascinèrent, me perturbèrent —presque autant que de constater que toutes traces de lait avaient disparu du vêtement — et je ne parvins à en détacher le regard que lorsqu'il tendit la main, tout sourire.

Mon cœur tressauta aussitôt, ma bouche se tordit en moue inquiète. Pourtant, appréhension et envie se mêlaient : qu'allait-il donc faire ? Saisir mes doigts ? Me caresser la joue ? Ou au contraire me faire du mal ?

Mais il ne fit rien du tout, son bras resta en suspend, paume tournée vers le plafond. Après quelques secondes, il se racla la gorge.

– Donne-moi donc ce rouleau à pâtisserie s'il te plaît. J'imagine assez bien l'originalité d'une interview à coup de rouleau, mais je ne suis pas franchement tenté.

Je réalisai à ce moment que j'espérais vraiment qu'il esquissât un geste tendre. Ma déception n'eut d'égale que ma honte ; je lui tendis l'instrument, sans un mot. Surtout, ne pas montrer mes sentiments, je me devais de rester digne.

L'ustensile retrouva son évier, puis mon invité ramassa le mug abandonné, l'emplit de lait, comme s'il habitait ici, et vida le tout d'une traite. Puis, il lécha ses lèvres rosées ; je les lorgnais plus que de raison. Je ne les avais jamais imaginées dénuées de l'énorme barbe ainsi que de la majestueuse moustache blanche, mais leur finesse, leur teinte... je rêvai soudain de laisser mes doigts galoper le long de ces courbes parfaites, je songeai à presser ma bouche dessus, à les capturer entre mes dents. L'objet de mon supplice s'étira une nouvelle fois en sourire.

– Nous allons mettre ce regard concupiscent sur le dos des bières que tu sembles avoir ingurgitées. J'avais un peu peur que mon apparence te rebute. Apparemment, je suis loin du compte ! Toutefois, si vraiment elle te dissipe trop pour ton interview, je peux sans aucun problème revêtir l'aspect dont tu as l'habitude... à quelques exceptions près, je n'ai pas mangé assez de bredalas pour avoir la même bedaine.

Interloqué, je l'observai alors prendre une profonde inspiration, fermer les yeux et se pincer le nez. Ses contours devinrent flous, sa silhouette se brouilla avant de se parer d'un maelstrom de couleurs qui me força à fermer les yeux.

Encore aujourd'hui, je ne peux regarder cet étrange phénomène sans frôler le malaise ; c'est comme si quelqu'un gommait sommairement un dessin au crayon pour y ajouter des touches de peintures vives. Avant de leur ordonner de prendre vie et de se mélanger sans aucune logique. Quand son « image » se stabilise, il revêt une nouvelle tenue. Ou se retrouve nu, selon la situation.

Après ce tour de passe-passe, donc, il se trouvait enfin devant moi, tel que je l'imaginais, ou presque : emmitouflé dans une longue veste dont les fourrures rappelaient le léopard des neiges. Un bonnet, du même tissu rouge moiré, trônait sur son crâne. Des bottes fines lui galbaient les mollets à la perfection.

– Sans doute du sur mesure, pensai-je avant de me morigéner. Idiot, ça pue la magie, c'est forcément à sa taille.

Un large ceinturon venait parfaire le tout, du même cuir noir que les chaussures et dont la boucle argentée possédait les mêmes reflets que ses cheveux, seule chose à n'avoir pas changé.

Mais surtout, surtout, deux yeux d'un bleu envoûtant se braquaient sur moi.

Il était enfin là, mon Père Noël.

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