Le réveil

7 minutes de lecture

Imaginez-vous sur le point de vous endormir. Oui, c'est plutôt classique, mais envisagez maintenant que vous soyez en désaccord à votre cerveau : vous voulez rester éveillé coûte que coûte. Commence alors une lutte acharnée pour savoir qui de vous ou de vos paupières va remporter la bataille. Que ceux qui parviennent à battre leur cervelle me contactent en fin de soirée, je veux bien leur recette secrète !

À ce moment-là, je me trouvais au cœur de l'une de ces batailles. La main de Nocklël ébouriffait mes cheveux avec tendresse, presque avec timidité. J'en profitai pour l'observer à la dérobée : il me semblait tout à coup bien fatigué, lui aussi. Le regard vague, un peu mélancolique, les sourcils un brin froncés. De temps à autre, ses joues tressautaient, puis il baillait à s'en décrocher la mâchoire. Mais, à ma grande surprise, il ne m'adressa aucun regard torve, n'eut aucun geste déplacé. Pas une seule fois !

Il devait sentir que Morphée n'avait pas encore refermé ses bras sur moi et se comportait ainsi le temps d'endormir ma méfiance. Je n'étais pas dupe : il restait un parfait inconnu aux pouvoirs magiques aussi étranges qu'effrayants. Je prévoyais donc de faire semblant de m'assoupir pour mieux l'espionner. Peut-être même allais-je le surprendre en train de dévaliser mon appartement ? Ou pire...

Par malheur, mes paupières bien trop lourdes me manifestaient leur envie d'en finir. Je dus trouver une alternative pour rester éveillé : j'affirmai haut et fort à mon Père Noël que l'interviewer ne serait qu'une formalité et que nous pouvions commencer dans la minute !

Je reste à ce jour encore persuadé que ça aurait pu marcher, sans tous mes bégaiements et bafouillages ; ils me firent perdre toute crédibilité et je n'obtins de Nocklël que des gloussements amusés... ainsi qu'un doux regard qui affola un peu trop mon cœur.

– Yaël, Joli-cœur, tu es saoul et éreinté. Il ne servirait à rien de me poser tes questions ce soir, tu les auras probablement oubliées le temps que je réponde...

– Pas du tout, je suis en fleine porme !

– Dors au moins quelques heures...

– Je...

Ma voix s'éteignit. Face à ses iris emplis de bonté, impossible d'avouer que je ne lui accordais pas ma confiance. Tout à coup, j'avais même envie de croire en lui. Oui, cet inconnu me donnait envie de croire au Père Noël... en qui je croyais déjà. Petit à petit, l'idée qu'il s'agissait bel et bien de lui se frayait un chemin jusqu'à mon cerveau : ces yeux... ces yeux étaient bien ceux de mes souvenirs, ceux qui m'avaient tant fasciné enfant. Ceux que j'associais sans doute possible au Père Noël.

– Demain matin, au lever alors, je t'interviewerai, déclarai-je, me surprenant moi-même.

Étais-je en train d'accepter l'impensable ? Certainement, et j'en eut confirmation quelques secondes plus tard.

– Cette option me semble assez improbable, je dois travailler tôt ; je ne serai pas là à ton réveil, mais...

– Quoi ? Tu débarques chez moi en pleine nuit, mais tu pars au petit matin ? On dirait un mauvais film d'amour...

– Désolé. Crois-moi, j'aurais...

Il prononça la fin si bas que je n'en saisis pas un traître mot. Pendant quelques minutes, j'essayai de le convaincre de répéter. En vain, aucun de mes minables arguments ne fit mouche.

Alors, contrarié, j'abandonnai. D'une part parce que je n'arrivais plus à me méfier, désormais persuadé d'être face à mon cher Père Noël, d'autre part parce qu'aussitôt entré dans ma vie, ce même Père Noël allait disparaître. Je fomentai déjà des plans pour me lever avant son départ, quand une de ses phrases réactiva mon cerveau embrumé : « demain, je dois travailler tôt ».

Pourquoi donc devait-il travailler le lendemain ? Et pourquoi n'était-il pas en pleine distribution de cadeaux ? Étrange pour un Père Noël...

Lorsque je lui fis remarquer, il se moqua gentiment de moi :

– Je croyais que tu savais qui apportaient tes cadeaux à chaque Noël !

– Ouais, mes parents, mais... mais alors tu fais quoi ?

De nouveau, le doute s'immisça en moi : Père Noël ou imposteur ?

– Je vais te confier un secret. Le plus gros de mon travail, lors des fêtes de Noël sur Terre, se fait en amont. Lorsque les gens choisissent les cadeaux. Mais je t'expliquerai ça quand tu pourras te concentrer sur mes paroles plus de vingt secondes...

– Hey, je peux tout à fait me concerter sur tes paroles !

–... te... concerter ? Vraiment ?

– Me concentrer sur tes paroles, tout à fait, repris-je sans me démonter.

– Sur mes paroles, peut-être, mais sur les tiennes ? chuchota-t-il en se penchant vers moi.

Sa bouche si proche obnubila soudain toutes mes pensées. Je voulus reculer pour me reprendre, le contredire, mais sa main se posa sur ma nuque pour y exercer une délicieuse pression.

Encore aujourd'hui, j'ignore si la caresse de ses lèvres sur les miennes fut réelle ou non. C'est une des rares questions auxquelles il refuse de répondre, mais je peux vous affirmer qu'à ce moment-là, je priai, encore une fois, tous les Dieux dont j'avais entendu parler pour rester éveillé... et la seconde suivante, je sombrai, lové dans ses bras rassurants.

Lorsque je m'éveillai à midi passé, nulle trace de mon visiteur. Mais pelotonné comme je l'étais dans un sofa qui ne m'appartenait pas, je ne songeai pas un instant avoir imaginé cette soirée. Aucune chance de confondre ces coussins confortables avec mon vieux convertible !

Mon premier réflexe fut de vérifier que j'étais toujours vêtu : rien à signaler à ce sujet. Puis, j'inspectai mon appartement « pour vérifier que rien n'avait été volé ». En réalité, je cherchais juste Nocklël ; un coup d'œil m'avait suffi pour savoir que rien n'avait bougé. Et puis, quel être sensé déroberait les affaires d'un étudiant, mais lui abandonnerait un luxueux canapé ?

Le cœur battant, je me dirigeai vers la salle de bain, dernier refuge possible, dernière chance, dernier espoir. J'activai la poignée, la main tremblante, fermai les yeux alors que la porte grinçait, puis écoutai avec attention. Pas un bruit. Ne me restait plus qu'à retourner me morfondre sur l'adorable causeuse ; ma famille festoyait et s'amusait sans moi à des milliers de kilomètres, et mon fantasme, ma seule compagnie, venait de s'évaporer dans la nature.

Pour me changer les idées, j'optais finalement pour un café, mais ne m'aperçus qu'une fois la tasse brûlante dans la main gauche que le sucre en poudre s'avérait introuvable : disparu corps et biens lors de la confection des bredalas. Bredalas qui pointaient d'ailleurs aux abonnés absents... Quelle étrange idée avait traversé l'esprit de Nocklël pour qu'il emmenât ces choses toutes brûlées ?

Toujours est-il que la disparition du sucre fut la goutte de trop et je fondis en larmes alors que mes recherches demeuraient infructueuses. Je posai ma tasse à côté de l'évier et restai là, immobile et larmoyant, à renifler d'une manière assez écœurante.

Eh oui, je n'ai jamais pleuré ni élégamment ni en silence. Je suis plutôt du genre à émettre des sortes de ronflements peu ragoûtants, ou à m'essuyer le nez dans ma manche quand je n'ai pas la chance d'avoir un paquet de mouchoirs à proximité.

– Tu comptes pleurnicher comme ça tout l'après-midi ou me rejoindre sur le sofa ?

L'intervention stoppa net tout couinement. Cela faisait deux fois que Nocklël se matérialisait sans un bruit.

– Mais ça va pas la tête, tu peux pas t'inviter comme ça ! Imagine, j'aurais encore eu mon café dans les mains !

– Le lait m'a servi de leçon, j'ai attendu cette fois.

– Parce que tu m'esp... tu n'es plus en Père Noël...

Ma voix trahit ma déception.

– Observateur, se moqua-t-il. Sur terre, je me dois d'être discret.

– Oui, comme la fois où tu sautais dans des feuilles mortes, ironisai-je.

– Oui, bon, il m'arrive de m'égarer un peu...

– Tu as gardé les yeux bleus.

– Comme je viens de te le dire, je veux être discret. Et les yeux couleur corail, ça n'aide pas. Et puis, en bleu, ils te rassurent, j'ai même cru comprendre que tu fondais devant eux, je serais bête de m'en priver !

J'en restai bouche bée sans parvenir à déterminer s'il se payait ma tête ou non. Il tapota la place à côté de lui.

Je me détournai pour saisir ma boisson matinale, et lorsque mon regard se porta de nouveau sur lui, une table basse siégeait devant la causeuse. Mon invité y déposa un sachet de papier beige ainsi qu'une boîte cartonnée rectangulaire. Ses doigts en tapotèrent la surface :

– Du sucre pour ton café, Joli-cœur. Et des croissants français. Aux amandes...

– Mes préférés, soufflai-je.

– Pure coïncidence !

Je n'en crus pas un mot.

– Allez, viens là, ajouta-t-il, nous avons une interview de prévue.

Je rappliquai ventre à terre, autant pour le bel homme alangui que pour la promesse de la cassonade dans mon breuvage. Amusé, il glissa deux morceaux dans ma tasse, s'étira, puis vrilla sur moi ses yeux temporairement bleus.

– J'ai travaillé d'arrache-pied toute la matinée, Joli-cœur, il est temps pour moi de profiter d'une pause bien méritée, même si elle sera courte. Je suis tout à toi !

Je sirotai le précieux liquide en silence. Un millier de questions me trottaient dans l'esprit, et j'avais peine à les ordonner.

– Je n'arrive pas à croire que j'accepte cette situation comme si c'était normal...

– Tu as toujours cru en moi et...

– Et je reconnais tes yeux. Pas le moindre doute là-dessus... Enfin, quand ils sont bleus. Mais de là à t'interviewer...

– C'est pourtant ce que tu voulais, non ? Tu l'as encore réclamé hier soir ! Allez, c'est simple, tu peux me poser n'importe quelle question ! Tout ce que tu as toujours voulu savoir sur le Père Noël est à portée de connaissance !

– D'accord... bien, alors... d'où vient le mythe du Père Noël ?

Annotations

Vous aimez lire Carazachiel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0