Chapitre 2 : Capharnaüm
Mon premier contact avec l'extérieur fut une des expériences les plus traumatisantes de ma vie. Les parois du dôme nous empêchaient de percevoir au-delà, diffusant simplement l'image d'un ciel bleu paisible. Passé les portes de ce sanctuaire, je n'y ai trouvé qu'un monde ocre avec des vents d'une intensité inconcevable, nulle évidence qu'une végétation ait un jour existé, simplement des terres désertiques orange et vides. Un brouillard impénétrable m'empêchait de deviner l'horizon alors j'allais au hasard de mes pas, choisissant une direction pour ne jamais en dévier, ainsi je m'assurais de pouvoir revenir au dôme en cas de grand danger.
Passées deux heures de marche, je vis se découper au loin de gigantesques formes vaguement rectangulaires de taille inférieure au dôme, colossal par ailleurs, se dressant du sol comme si elles défiaient le ciel. Une demi-heure plus tard, je découvris des bâtisses que l'on nommait, si je m'en fiais à mes livres d'histoires, « immeubles ». Ces constructions géantes semblaient en ruine, comme des témoins immuables de la déchéance de l'humanité.
Plus je m'approchais, plus ils me fascinaient. Une fois que je fus suffisamment proche pour pouvoir les détailler plus précisément, je crus que mes yeux me firent défaut. C'était comme si ces géants de béton respiraient. Ma méfiance s'accentuait au fur et à mesure de mes observations.
La roche noire qui composait ces immeubles semblait en mouvement constant. Je finis par comprendre que ce n'était pas de la pierre. Ces immenses bâtisses n'étaient pas plus vivantes qu'au moment de la catastrophe pas plus qu'ils n'étaient recouverts de pierre. La totalité de ces débris était recouverte d'une infinité de carapace de chitine noire, c'était cela que je voyais bouger.
Je finis par comprendre que la Grande Débâcle n'avait pas simplement nui à l'humanité, mais elle avait profité aux cafards. Elle avait en réalité terraformé la planète transformant ces villes, symboles d'un temps passés, en de gigantesques nids de blattes. Leur offrant des conditions de vie optimales en comparaison de n'importe quelle espèce, les propulsant au sommet de la chaîne alimentaire, en l'absence de concurrent direct. D'aspects ils ressemblent aux cafards que l'on connaissait, en plus gros. Il me semblait parfois en voir « communiquer », je ne saurais trop dire, de temps en temps j'en distinguais deux se figer quelques secondes, percevoir leurs antennes s'agiter puis les deux cancrelats reprirent leur activité respective.
Je choisis de les observer de loin.
Ici, les cafards régnaient en maître. Ils étaient organisés, très organisés, trop organisés. La seule explication que je sus trouver pour déchiffrer leurs fonctionnements était que chaque nid agissait comme une conscience collective, tout le monde n'était personne, tout le monde était un. L'individu était tout et l'individu n'était rien. Quelle merveilleuse et terrifiante société. L'utopie d'une société parfaite réunie dans une vermine géante, je rêvais que l'humanité fut autant en osmose avec elle-même. Je supposai d'après mes observations que chaque individu disposait d'une conscience, sinon il n'y aurait nul besoin de communiquer au travers de leurs antennes.
Une conscience plus globale pourrait-elle s'incarner en chaque individu du nid avec comme relais de communication, leurs antennes ? À moins qu'il ne s'agisse que d'une seule et même conscience divisée en autant de membres que le nid parvient à en générer et aucune individualité ? Comment en apprendre davantage sans me mettre en danger ? Comment réagiraient-ils avec un contact humain ?
Il était bien trop tôt pour y réfléchir, mais cette civilisation me fascinait déjà.
Dans l'impossibilité d'approcher les cafards sans me mettre plus en danger, je pris la décision de les délaisser, pour le moment, préférant me tenir à l'écart de ce qui devait être une grande agglomération. En contournant la ville, je fus surpris de remarquer un accès à des souterrains, dont l'odeur nauséabonde m'indiquait sans l'ombre d'un doute l'entrée d'un égout. Prenant mon courage à deux mains, je m'aventurais alors dans les profondeurs immondes de ce monde de déchets abandonnés.
En arpentant les couloirs sous-terrain, je fus surpris de découvrir que les lieux portaient des signes de vie, il n'y avait pas de doutes possibles, ces lieux étaient habités. Par quoi... par qui ? Impossible de le savoir sans m'y enfoncer plus profondément.
Au bout d'un certain temps, je remarquais une masse gigantesque découpant l'obscurité. Plus je m'approchais, plus cette masse informe se découpait avec précision.
Serait-ce... un homme ?
Pouvais-je réellement le qualifier ainsi. Il mesurait bien deux voire trois mètres de haut, une peau d'un blanc d'albâtre, son teint suggérait que son corps avait rarement connu la « caresse » radioactive des rayons de soleil. Ce géant à la peau laiteuse m'est apparu comme un monstre de prime abord. En plus de sa taille je fis immédiatement saisi par sa poitrine : son cœur marquait les contours de ses pectoraux, on pouvait même l'observer battre au travers de sa peau. Pour parfaire ce portrait hideux, un œil unique était cintré en plein milieu de son front.
C'était la première fois que je voyais les effets des radiations. Je sentais que je me devais de l'approcher, de lui parler. Même si la crainte qui m'animait à l'idée d'établir un contact avec l'inconnu était grande, je n'étais pas venu ici pour me morfondre sur mes peurs, mais pour apprendre.
J'avais une mission, mon professeur me l'avait confiée, ce n'était pas seulement parce que je tenais l'homme en haute estime que j'accomplissais cette tâche, je profitais également de cette opportunité pour prouver ma valeur au dôme. Ainsi, je me devais d'approcher l'être qui se présenta devant moi.
Tu te mens à toi-même, tu fais simplement cela parce qu'on te l'a demandé. Rien de plus.
J'essayais de chasser cette dernière hypothèse de ma tête pour me focaliser sur mon devoir :
Comment aborder-t-on une personne pareille ? Je supposai qu'un « bonjour » serait approprié. Après tout il était humain, comme moi. N'y avait-t-il pas un monstre en chacun de nous ? Lui ne l'était peut-être que visuellement.
–Bonjour
Des mots si anodins pour une rencontre si exceptionnelle, je devrais peut-être rajouter quelque chose :
Je viens en paix.
Il me répondit après un long silence, l'espace d'un instant je me demandais même s'il ne s'agissait pas d'une statue. Si le moment pouvait s'annoncer solennelle, à mes yeux l'émotion qui dominait était une tension dévorante. Il s'approchait de moi d'un pas résolu, manifestement calme. Tout au long de sa progression, il semblait me juger du regard, inspectant avec minutie mon physique et mes réactions face à sa venue.
Quand nous fûmes face à face, je pris la pleine mesure de la taille de ce géant. Outre sa carrure imposante, la proximité avec son poitrail palpitant au gré des battements de son cœur saillant m'inspirait un profond malaise.
Je ne sus quoi dire, j'étais toujours dans l'attente d'une réponse, je craignais maintenant qu'il ne sache pas parler. Il alors enfonça son poing sur ma joue dans un mouvement insoupçonnable de rapidité pour quelqu'un de sa corpulence.
Projeté en arrière par l'impact, je chutai lamentablement au sol, complètement abasourdi. Ne souhaitant pas lui donner l'opportunité de surenchérir je lui tournai le dos et me mis à ramper vers la sortie à quatre pattes. A nouveau sa vivacité me surprit lorsque d'un geste nonchalant et non dénué de délicatesse, son bras agrippa mon dos, m'extirpa du sol pour me remettre sur pied.
Alors il prit la parole d'un air parfaitement cordial.
-A toi.
Joignant le geste à la parole, il se pencha pour être à ma portée et me tendit sa joue. À ce stade de mon journal, je me dois préciser que c'était mon tout premier spectacle de violence. Ma voix tremblante trahissait mon effarement face à un déluge spontané de ce que je pensais être de la sauvagerie. Toute dignité avait disparu de mon être alors que je lui fournis ma réponse.
-Je... ne veux pas me battre. Nous ne sommes pas obligés. Vraiment ! Laissez-moi partir.
Il eut l'air stupéfait, son visage dépeignant une mine aussi compatissante qu'amusée.
-Se battre ? Non.
Il désigna son poing du regard, le ferma et mima un coup sur sa propre joue.
Salutation.
Je voguais de surprise en surprise dans un océan de confusion.
Il me fallut rassembler mon esprit pour sortir de l'urgence afin de tamiser mon instinct de survie qui me commandait de partir sur le champ.
–C'est... ça votre manière de saluer ?
Il opina de la tête et poursuivit.
-Pas mienne, Tocards saluer comme ça.
Tocards ? J'ai bien entendu ? Plus important, s'il a une manière propre de saluer, cela implique nécessairement qu'ils sont plusieurs.
Il surenchérit sans attendre :
Si toi pas savoir... Toi venir d'ailleurs ?
Bon esprit de déduction, ça n'est manifestement pas qu'une montagne de muscle.
Je lui répondis en me massant la joue, dont les rougeurs dessinaient les contours de son poing.
-Oui ! C'est ça ! Précisément.
Si l'on fait exception de la manière de saluer, il n'avait pas l'air si agressif, bien au contraire. Toutefois après cette première révélation, je vis une lueur de méfiance traverser son regard.
-Toi venir pourquoi ?
Il m'apparut évident que le choix de mes mots serait déterminant pour la bonne poursuite de notre contact. Alors même que la tension ne s'était pas totalement dissipé, il me fallut choisir une approche.
-Je suis ici pour apprendre. Voir comment c'est en dehors de chez moi.
Je n'avais aucune raison de lui mentir, pire cela aurait pu susciter de la méfiance s'il me débusquait, la sincérité était ma meilleure chance.
Un sourire aux coins des lèvres, il me demanda avec une soif de connaissance aux lèvres.
-Pour toi, comment être dehors ?
La curiosité, la mesure de l'intelligence. Il a beau être maladroit dans sa syntaxe, cela n'enlève rien à l'estime naissante que je lui portai.
–Orange et dangereux.
Son rire fut une bénédiction. Il apaisa la tension qui parasitait mon esprit autant qu'elle paralysait mon corps. Lorsqu'il eût terminé, il me posa une main sur mon épaule, m'intimant de progresser avec moi.
–Toi venir avec moi. Présenter autre tocards.
Il me mena vers un hall où de pauvres hères étaient agglomérés vaquant à leurs occupations. J'eus assez peu de temps pour les observer, suffisamment pour noter un certain nombre de remarques :
Chaque individu se distinguait des autres par la manière dont les radiations avaient affecté leurs corps. Certains arboraient des vêtements rudimentaires, d'autres dans le plus simple appareil. Comme mon compère, tous présentaient des difformités physiques, trois pénis, un sein unique géant, des siamois, un bras démesuré... Sans parler des différents stigmates laissés par la vie : cicatrices, brûlures, scarifications, tatouages, etc.
Certains tentaient de faire du troc, d'autres proposaient leurs services, d'autres en armes et d'armures mettaient en valeur leur muscle. Je pris un moment pour observer leur équipement : Des lames taillées à même le métal, grossièrement polies, des protections formées de lanières de cuir clouté leur donnant un aspect inspirant autant le ridicule que la menace. Je vis également des femmes et des hommes telles qu'on en décrit dans nos livres d'histoires, légèrement vêtus, dans des postures lascives, pratiquant ce que l'on nommait être « le plus vieux métier du monde ». C'était... extrêmement perturbant, j'étais habité d'un nouveau sentiment dont les parents inconciliables furent la tentation et le malaise.
Finalement la promiscuité entre ces guerriers et ces prostitués firent naître en moi un constat singulier.
Ces deux métiers n'étaient-ils pas en tout point similaire ? Les deux cherchaient à se mettre en valeur pour être choisi, dans un métier impliquant le contact, le rapport au corps. Cherchant à attirer le regard pour offrir leurs corps à leurs tâches respectives.
Quoiqu'il en soit, cette société avait un certain charme... Après avoir observé les Cafards qui brillaient par leur osmose, voir ce regroupement anarchique d'humains dégénérés* contrastait drastiquement : les cafards n'étaient que symbiose et collectivité, cette société n'était qu'une somme d'individualité. Outre la « brutalité » des Tocards, puisqu'il me fallait les nommer autant employer leurs propres termes, chaque personne ressortait à sa manière, que ce soit physiquement ou mentalement. La manière dont leur unicité ressortait créée une sorte de dissonance particulièrement attractive pour quelqu'un comme moi, qui n'avait jamais connu que l'unité comme leitmotiv. En fin de compte, les difformités physiques de mon guide s'estompèrent à mes yeux, tant tout idée de norme ou justement d'anormal devenait superflue ici. Ces mêmes altérités qui m'horrifiaient à la base devinrent familier à mon regard.
Je m'intéressais plus attentivement aux deux individus qui semblaient marchander. Les deux individus finirent par échanger leurs poings en plein visage à tour de rôle jusqu'à ce que l'un finisse par s'écrouler. Stupéfait par leurs actions, j'interloquais mon nouvel ami en essayant d'adopter ce que je comprenais des règles de son langage.
–Salutation ?
Mon compère cyclope nia de la tête.
–Deux mises. Premier qui tombe remporte tout.
Leurs mœurs me paraissaient très violentes, pour autant si la force physique fut valorisée à outrance je ne saurais les qualifier de barbares. Cette société, bien que primaire étant donné leur condition de vie, ne semblait avoir pour but que de survivre. Pas de s'étendre, pas de se développer, pas de s'épanouir, juste survivre. Tout le monde était plongé dans une misère absolue.
Il reprit de sa plus grosse voix à l'intention de l'ensemble de l'assemblée.
–Nouveau tocards. Tocard d'ailleurs. Ecoutez lui parler.
Sa voix laissait présager de l'avidité qu'il avait de partager l'information de ma venue à ses comparses, il était animé d'une certaine fierté d'être le premier à leur faire découvrir de la nouveauté.
Si tôt qu'il eut prononcé sa phrase, un attroupement d'individu vint nous cerner de toute part. Jamais ma mortalité m'était autant apparue comme une évidence. Je savais que je devais bien choisir mes mots alors même que c'était une langue dont je devais deviner les bases au fur et à mesure. Dominé par la peur, je sentais leurs regards se planter sur moi comme autant de couteaux acérés. Je mis un certain temps à trouver le courage de parler. C'est ainsi que je pris la parole alors que ma phrase fut ponctuée d'hésitation.
–On m'a envoyé dehors pour voir de quoi est fait notre monde, pour apprendre. Alors, j'ai traversé le désert, j'ai vu notre monde dévasté par les intempéries et je vous ai rencontré. Je ne pensai découvrir personne mais sachez que mes intentions n'ont rien de néfastes.
Alors que je poursuivais mes explications, je fus régulièrement interrompu par des individus vociférant des « Parles moins long », aussi je décidai d'être plus concis.
Là d'où je viens, l'air ne rend pas malade, on cueille la nourriture au sol et on meurt de vieillesse.
Si la première partie de mon monologue ne semblait avoir été que partiellement comprise, la seconde en revanche avait éveillé l'intérêt auprès d'une majorité de l'assemblée ; comme si mes lèvres abritaient une mine de diamants. J'en repérais certains se frotter les mains, d'autres simplement circonspect à l'idée que je vienne de l'extérieur. D'autres prirent les traits de l'effroi, contrastant avec ceux dont le regard était traversé d'une lueur d'espoir. Le reste avait juste du mal à me comprendre.
La plupart des esprits me faisant face bouillonnaient d'excitation, il ne fallut que quelques instants pour que l'agitation se mue en conflit. Sans que je ne contrôle quoi que ce soit, une rixe générale éclata, mon nouvel ami cyclope me saisit par les épaules et fit office de bouclier humain pour me frayer un passage hors de la foule. Une fois écarté des échauffourées, il me dit :
-Pas voir ça depuis longtemps. Ta venue être grande nouvelle. Grande nouvelle, grands combats.
Ce constat qui m'épouvantait, semblait au contraire le réjouir à en juger par le sourire qui pointait sur ses lèvres. Il ne nous fallut que quelques instants pour rejoindre sa « maison »
Sa... maison si on pouvait l'appeler ainsi, était constituée de deux grandes plaques de tôle, pliée de façon hasardeuse de sorte à être à l'abri de l'humidité ambiante des égouts et des regards indiscrets. Son regard s'appesantit sur moi, insistant avec un intérêt manifeste.
Comment toi pas malade dehors ?
Me retrouver avec lui avait quelque chose d'apaisant après la mêlée générale qui venait de se produire.
–Tu vois ça ?
Je pointais du doigt ma combinaison anti radiation.
Cette merveille me permet d'arpenter la Désolation à l'abri de la radioactivité.
Immédiatement, je me corrigeai de sorte à me rendre plus compréhensible.
Ça, ça me protège du mauvais du dehors. Plus de maladie, plus de mort par l'air.
Directement ses yeux s'écarquillèrent, il s'agissait manifestement d'un enjeu majeur pour son peuple.
-Comment refaire ça ?
Curieusement, je me mis simultanément à déplorer ma propre imprudence et bénir son esprit. Lui exposer les bienfaits de ma tenue aurait pu le conduire à vouloir me détrousser, bien que cela aurait été stupide au vue de la différence de taille entre nous. Pourtant son premier réflexe n'était pas le vol, mais plutôt de tenter de connaître comment répliquer ma combinaison. Inconsciemment, je me mis à répliquer son phrasé.
–Ici, impossible. Récupérer tissu spécial chez moi. Après on pourra t'en fabriquer d'autres.
Son enthousiasme fut tempéré par l'attente à venir. En peu de temps j'avais atteint mon objectif : Si j'avais acquis sa sympathie, j'avais obtenu ici quelque chose de bien supérieur : Ma survie était devenue primordiale à ses yeux. Si quelques évènements m'arrivaient, il ne verrait jamais la couleur des combinaisons antiradiations que je lui ai promis. C'est en gardant cela en tête que je pu abaisser suffisant ma garde jusqu'à sombrer dans un sommeil bien mérité.
*Comprendre dégénéré dans le sens médical, dégénéré par les radiations : « Qui est atteint d'anomalies génétiques graves, affectant particulièrement ses fonctions psychiques »
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