Chapitre 4 : Ezratiseur
Comme traumatisé, peinant à réaliser ce qui venait de se passer, mon esprit tourbillonnait dans un maelstrom d'angoisse.
Une semaine ? Ce n'est pas possible, c'est de l'intimidation, il va revenir avant... C'est sûr... C'est sûr. SÛR.
...
Le dôme me manque. Mes frères, mes sœurs, mon professeur.
...
Les Tocards me manquent.
...
L'air libre me manque.
...
Malgré les tourments auxquelles on me préparait, je m'efforçais de mettre un frein à mes lamentations. A la place de mes jérémiades, je pris sur moi pour essayer de comprendre, autant par automatisme que dans un vain effort pour me rassurer.
Qu'est-ce que je fous là ? Pourquoi me mettent-ils sous pression ? Pourquoi se méfient-ils spontanément de moi ? Dans le monde dans lequel on vit, n'est-ce pas systématiquement une bonne nouvelle d'accueillir une nouvelle vie ? Une vie en plus, une nouvelle culture potentielle à découvrir, l'espoir que l'humanité ne soit pas, dans une moindre mesure, une race en voie d'extinction. Ma simple venue devrait être accueillie comme une bénédiction. Au lieu de cela, on me traite comme un cafard.
Encore que...
Un cafard aurait, je suppose, été tué sur-le-champ, on l'aurait reconnu comme un adversaire. Là, on me reconnaît comme une proie.
Je soupirais de désespoir.
Cela veut dire plusieurs choses : d'une part que je suis en danger, d'autre part que le dôme est en danger si je parle.
Ce que je dois faire est en principe clair. Je dois simplement me taire.
Mon sens du sacrifice fut confronté à un affolement incontrôlable, sans m'en rendre compte et sous le coup de la panique, je prononçai mes pensées à haute voix :
–Je vais mourir ici, je le dois. Cette prison doit être ma tombe, sans quoi il sera également le tombeau de mes pairs. Je ne veux pas mourir... Mais je le dois pour la survie de tous. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir.... JE NE VEUX PAS MOURIR.
–Tout le monde va mourir, accepte-le ou tais-toi.
La surprise me donna des sueurs froides. L'effroi vis-à-vis de mon sort m'avait rendu négligent, je n'avais même pas pris la peine de balayer la pièce du regard afin d'inspecter les lieux. Je n'étais pas seule dans cette cellule.
Je n'avais pas vu le caporal aussi satisfait depuis des lustres. Il aime bien inspirer la crainte chez les gens, je dois avouer que t'es un réceptacle de qualité pour sa bile. Vous êtes faits pour vous entendre.
L'inconnu s'esclaffa d'un rire à gorge déployé, interrompu par une toux grasse. Le genre de toux qui en disait long sur son état de santé déplorable.
Je détaillais plus longuement mon « colocataire ». Son état était tellement déplorable que j'eus peine à croire qu'il fut en vie. On avait sectionné son bras gauche et sa jambe droite, son corps était couvert de cicatrices et de tatouages représentant les pointillés de multiples opérations chirurgicales.
–T'aimes bien ce que tu vois, c'est ça ? Moi c'est Ezra, Ezra Pound.
– Zachary Tempès. Non non. Ce n'est pas ça, je ne m'attendais pas à être avec quelqu'un.
–Je n'avais pas eu de compagnie depuis un certain temps. Allez savoir peut-être qu'ils m'ont oublié, ou qu'ils ont honte de moi, l'un dans l'autre... Je m'en fous. Qu'ils considèrent que je ne suis personne, ça me va aussi bien. À moins que...
Il marqua un temps de pause alors qu'il me dévisageait avec un dédain flagrant.
Ce ne soit une mascarade élaborée et je parle à mon bourreau ?
Il serrait les dents comme s'il se préparait déjà à la fatalité. Je ne pouvais pas être pu troublé.
Quelle entrée en matière désastreuse ... Quel genre de personnes peuplent cet endroit affligeant ?
–Mais, enfin... pas du tout ! Je... ne saurais même pas comment vous convaincre tant l'idée même me parait absurde.
Si son dédain ne disparut pas totalement des traits de son visage, je pu y lire une certaine forme d'apaisement.
–Si le caporal échangeait ta liberté contre ma mort, tu ferais quoi ?
Mon cœur sauta un battement, autant choqué par sa question que mon hésitation.
Alors ta réponse est plus qu'hâtive, elle est inconsidérée. Le temps me répondra.
Le silence et la tension s'installèrent un moment avant qu'Ezra ne décide de reprendre la parole.
–Toi, t'es clairement pas du coin, c'est ça ?
Sans que je ne le veuille, ma voix se fit sèche. Je maintenais un vouvoiement respectueux qui me parut de plus en plus insensé vu qu'il n'en avait cure.
–Comme vous dites.
Le pli de ses lèvres se déforma en un rictus énigmatique.
Alors... pourquoi t'es là ?
Un rire nerveux s'échappa de mes lèvres.
– Sincèrement je me pose la même question. Ces gens me sont tombés dessus sans ménagement alors que je dormais dehors, ce n'est même pas comme si je leur avais causé le moindre tort.
S'il semblait extrêmement vigilant de prime abord, j'eus l'impression qu'il s'adoucie face à ma fébrilité.
–T'étais dans le coin, c'est suffisant pour eux.
Il n'eut pour réponse de ma part qu'une mine dépitée.
T'as l'air sincère et je m'ennuie ferme depuis que...
Il désigna d'un regard chargé en amertume son bras et sa jambe manquante.
Tout estropié qu'il était, il émanait de lui une sorte de fierté. Je ne devais suggérer que la pitié.
Je parie que t'as aucune idée d'où tu es tombé.
–C'est vrai.
Il ricanait de façon sardonique comme s'il se délectait de mon ignorance.
–T'es dans la merde et je pèse mes mots.
Me voilà bien avancé... est-ce une coutume pour ces gens de torturer leurs semblables ?
–D'accord, pourriez-vous être plus précis ?
–T'as atterri chez des cannibales.
Mes yeux s'écarquillèrent, ma première réaction n'était pas la terreur, ni même précisément la surprise mais plutôt la colère. Colère d'apprendre que mon espèce en était réduit à de tels extrémités, colère d'avoir atterri dans une terre de sacrilège en compagnie de ce qui m'apparaissait être une aberration, je maudissais le hasard qui avait guidé mes pas jusqu'à eux.
–T'AS DIT QUOI ?
Le choc provoqué par cette nouvelle me conduisit à le tutoyer sans même que je ne m'en rende compte. Reprenant instantanément mon sang froid, je l'observais à nouveau de bas en haut et reprit d'une voix plus calme.
Donc tout ça...
A nouveau, il arborait ce sourire tordu qui ne manifestait aucune joie.
–Bien vu
–Et là on est... dans un garde-manger ?
Ses yeux quittèrent les miens, son regard se fit plus vague alors qu'il se mit à développer son propos.
–Pas tout à fait. Tu sais, on se représente les cannibales comme des espèces de monstres primitifs. Ici, on est plutôt très pragmatiques et en toute modestie, on est plutôt intelligents pour des rats. Chez nous, tout humain devient du bétail s'il n'est pas capable ou s'il refuse de travailler. Au début on te prend des organes secondaires, un rein, la rate, un poumon. Généralement, le rein suffit, mais pour ceux qui ont la tête dure, on continue... Et là on devient plus gourmands, on commence en général par le bras qui n'est pas directeur. Puis une jambe et ainsi de suite.
Plus il avançait dans son discours, plus mon visage se décomposait à la mesure de l'abject réalité qu'il décrivait.
Il faut que je parte, il faut que je parte très vite d'ici.
–Mais... tout le monde est complètement fou ici ?
–On pourrait dire ça, oui. D'un autre côté on pourrait également dire qu'on est très rationnels dans notre manière de gérer notre survie. Mais l'un n'empêche pas l'autre évidemment.
Mes mains couvrirent mon visage, dans un effort futile pour m'empêcher de voir la situation.
–Il faut que je parte... Monsieur Ezra. Vous qui avez l'air d'être digne de confiance. Pourriez-vous m'aider à m'échapper ?
–Digne de confiance ? Ça fait cinq minutes que tu me connais. Tu n'as aucune idée de qui je suis, si tu me vois ainsi, c'est que je l'ai clairement mérité. Pas juste selon leur éthique à eux, selon la mienne également. J'ai été un connard, j'ai condamné un tas de gens, j'ai pillé et tué des innocents par dizaines tout ça pour ma propre survie. Mon handicap n'est que justice, même avec mon bras et ma jambe en moins, ça n'est clairement pas à la hauteur de tout ce que j'ai pu commettre.
Il poussa un soupire soulagement, certains auraient pu penser de prime abord qu'il faisait son propre éloge, pourtant j'étais convaincu qu'il s'autoflagellait, étonnamment cela avait l'air de lui faire du bien.
Mon expression oscillait entre le soupçonneux et l'espérance. Ma voix prit le ton de la résignation.
–Ainsi... Vous ne pouvez rien faire pour moi ?
–Tout dépend précisément de ce que tu veux faire.
Légèrement exaspéré mais tout autant déterminé, je lui répondis sur l'instant.
–Je veux sortir.
–Tout dépend de comment veux-tu le faire et si tu es prêt à le faire.
–Je peux vous faire confiance ?
–Non.
Il se jouait de moi et je le savais, toutefois il était ma seule chance.
–Si quand bien même je DEVAIS sortir, vous m'aideriez ?
–Malgré mon état, je pourrais effectivement te venir en aide, oui... en échange toutefois tu me rendras un service. On en parlera demain soir, parler comme ça m'a crevé... si on ne fait pas de bruit, on aura de l'eau demain. Alors, ferme ta gueule et dors.
Bon... Ne désespère pas, il y a une issue potentielle, Ezra vient de me le dire... Il vient également de me dire qu'il n'était pas digne de confiance. Évite de penser à cela pour ne pas devenir fou. Évite de penser tout court pour le moment, ça ira mieux. Je n'ai qu'à tenir jusqu'à demain.
...
Jusqu'à demain.
...
La faim et la soif me gardèrent éveillé une bonne partie de la nuit, ces maigres heures de sommeil ne furent guère réparatrices. Toutefois, il m'apparaissait assez déplacé de me plaindre en comparaison du sort qu'avait subi mon compagnon de cellule.
Comment pouvait-on faire une chose pareille à l'un de ses frères ? Je le voyais pourtant dormir comme un poupon. Je pris le temps d'attendre qu'il se « lève » par ses propres moyens, malgré la curiosité dévorante qui me rongeait. Était-ce de l'espoir ? Non... précisément l'inverse. L'abattement me donnait envie de croire en n'importe quoi.
Ezra fut réveillé par une quinte de toux, éructant une gerbe de sang mi- rouge, mi-noirâtre.
–Pas encore mort.
Après seulement un jour de privation d'eau je découvris pour la première fois les méfaits de la déshydratation, je me raclais péniblement la gorge pour m'exprimer d'une voix excessivement enrouée.
–Désolé de remettre ça directement sur le tapis ...Tu parlais d'une issue, hier soir ?
Ma vie entière reposait sur sa réponse, en cet instant, la peur qui m'animait aurait pu m'emporter.
–Ouais... en quelque sorte. Avant que je ne t'explique quoi que ce soit, il faut que tu saches une chose. J'étais un homme important dans ce fatras. Je n'étais pas le chef suprême de ce bourbier, mais j'en étais un cadre assez influent... Suffisamment pour attirer jalousie et convoitise, suffisamment pour anticiper d'éventuels coup de poignard dans le dos, de quoi assurer mes arrières si tu veux.
Ironiquement, je me que dis cela avait assez « bien » marché.
J'ai soudoyé deux-trois personnes et fait fabriquer une sorte de clé universelle. Aucune serrure ne saurait y résister. Je pense que ça, ça peut être ta porte de sortie. Le problème...
Il eut l'air songeur un instant.
– Dites-moi, je vous en prie ?
Il prit une profonde inspiration avant d'entamer ses explications.
–Le problème c'est que cette clé est située en dessous de nous. Ce que tu as pu voir de notre base n'est que la partie immergée de l'iceberg. Si tu veux, lorsque cet énorme engin de métal s'est écrasé dans le coin, un cratère s'est creusé. On a utilisé le terrain à notre avantage, on a foré puis construit tout autour de lui pour former une espèce de base troglodyte, tu me suis jusque-là ?
Je me rendis compte en cet instant qu'Ezra n'était peut-être pas aussi abominable que je me l'imaginais, s'il prenait la peine d'élaborer autant, de m'expliquer tout cela, il ne pouvait pas être uniquement la raclure qu'il prétendait être.
Des années ont passé, des décennies probablement, qui sait ? On a fini, en fouillant le sol, par mettre à jour des galeries souterraines qui auraient fasciné n'importe quel spéléologue, mais terrifierait n'importe quel humain doté d'un semblant de raison : qu'il s'agisse du manque d'oxygène, du tranchant des stalactites, de l'étroitesse de certaines cavités, on se découvre un milliard de raisons de devenir claustrophobe. On s'en guérit facilement de cette phobie, c'est même très rapide. Quand faillir ou désobéir signifie tomber dans l'assiette de tes propres frères, tu apprends très vite.
Quelque part je ne peux que reconnaître une certaine forme de courage à ces gens. Vivre dans des conditions pareilles, c'est inimaginable pour moi.
C'est ce qui m'a conduit à placer la clé dans l'endroit le plus affreux possible, si tu n'es pas claustro et que les vapeurs de soufre ne te font pas devenir fou, tu trouveras la solution à tous tes problèmes.
A moitié satisfait, je l'interloquai en laissant transparaître ma déception.
–Oui enfin... cette clé me sera utile, toutefois si l'on tire à vue sur moi... C'est très bien d'avoir ce passe-partout, mais ça ne va pas distraire les gardes, les caméras éventuelles ou n'importe quel système de sécurité.
Ses lèvres se fendirent d'un sourire malicieux, on devinait qu'il peinait à réprimer son enthousiasme, ce qui ne manquait pas de m'inciter à la méfiance.
–On n'obtient rien sans rien, gamin. Le danger fait pousser des ailes, dans le feu de l'action, tu trouveras un moyen en temps voulu où tu crèveras.
Ses mots faisaient office de sentence à mes yeux. Je déglutis péniblement. Ezra me fit part de quelques conseils avant de terminer.
Chaque chose en son temps, pour l'heure...Ils vont venir te chercher, te demander si tu veux bosser. Réponds-leur que tu souhaites prouver ta valeur, ils te donneront le pire poste possible. Un travail où il y a peu ou pas de garde. De là, tu devras te faufiler jusqu'à la galerie -14, celle-ci est un peu spéciale, elle a été condamnée il y a longtemps à cause des gaz toxiques qui s'en échappent. Évidemment c'est là où j'ai caché la clé.
Il conclut ce qui ressemblait à une ébauche de plan avec un certain enthousiasme, comme si au travers de mon évasion c'était sa volonté qu'il réalisait.
Retiens bien ceci : tu dois progresser jusqu'à un cul-de-sac, dans cet endroit tu devrais entendre le bruit d'un cours d'eau. Creuse au point de te débloquer un accès à l'eau. La clé se trouvera au plus profond du lit de la rivière. Tu y trouveras une caisse fermée dont le code est 3540S. Après cela, tout dépendra de toi. Je te déconseille de te tromper dans le code, tu risquerais d'avoir une sacrée surprise.
Un peu plus tard, le caporal me fit mander par un garde, on me conduisit dans ses quartiers.
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