Chapitre 7 : Symphonie Artificielle
[Trigger warning : Gore, gore, gore. VRAIMENT TRÈS GORE.]
Quitter cette caverne était devenu une question de survie. Qu'importe ce que j'allais découvrir, j'étais attiré à la manière d'une phalène affolée sur une ampoule luminescente : Inexorablement attiré vers la lumière même si elle était synonyme de mort. Les barreaux poisseux et ensanglanté de l'échelle étaient sans équivoque quant à l'abjection que j'allais dénicher. Chaque étape de cette maudite échelle faisait résonner la douleur lancinante de mes mains. Chaque étape me coutait un effort surhumain pour réprimer mon écœurement vis-à-vis de l'odeur pestilentielle s'échappant de l'unique issue qui m'était offerte.
Le dépassement était devenu un leitmotiv obligatoire. Quoi de mieux qu'une bombe en guise d'épée de Damoclès. La menace de ma propre fin représentait une source intarissable d'énergie, de laquelle je puisais des ressources dont j'ignorais disposer.
Arrivé au sommet de l'échelle, je fus directement éclaboussé par un jet de d'hémoglobine. La source de la cascade rouge que je venais de quitter, était un tuyau d'arrosage à haute pression déversant la mort dans les bas-fonds.
Je manquai de perdre l'équilibre en me hissant à la surface. J'y découvris une pièce froide, pour ne pas dire glaciale. J'étais au centre d'un atelier géant qui, au vu des effluves encombrant mes narines, ne pouvait être qu'un abattoir. Une fois dressé sur mes deux jambes, ma conscience fut happée par le spectacle lugubre qui s'offrait à mes yeux.
Alors qu'une part de moi anticipait ce que j'allais découvrir, une autre refuserait à jamais de le croire. Je savais que je ne devais pas m'attarder pourtant mon regard précéda ma volonté.
J'étais précisément là où je ne voulais pas atterrir. C'était ici que la « magie » opérait. Ici que l'on changeait la matière première en consommable. Ici que l'on transformait des humains en viandes. Il s'agissait d'un atelier géant, uniquement constitué de machines. L'endroit n'était surveillé par personne... En même temps, nulle âme saine d'esprit n'aurait voulu ne serait-ce qu'entendre parler de cet endroit. Personne n'aurait accepté de fouler le pas de cette industrie de la mort.
L'abattoir était entièrement automatisé, la majeure partie de l'espace était occupée par les machines, reliée entre elles par un immense tapis roulant. Nul bruit si ce n'est le crissement des machines à l'œuvre, véritable symphonie faisant les louanges de l'insanité. Mon regard se promena longuement sur ces automates, dont le fonctionnement était hypnotisant d'horreur. La simple vue de ces engins me provoquait des frémissements et un raidissement de la colonne vertébrale.
Il était si inconcevable d'admettre l'existence de ces machines, qu'immédiatement la démence frappa aux portes de mon esprit. À mes yeux elles dépassaient leurs simples conditions d'outils pour devenir une extension de l'homme dans son aspect le plus nauséabond : le pire de l'humanité avait été appréhendé, conceptualité et optimisé. C'était d'un tel niveau d'aberration, que je n'avais pas les codes pour l'interpréter. Le prisme de la folie imprégna mon regard alors qu'un premier corps défila sur le tapis roulant. L'hallucination vint ponctuer ma réalité d'une touche de fantasmagorie. Délirant, mon psychisme donna des caractères anthropomorphiques à ces appareils. Un pauvre hère, lié par des courroies métalliques au niveau des bras et des jambes, se fit entraîner dans ce funeste circuit. Je pus admirer étape par étape la malveillante machinerie en action.
Si tôt que le corps fut à portée le premier engin, qui devait être un appareil de scan, s'activa. De ce scanner découlait un tapis roulant géant à deux embranchements, l'un pour un circuit long, le second très court... L'ensemble était placé de telle sorte que les deux finissaient par se rejoindre.
Je m'intéressai alors au plus grand.
En proie au délire, il me semblait que chaque machine avait quelque chose à me dire. Un automate m'invita à la suivre en agitant la seringue qu'il tenait avant de l'enfoncer dans la carotide du désœuvré. Une autre me salua en remuant un scalpel qui vint écorcher avec une attention chirurgicale la personne sur le tapis. J'entendis ensuite le bruit de crécelle d'une scie sauteuse tournant à vide. Un son terrifiant, indissociable de son contexte : le percevoir revenait à visualiser l'amputation d'un membre. Je vis les dents de la scie fondre sur sa victime immobile dans un geste qui m'évoquait un plongeur sautant de sa planche. Le chant de l'hélice prit une tonalité d'un aigu insupportable alors qu'il s'enfonçait dans les chairs de l'individu.
Ce bruit, c'était le son de la fatalité. Plus de retour en arrière possible, je n'avais pas pu le sauver, l'envie ne s'était même pas manifestée, trop paralysée par la peur que j'étais. Je m'attendais à voir le sang éclabousser l'ensemble de l'atelier, toutefois ce dernier demeurait immaculé. Pourtant, une machine servant à siphonner les flots de liquides rougeâtres garantissait la propreté de cette macabre exécution. Le chant grave du siphon me parut comme l'ultime râle d'agonie de cet être maudit pourtant si silencieux, comme si l'on aspirait son âme.
Je manquai de tomber dans le coma cependant... quelque chose me poussait à continuer.
Je dois savoir... quelle fin a tout cela. Je dois savoir... jusqu'où ça va. Qu'importe la bombe d'en dessous... je DOIS SAVOIR.
Poursuivant ma macabre inspection, je découvris une machine brandissant une longue lame particulièrement aiguisée. La forme ne trompait pas, ça ne pouvait être qu'un couteau à désosser. La lame s'activa sur le cadavre jadis animé de mon frère humain. J'eus la sensation d'admirer un bricoleur arracher les clous d'une planche à l'aide de son marteau, dans un geste froid et neutre. A la différence du reste des autres machines du circuit, c'était la première à s'activer sur un cadavre. Paradoxalement, cette dernière me parut moins sordide alors même que le spectacle était tout aussi affreux.
Une fois la charpie humaine retirée d'une partie de son squelette, je vis un autre robot œuvrer avec un laser à séparer les organes des restes du corps. Une opération délicate : la machine du s'ajuster jusqu'à trouver le bon angle pour agir, comme un joueur de billard cherchant le meilleur coin pour son tir. Si tôt qu'il eut fini, un nouveau robot relié à une cuve réfrigérée aspira les organes dans un son de succion ineffable qui hante encore mon esprit dans mes pires cauchemars. Il s'agissait du dernier chœur de cet orchestre diabolique.
Le tapis roulant amena le reste jusqu'à un immense broyeur, constitué d'une multitude de scies circulaires s'emparant de leurs proies pour ne jamais les relâcher, comme autant de mains attirant les dépouilles de leurs étreintes sépulcrales.
Mes émotions devenaient incontrôlables, un véritable brasier qui consumait le fondement de mon esprit. Si je continuais à les écouter, à m'écouter j'allais sombrer irrémédiablement dans la folie si ce n'était déjà fait.
Je suis un monstre de sang-froid, on m'a toujours appris à me dominer, cet instant ne fera pas exception.
J'éteignis ma sensibilité comme on éteint un téléviseur.
Circuit long c'est fait, qu'advient-il des autres, ceux qui empruntent le court.
Dans un dernier élan de curiosité morbide, j'observais le deuxième chemin qui amenait directement les individus du scanner jusqu'au broyeur. Je pus constater la présence sur la plupart d'entre eux de maladie de peaux, pustules, nécroses...
Ce doit être le réseau réservé à la viande impropre à la consommation.
Cet homme qui venait de se faire charcuter... Avait dû fauter lourdement. Dans ce qu'Ezra m'avait expliqué, la loi voulait que l'on ne prenne d'abord que des organes secondaires. Or on a tout pris à cette pauvre âme.
J'imagine que c'est le scanner qui donne les indications que tel homme doit passer devant telle machine se faire retirer tel organe.
Qui est le plus coupable entre celui qui a conçu la machine, programmé le code informatique régissant leur fonctionnement, l'ouvrier qui les a construites ou celui qui a supervisé le tout ? Ils le sont tous, tout autant.
Ce que j'observais là, était le jugement d'une société impitoyable, c'était ici que les fautifs étaient punis, que les rébellions étaient matées, que les déviants s'uniformisaient dans le moule de la norme. La crainte de se retrouver ici disciplinait leur société toute entière. Les « erreurs » des uns, donnaient de la nourriture aux autres. Suivant les préceptes de cette maxime infâme : « Si tu ne peux pas être utile dans la vie, tu le seras dans la mort. »
Assez de cette torture à la chaîne, je dois sortir, ne serait-ce que pour respirer autre chose que le sang et la mort. Et puis, il y a cette bombe... Je n'ai jamais été aussi content de savoir que c'en était une, que tout ceci soit réduit à néant.
Mes vêtements étaient souillés par la terre, la poussière et différents fluides corporels, je devais me changer et me trouver une combinaison pour sortir à l'abri des radiations. Le plus simple serait de regagner le vestiaire où je m'étais déshabillé auparavant, c'est là que mon uniforme demeurait.
En arpentant les couloirs, je fus étonné que cette société d'anthropophages dispose de recommandations de sécurité, notamment des plans anti-incendie collé au mur.
Après tout, la démence n'interdit pas la prudence.
Grâce à eux je sus me repérer sans mal, utilisant des issues de secours et de conduits d'aération pour m'infiltrer discrètement vers les vestiaires. Personne n'avait pu suspecter ma présence en ces lieux, tout au plus pouvait-on trouver suspect mon absence au réfectoire.
Comme si quelqu'un allait remarquer cela, comment peut-on imaginer qu'une once de solidarité dans un monde on l'on consomme son prochain. Ma disparition ne devait pas encore être alarmante. Encore que, de la solidarité non, de la délation en revanche...
Je récupérai ma combinaison ainsi qu'un soubresaut d'espoir
Je ne sortirais jamais indemne d'une telle expérience, pourrais-je me relever un jour de toute cette immondice humaine ?
Mets ces considérations de côté pour le moment, ça n'est clairement pas l'instant pour ça.
Combien de temps s'est-il espacé entre la pause déjeuner et maintenant ?
S'ils sont en train de manger, je pourrais probablement en tirer parti ? Cela doit faire une demi-heure que j'ai déclenché la minuterie de cette fameuse clé...
Je peux encore le faire.
Je m'attardais du regard sur ma combinaison, détaillant les yeux qui ornaient notamment les épaulières de ma tenue.
Ces fables sur le fait que chaque Œil de la noire candeur sont en réalité des caméras, je n'y ai jamais réellement prêté attention, se pourrait-il que mes frères, mes vrais frères me voient maintenant ? Se pourrait-il qu'ils aient vu ma disgrâce, qu'ils m'aient vu manger de l'homme ?
Je me mis à regarder fixement l'un des yeux de mon uniforme
— Venez me chercher, je n'en peux plus...
Ça ne sert à rien de commencer à croire en ces propos maintenant, s'ils sont véridiques les secours devraient déjà en route et si ça n'est pas le cas, je suis livré à moi-même. Je dois penser plus binaire :
Bombe. Sortir. Le reste n'importe plus.
À l'aide des plans d'issues de secours, je su me repérer jusqu'au sas de décontamination. Chaque foulée était libératrice, chaque pas était empreint de l'envie de quitter ces lieux. Jamais les Terres Mortes ne me parurent aussi attirantes. Arrivé à bon port, mon optimisme, ma volonté de sortir étaient à son firmament.
L'ouverture du sas ne pouvait être effective qu'après avoir lancé le processus de décontamination. Ce dernier allait verrouiller toutes les sorties du sas pendant la désinfection puis permettre l'accès à la sortie. La console responsable de cette opération était située dans une salle située à quelques mètres. Je fis alors face à mon ultime problème. Je ne pouvais pas simultanément être dans le sas de décontamination et lancer l'opération depuis la salle de contrôle.
Il fallait absolument que quelqu'un m'ouvre.
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