Chapitre 16 : Insitivus est son nom
Voilà quelques heures maintenant que nous nous étions mis en route, mon compagnon de voyage et moi. Quitter le repère des Tocards me libérait du poids de mes responsabilités. Si voyager avec Cyclope me remettait en pleine face le rappel constant d'une éventuelle crise entre mon dôme et son peuple, sa présence était plutôt accommodante.
L'atmosphère était plutôt propice au mutisme, pourtant il ne s'agissait pas simplement de prudence vis-à-vis de la dangerosité des Terres Mortes. Je sentais bien que nous nous jaugions, qu'aucun de nous deux ne voulait mettre à mal le début d'une amitié naissante. Nous en apprenions l'un sur l'autre bien davantage en préservant ce silence qu'en le brisant. Nos regards se croisaient régulièrement afin de vérifier la bonne santé de l'autre. Dans cette fraternité muette l'on pouvait sentir toute l'affection et la détermination qui animaient nos volontés.
Le paysage auquel nous étions confrontés ne se composait que de dune, de cactus et de roche volcanique. Entrecoupé parfois par de trop rares points d'eaux, un embryon de végétations faisait mentir la dénomination de Terre Mortes. Nous progressions inexorablement, poussé par une résolution inébranlable, celle de la soif de nouveauté. Alors que nous étions majoritairement entourés par le vide, l'ennui n'existait pas dans ce monde. D'une part puisque l'ennui est un luxe qu'on ne peut s'offrir dans ces conditions de survie, d'autre part parce que nous étions curieux l'un de l'autre.
Soudainement, je sentis le visage de mon compère se crisper et m'intimer du regard de m'arrêter. Déconcerté, je m'exécutai, dans l'attente qu'il explicite ses intentions. Il désigna son oreille d'une manière insistante, ce qui me poussa à prêter attention. Un son que mes sens avaient négligé s'imposa comme une évidence. Un son fugace apparaissait sporadiquement, un petit bruit de raclement. Je déglutis nerveusement puis d'une main tremblante, je plaçai ma main sur mon front, poing fermé hormis mon index et mon majeur, espérant mimer les antennes d'un cafard. Il comprit manifestement mon imitation puisqu'il secoua la tête en signe de négation.
Son regard quitta le mien, il ferma les yeux comme s'il s'éveillait à des perceptions qui m'étaient inconnus puis jeta son bras démesurément long dans un coin de sable non loin de lui. Sa main agrippa fermement une masse dérobée sous les sables, cette chose semblait se débattre vivement. Quand Cyclope l'arracha de sa sécurité, ce fut sans aucun ménagement pourtant avec la plus grande précision. Il s'agissait d'un reptile quadrupède long d'un mètre trente et large d'environ quatre-vingt centimètre. Je n'eus que le temps d'être surpris quand suite à la poigne de mon compagnon géant, la créature eut à peine l'opportunité de se débattre que mon acolyte lui brisa machinalement le cou.
J'accusais le coup. Il m'était impossible d'être impassible. La faune chez moi était sacrée, or mon camarade venait de tuer sans la moindre forme d'émotion ou d'empathie. Si le choc était grand, si tôt qu'il fut dépassé, les mécaniques de mon esprit s'enclenchèrent de nouveau.
Comment crois-tu que les Tocards se nourrissaient ? Penses-tu qu'ils allaient rejeter une opportunité de manger sous prétexte de sauvegarder le vivant ? Si la faim venait à dévorer ta morale ne serais-tu pas également contraint d'en faire de même ?
Regarder la dépouille de l'animal provoquait en moi un sentiment de dégoût et de tristesse mêlée. Détaché de la pudeur qui entravait mon pragmatisme, Cyclope retourna le cadavre pour le placer sur le dos, exposant une poche ventrale qu'il s'empressa de fouiller. De cette poche il en extrait un œuf qui devait assurément gonfler l'abdomen du reptile. C'est avec un grand sourire aux lèvres qu'il me le tendit. Un sourire qu'il effaça au vue de mon incrédulité
-Problèmes ?
Pris en tenaille entre les principes qui m'avait été inculquée dès mon plus jeune âge et la nécessité de survie, je m'efforçais de rester neutre. D'épouser ce que j'imaginais être sa vision des choses en tant que Tocard afin d'envisager ses actes sereinement. Empêtré dans cet étau d'éthique, malgré ma bienveillance à son égard, le fait de devoir oublier ma moralité au profit de la survie me mettait directement dans la peau de la noire candeur.
-Non, ce n'est pas ça... C'est nouveau pour moi. Je suis certain que c'était nécessaire. C'est juste que, je n'ai pas l'habitude de voir ça.
-Dôme endroit curieux. Tuer nécessaire pour manger. Comment Dôme vivre sans tuer ?
-On se nourrit surtout de fruits et de légumes, ce genre de choses.
Si la réponse m'apparaissait évidente, j'étais prêt à comprendre que dans un milieu comme les égouts ou l'agriculture n'était simplement pas concevable, ma réaction devait avoir quelque chose de frustrant.
-Toi prévoir nourriture pour voyage ?
A nouveau, il me prit au dépourvu, impuissant, je lui répondis avec la plus grande sincérité.
-Jusqu'à présent le dôme me confiait des rations de survie pendant mes voyages, maintenant que je n'en dépends plus... non.
-Alors tuer nécessaire.
Je ne pouvais rien rétorquer à cela, il avait totalement raison. Tôt ou tard il m'aurait fallu mettre à mal ce reliquat de mon innocence brisée. Dans un monde comme celui-ci, nécessité fait loi. Alors que je commençais à mettre en berne une partie de mes valeurs morales, une voix intérieure surgit des tréfonds de ma conscience.
-PRENDS CET ŒUF, PROTEGES LE COMME SI TA VIE EN DEPENDAIT.
Immédiatement je lui saisis l'œuf de ses mains. Sans y réfléchir, je vins le bercer dans mes bras d'un geste baigné d'un amour inconditionnel.
Emporté par des sentiments inconnus, je lui répondis d'une voix extrêmement sèche d'où j'avais du mal à cacher une fureur croissante.
-On a assez de nourriture avec la mère, on ne mangera pas cet œuf. Compris ?
-Viande prioritaire. Œuf toujours troquable.
Je voyais bien qu'il percevait la valeur utilitaire de ce qu'il ne concevait comme un aliment ou une marchandise. Cela avait évidemment le don de m'irriter.
Les dents serrées, les yeux injectés de sang je laissais éclater ma colère au grand jour.
-Ni manger, ni troquer. Je ne laisserais personne prendre cette vie. PERSONNE, TU M'ENTENDS ?
Dubitatif mais nullement effrayé, il n'insista pas. S'il voulait imposer sa volonté par la force, il n'avait qu'à le souhaiter. Toutefois il fit preuve de sagesse et laissa s'éteindre la flamme de ma rage.
Curieusement en sauvant cet œuf, j'avais l'impression de me sauver moi-même. L'impression d'incarner ce que je condamnais au travers de la noir candeur se dissipa. Ma colère avec.
L'incident passé, je me mis à étudier l'objet avec fascination. En bien des égards il avait quelque chose de merveilleux, comme si je tenais la vie entre la paume de mes mains. Plus qu'une vie à naître, cette coquille faisait raisonner à moi quelque chose d'indicible. C'était un symbole de naissance, de renouveau mais également au travers de l'éclosion, une métaphore de ce que je souhaitais accomplir. Briser la coquille d'un monde stagnant pour voir émerger une nouvelle vie.
Pendant que je laissais s'épanouir les fantasmes de mes réflexions, Cyclope sortit un couteau singulier de son attirail et s'empressa de dépecer la dépouille, d'en extraire la viande qu'il sépara en deux. Immédiatement il plongea une première partie dans un bain de sel alors qu'il réserva l'autre partie un usage plus imminent.
Ne penses pas aux cannibales méritocrates... Ne penses pas à ces atrocités que tu as vu dans cet abattoir à humain. Ça n'a rien à voir. RIEN.
J'enfouis mes souvenirs dans les tréfonds de ma conscience, espérant refouler à nouveau l'ignominie de ma race, scellée derrière le verrou de ma conscience.
Si je saluais son pragmatisme, je m'interrogeai brièvement sur mes propres réactions. Il n'était pas dans ma nature d'être impulsif. Mais après tout, cette terre qui regorge de nouveauté est susceptible de faire éclore en moi de toutes nouvelles perspectives. Malheureusement il m'était impossible de déterminer si c'était une bonne nouvelle.
Quand Cyclope eut terminé son œuvre, notre voyage reprit son cours sans qu'aucun autre accrochage ne vint perturber sa progression. Au bout d'une heure de trajet, la culpabilité me poussa à contrebalancer l'absence de tempérance dont j'avais fait preuve à l'égard de mon partenaire de voyage. Ainsi, j'engageai la conversation.
-Excuses mon emportement de tout à l'heure, je ne sais pas ce qui m'a pris... J'aimerais te changer les idées. Si tu le souhaites, je peux te raconter ce que j'ai vécu dans les Terres Mortes.
Je sentis un profond intérêt épouser les contours de son visage.
-Tu as vu autre chose que Tocards ?
Étonnant, j'aurais pensé qu'il aurait dit quelque chose comme « toi voir plus que Tocards ? ». Consciemment ou non, j'imagine qu'il prendra certaines de mes habitudes de langages et moi réciproquement.
-Oui.
A nouveau les cannibales me revinrent en tête. Je sentais mes viscères battre le rythme de mon angoisse.
Je secouai la tête, essayant de repousser physiquement ce souvenir pernicieux.
Un autre peuple dont je ne tiens absolument pas à parler. Mais pas seulement. Une personne en particulier me vient en tête : Insitivus est son nom. Il se trouve que cette personne était un ancien habitant de mon monde natal. Pourtant je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme lui. Je sais tout de lui et il sait tout de moi. Il a utilisé sur moi un appareil qui... nous dévoilait entièrement l'un à l'autre. Pensées, souvenirs, regrets, joies, vices, vertus. Tout, nous savons tout l'un de l'autre.
Après un court moment de pause où je repris ma respiration, j'enchainai.
Un peu comme moi, il ne parvenait pas à se satisfaire de la manière dont fonctionne notre foyer, le dôme de la vue. En fouillant dans ses souvenirs, j'ai appris qu'il existait d'autres dômes. Un par sens, c'est vers l'un d'eux que nous nous rendons. Le dôme de l'ouïe.
-Bon à savoir. Pourquoi Insitivus si intéressant ?
-Et bien... pour faire une comparaison. Tu te souviens de notre dernière discussion à propos de mon monde ?
Son regard se durcie alors qu'il m'infligea une réflexion qui l'espace d'un instant remis mon combat en perspective.
-Pourquoi prendre risque de détruire monde qui fonctionne contre monde nouveau. Monde peut être pire. Monde qui peut conduire à mort de tous.
Sa réflexion à ce propos avait assurément muri. Désarçonné sans être vaincu, je repris en le citant :
- « Pas possible d'être satisfait sans stagner », ce sont tes propres mots. Il y a ceux qui vont accepter avec fatalité que leur société est satisfaisante parce qu'on peut y vivre et d'autres qui vont vouloir tenter d'arriver à un meilleur possible. Ne vois aucun jugement de valeur dans ce que je dis, les deux points de vue ont leurs avantages et leurs inconvénients. Tu connais mon avis sur cette question. Permets-moi de t'exposer celui d'Insitivus. Il partage avec moi le constat que le dôme doit changer. Seulement il est bien plus radical dans sa manière de penser.
Une part de moi aurait vraiment voulu avoir Insitivus comme partenaire de discussion, comme il aurait été réconfortant de d'imaginer avec lui quel autre monde nous aurions pu fonder.
Selon lui, seul ceux qui s'insurgent, seul ceux qui se rebellent contre ce monde sont dignes d'être sauvé. Les autres méritent leur sort ou parce qu'ils ont la main mise sur le pouvoir, ou parce qu'en supportant la colère des puissants, ils participent aux maux dont ils sont eux-mêmes les victimes. En d'autres termes, il veut tuer tous ceux qui ne s'élèvent pas contre l'autorité pour fonder un nouveau monde, débarrassé de l'oppression.
-Logique illogique. Si lui faire ça, lui oppresseur.
C'était étonnamment vrai, je n'y avais pas pensé.
-J'ignore s'il a pris en compte cet aspect-là. Malheureusement, j'ai mal supporté la manière dont nous communiquions lui et moi. Je crois que je suis tombé dans le coma... J'ai oublié une partie importante de cet échange. Toutefois, on peut imaginer qu'il fonde un monde dans lequel il n'habitera pas. En vérité, je ne sais même pas s'il est réellement compatible avec la vie en société. C'est un homme détruit, ça ne m'étonnerait pas qu'il mette fin à ses jours après avoir accompli ce qu'il pense être son grand dessein.
-Lui plus heureux si lui naître Tocards.
Je lui répondis avec mélancolie.
-Probablement... Probablement.
Alors que nous progressions dans notre traversée, je reconnu une dune, plus haute que les autres. Plus qu'une dune, il s'agissait plutôt d'une montagne recouverte de sable. C'était le point de chute à partir duquel j'avais fait demi-tour lorsqu'Aquifolius m'avait confié la mission d'enregistrer les signaux radio du dôme de l'ouïe.
Lors de ma précédente venue, il ne m'avait pas semblé utile de la gravir puisqu'à son chevet, je pu déjà remplir ma mission. Cette fois ci, Cyclope et moi n'échapperons pas à cet obstacle, la gravir nous pris des heures. Nous devions constamment tâtonner hasardeusement le sable afin de découvrir ou non une prise rocheuse.
Le soleil était déjà couché lorsque nous finîmes par atteindre le sommet. Épuisé par le trajet, nous ne fûmes que d'autant plus émerveillés de découvrir une coupole géante de verre qui devait être le dôme de l'ouïe.
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