Chapitre 30 : Déperdition Kafkaïenne

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TW : Suicide, maladie mentale.

Après un contact télépathique, tous les hommes deviennent des frères.

Je regardais Abiotos d’un œil nouveau, comme si je l’avais toujours connu. Nous venions de vivre en cette fraction de seconde tout une éternité d’expérience. Loin d’attirer mon adhésion à ses choix de vie, je pouvais désormais le comprendre.

Je ne voyais plus en lui seulement un seigneur de guerre mais au travers de ses erreurs, j’y voyais un humain. Un humain dont les failles, les remords, les erreurs se rapprochait quelque part des miennes. Un homme qui aimerait se laisser guider par ses principes sans jamais y parvenir totalement.

Pendant la semaine que je partageais en compagnie d’Abiotos et des tributs, j’en appris beaucoup de ce qu’ils appellent « la symbiose ». La symbiose est un principe édifiant la nécessaire complémentarité humaine et animale pour la formation d’un écosystème viable et pérenne. Par un effet de vase communiquant dès que l’un prend le pas sur l’autre, l’un contraint le développement de l’autre. Voilà pourquoi les tributs eux-mêmes se nomment les « synanthropes ».

Bien que les actes du scientifique déchu soient contestables, il était indéniable que son asservissement « temporaire » des cafards avait ses bénéfices. Il en résultait une diminution des morts et une amélioration des conditions de vie des deux races.

Au fil de la semaine, je gardais en tête la captivité de mon partenaire de voyage : Cyclope. Etait-il toujours enchaîné au trône, tel qu’on l’avait laissé à mon départ ? Ou avaient-ils fait preuve de clémence ? Comment croire en la bonté d’âme de ce peuple qui brillait par sa brutalité ? Plus je vivais parmi les synanthropes, plus j’en venais à considérer ce dôme comme barbare.

Ce simple constat me rappelait à quel point je m’éloignais lentement mais sûrement de la rigueur scientifique et de la neutralité à laquelle j’aurais voulu m’astreindre.

Je coulais des jours paisibles en compagnie de cette petite société, dans l’attente de l’arrivée de mon compagnon.

Au terme du cinquième jour, je passais le plus clair de mon temps à attendre au pied de la tour l’arrivée éventuelle de mon frère. Je connaissais son point de vue sur Abiotos, je savais les conséquences qu’il entrainerait. Je devais désamorcer cette bombe avant l’instant fatidique ou elle entrainerait tout le monde dans sa chute.

Cyclope devait penser que j’étais mort, en espérant se tromper. Ou pire encore, que j’avais remplacé le seigneur des cafards.

Si tel avait été le cas, aurait-il essayé de me tuer ?

Je baissais la tête avec amertume tant ce scénario aurait pu être douloureusement probable.

Si tel avait été le cas, aurais-je essayé de le tuer ?

Je fermais les yeux pour éteindre cette réflexion. Elle avait le potentiel d’embraser mon esprit. Péniblement, je réfrénais ma bête humaine qui voulait hurler au monde ses aspirations meurtrières.

-BIEN SÛR QUE TU L’AURAIS TUÉ. Nul besoin d’être triste à cet égard. Tu lui aurais offert une belle mort. Celles-là même que tu appelles de tes vœux par tes actions, celles du martyr, celle de celui qui est prêt à tout au nom de ses idéaux.

Pour la première fois depuis sa naissance, le monstre en moi me fit éclater de rire avant de m’exclamer à voix basse dans un triste soliloque.

-Je ne devrais pas être surpris face aux erreurs de jugements d’une entité aussi fermée. Je ne sais pas si je devrais m’en féliciter ou le déplorer. Mais que toi, qui sommeille au fond de moi, continue de me penser intègre, j’avoue être estomaqué.

-Depuis le début, tu me prends pour une entité négative. Alors que je ne suis que le réveil de ta conscience. Je SUIS ton intégrité, je suis le mieux placé pour en parler.

Plus je lui parlais, plus j’étais dans le doute. A la clé de cette conversation se trouverait quelque chose de salutaire ou de dévastateur. Cependant j’étais trop effrayé pour poursuivre cette introspection. Ainsi par un effort mental de chaque instant, je m’efforçais de ne pas l’écouter.

A partir de là, il me fut impossible de trouver le sommeil.

Le sixième jour j’eus grand peine à apprécier la quiétude des lieux, tant mon esprit était en ébullition. Cela faisait quelques temps maintenant que les cafards n’incarnaient plus une menace. Je participais toujours aux tâches agricoles auxquelles tout le monde était tenu de participer, tout le monde y compris Abiotos. Cette fois pourtant, je le fis sans échanger un mot avec mes comparses, tant la tension et la fatigue qui m’animait me fermait aux joies simples de la vie.

Le septième jour, constatant mon état et d’un commun accord avec les synanthropes, on me dispensa des travaux manuels. Je passais le plus clair de mon temps à l’entrée de la ruche, en compagnie du gardien immuable de ces lieux, le premier cafard que j’avais vraiment croisé de près, celui doté d’une petite enceinte par laquelle Abiotos m’avait parlé la première fois.

Il n’y avait qu’à l’observer pour contempler l’œuvre du savant dégénéré. Cette créature avait été privé de sa sauvagerie à des fins utilitaires. Sa férocité avait été muselée. Une part de moi ne pouvait s’empêcher d’en être jaloux. Une autre exprimait tout le dégoût que l’œuvre du scientifique déchu pouvait générer.

Je ne pouvais m’empêcher de faire les cents pas, d’envisager tous les scénarios possibles, d’envisager toutes les réponses qui sauraient apaiser mon plus précieux ami. Je tremblais d’inquiétude, impuissant face à l’attente. J’aurais préféré que cela se passe de la pire des manières plutôt que patienter une seconde de plus.

Fixant l’horizon depuis des heures, je sentais que mes paupières alourdies devaient leur ouverture à un effort impossible. Un effort que bientôt je n’étais plus en capacité de fournir. Malgré moi, je finis par somnoler et probablement à m’endormir totalement.

Lorsque je rouvris les yeux, je maudis ma faiblesse et guettai le moindre signe de mon compagnon.

Cette sieste aura eu le mérite de me faire récupérer quelques ressources précieuses. Je les utilisais pour faire le vide dans mon esprit. L’espace d’un instant et fort de l’expérience télépathique que j’avais eu avec Cyclope, je me mis à penser comme lui, à envisager ma tactique d’approche de la ruche selon ses moyens.

Je m’éloignais de quelques centaines de pas de la ruche pour balayer les environs du regard. Je ne m’attendais pas à le voir à découvert, aussi, je repérais les rares aspérités où il aurait pu se cacher.

Il n’est pas impossible que sa peur des cafards lui interd…

Je fus arraché de mes pensées par une sensation au niveau de mon bras. Saisi et violemment plaqué au sol, mon premier réflexe, celui dicté par la peur, fut de montrer les dents et de me préparer à arracher la chair de mon assaillant.

-Zachary ? Tu es en vie ?

Je ressentais la pression de ses genoux sur ma cage thoracique. Ils comprimaient mes poumons, me laissant aux bords de l’asphyxie. Ses bras maintenaient mes épaules statiques, me contraignant à rester allongé. Instinctivement, j’enfonçais mes dents dans sa chair pour me libérer de son étreinte.

Je cessais de museler ma bête humaine pour me consacrer totalement à ma survie. Comme en synergie avec mes efforts, elle répéta inlassablement ce cantique malsain.

Mordre, tordre, broyer. DÉCHIRER LA CHAIR. Faire souffrir pour vivre. Comme tout le reste de nos existences. TUE OU MEURS MAIS SI TU DOIS MOURIR QU’IL EN PAYE LE PRIX.

Renforcé par les encouragements de celui qui sommeille en moi, je m’appliquais avec une férocité bestiale. Lorsque je prenais le temps de cracher les lambeaux de peaux que je venais d’arracher, c’était pour mordre la chair à nouveau. Il cèderait ou je mourrais. Si je venais à tomber, mon dernier souffle serait dédié à sa fin.

Incapable de reconnaître autre chose qu’une silhouette, aveuglé par la rage et la peur, je crus le voir remuer les lèvres pourtant je n’entendais rien. La personne humaine est habituellement commandée par un ensemble de perception et de réflexion, je n’étais plus que pulsion.

Une droite monumentale tenta de me ramener les pieds sur terres. Sonné, haletant je crus défaillir mais fortuitement l’inconnu relâcha la pression qui étouffait mon torse.

-Zachary, c’est moi. Calme-toi. C’est moi. Cyclope.

Je restais un moment allongé, parfaitement figé. J’éprouvais d’énormes difficultés à maîtriser ma rage, je sentais l’influence de la bête humaine croître en moi.

Le colosse à la peau d’albâtre commit l’erreur de me tendre la main. Je pus apprécier la noirceur de mon regard à la réaction d’effroi je suscitais. Je sentais ce goût de sang qui emplissait mes papilles, celui qui sommeille en moi avait soif de plus. Au mépris de la raison, de la carrure du tocard et de toute l’amitié que je lui portais, je me redressais subitement pour me jeter sur lui.

SES JOUES. MORDS SES JOUES. ARRACHE-LES. QU’IL PAYE POUR TOUS LES AUTRES.

Les ordres de ce juge impitoyable qui commandait mes actions sonnait à mes yeux comme un juste retour des choses. Ça n’était que justice. Il devait payer.

Ma mâchoire s’apprêtait à défigurer son visage quand le tocard poussa un hurlement d’épouvante qui me permis de prendre la mesure de mon geste. J’étais devenu l’agresseur et lui la proie.

Ce renversement de situation fut salutaire et terrifiant. Je sentais l’influence de la bête décroître sans être rassuré le moins du monde. Désormais, à chaque fois qu’elle apparaissait, je sentais à quel point il était dur de regagner le contrôle. Je savais que c’était un combat que j’allais perdre.

Les larmes me montaient aux yeux, pour une raison bien pire que celle d’avoir heurté mon ami le plus proche : la promesse qu’un jour je ne serais plus moi-même et serais consumé par celui qui sommeille en moi.

Ne serait-il pas préférable que j’en finisse ? Si je dois laisser mon corps à ce monstre, ne serait-il pas préférable que je disparaisse à tout jamais, et pour le bien de tous ?

Mon frère dut remarquer mon désarroi puisqu’immédiatement il me prit dans ses bras.

-Ce n’est rien… tu as eu peur, tu as cru que ta vie était en danger, tu as voulu te défendre. Ce n’est pas de ta faute.

Cette dernière phrase résonnait en écho dans mon esprit.

Pas de ta faute. Ce n’est pas de ta faute.

J’aurais voulu hurler le contraire sans toutefois parvenir pas à dire un mot. Etait-ce la honte ? Le chagrin ? L’impuissance ?

Ce n’est pas de ma faute… pourtant qui d’autre serait à blâmer quand c’est mon propre corps qui me trahi ? Ces pulsions de violence, même si parfois elles m’attirent, je sais que ça n’est pas moi... Mais eux, les autres, lui… le comprennent-ils ?

J’étais terrifié de penser qu’ils puissent me confondre avec mon hôte.

Pour l’heure, il n’y a qu’Abiotos qui a saisi la mesure de la situation.

Je m’étais figé dans une position à califourchon sur Cyclope. En me désengageant de son étreinte j’en profitais pour m’assoir et me recroqueviller sur moi-même. J’enfonçais ma tête entre mes jambes et croisais mes bras autour de mon visage. Je ne voulais pas croiser son regard. Je me refusais à l’idée de partager ma détresse.

Personne n’aurait dû me voir ainsi, tout simplement parce que cette situation n’aurait jamais dû se produire. J’avais failli. En laissant le champ libre à celui qui sommeille en moi, je lui avais permis de faire souffrir mon ami le plus proche. Que ma bête humaine me torture était le cadet de mes soucis, mais qu’elle s’attaque aux autres…

Avec le temps, ça ne fait qu’empirer… Que passera t’il la prochaine fois que je cesserais de lui résister ? Et si je ne revenais pas à moi ?

Incapable d’assimiler ce qui venait de se passer, mon corps plongea dans un profond état de sidération. Je ne pleurais pas. Ma douleur allait bien au-delà des larmes. De toute manière, je me serais refusé à toute forme de libération. Désormais, je devais rester en permanence conscient du fardeau qui était le mien pour que ce moment n’arrive plus.

Jusqu’à présent je tolérais la présence de mon hôte. J’avais esquivé le problème en préférant refouler là où j’aurais dû traiter. Il m’était désormais impossible d’ignorer l’ampleur du problème.

Ma culpabilité sera un rappel constant de ma faute, cette fois-ci, je ne chercherais pas à l’étouffer.

Une douleur en faisant souvent oublier une autre, je trouvais du réconfort dans cette flagellation culpabilisante.

Les remords me guideront sur les chemins de la pénitence.

Bientôt, je repris mes esprits. Je sentis mon état mental se stabiliser bien que le traumatisme, lui, ne partirait jamais. Comme un tisonnier chauffé à blanc, ce souvenir marquera mon âme de son empreinte indélébile.

Je serrais les dents et me forçais à redevenir moi-même, pour peu que cela ait toujours un sens.

Ainsi, j’enfilais le masque que les autres nommaient Zachary Tempès.

Cyclope qui, lui aussi, était manifestement secoué, se hasarda à m’adresser la parole.

-ça va ?

L’absurdité de cette question fit s’étendre sur mes lèvres, un sourire jaune.

-Tu me crois si j’te dis que j’ai eu de meilleures journées ?

Il s’esclaffa. La tension s’était enfin dissipée, enfin nous pouvions nous abandonner au rire.

Et pourtant… Tu es là. Donc ça ne devrait pas non plus être considéré comme la pire.

Sa voix reflétait toute son inquiétude.

-Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?

J’écarquillais les yeux, et à nouveau je ressentis un blocage à la seule idée d’en parler.

-C’est trop tôt… trop frais. Nous en discuterons plus tard. Là, je ne peux pas.

Le regard fuyant, j’observais le sol.

-C’est… la ruche, c’est ça ?

La vitesse à laquelle il changea de sujet me désarçonna légèrement. Cela dit, qu’il respecte ma volonté me procura un profond sentiment de soulagement.

Non ce n’est pas la ruche.

Du pouce, je pointais la tour insectoïdes qui se dressait jusqu’aux cieux.

Ça, c’est probablement le meilleur dôme que j’ai pu visiter jusqu’alors. Mais tu t’en rendras compte bien assez tôt.

Après un moment de silence pesant mais chargé en émotion, je poursuivis.

Comment ça s’est terminé pour toi au dôme des deux-sens ?

-Comme tu l’imagines. Ils m’ont détaché et m’ont envoyé sur tes traces. J’étais persuadé que tu étais mort mais il me fallait vérifier par moi-même.

Quelque chose dans le ton sa voix me fit tiquer, sans que je ne puisse mettre le doigt dessus. Pour l’heure, je n’y prêtais pas plus attention. Nous étions enfin réunis, c’était tout ce qui comptait. Nous allions enfin retrouver la liberté qu’on nous avait subtilisé.

J’enchaînais, nonchalamment.

-Très bien, nous allons pouvoir repartir.

A cet instant, je détectais dans le regard de mon comparse comme une brutale résolution.

-Non.

Je fus secoué par un hoquet de surprise.

-Comment ça, non ?

-Abiotos doit mourir.

Je haussais les sourcils, incrédule.

-Et pourquoi ?

-C’est ainsi.

C’est ainsi… C’est ainsi… ça, ça ne sonne pas exactement comme du Cyclope.

-D’accord… je présume que tu dois avoir tes raisons. Quel que ce soit ton plan, je vais te présenter le seigneur des cafards.

-Oui, c’est ça, j’apprécierais que tu me le présentes.

Je rêve ou il essaie de me manipuler ? Me pense-t-il si naïf, si aveugle ?

-Puisqu’il le faut.

Le tocard n’aurait jamais fait cela deux semaines plus tôt. J’ignorai ce qu’il s’était passé au dôme en mon absence. Mais ça, ça n’était pas Cyclope. J’avais ma petite idée sur ce qui était en train de se dérouler, toutefois avant de pouvoir confirmer mes hypothèses, j’allais devoir rentrer dans son jeu.

-Les cafards du coin sont inoffensifs avec les locaux. Je me porterais garant de toi et rien ne devrait t’arriver. Je préfère te prévenir, à l’entrée de la ruche il y aura BEAUCOUP de cafard et tu les verras de TRÈS près, ça ne te fait pas peur ?

-Tu me connais, Zachary.

Il était tombé en plein dans mon piège, je ne pensais pas qu’une manœuvre aussi grossière porterait ses fruits.

Je restais calme et ne laissais rien paraitre de ma supercherie.

-Justement, oui… J’aimerais que tu en tue le moins possible.

-Je te promets de faire un effort.

Sa réponse me glaça.

Qui que tu sois, tu n’es pas Cyclope.

-Parfait, et bien alors suis-moi, tribut.

Je ricanais en chœur avec lui, pour des raisons bien différentes des siennes.

Le temps requis pour parcourir le champ des cancrelats correspondait à la durée nécessaire pour que j’échafaude le reste de mon plan.

Aux portes de la tour, nous fîmes face à l’arthropode géant qui gardait ces lieux. En cet instant, je savais précisément ce que je devais faire. J’attendis patiemment qu’Abiotos réponde à mon appel. Le scientifique déchu ne tarda pas à se manifester. Bientôt nous entendîmes le son de sa voix s’échapper de l’enceinte fixée sur le cafard.

-Plait-il ?

Le seigneur des cafards s’adressait à nous avec la nonchalance qui le caractérisait.

-Abiotos, loin de moi l’idée d’imposer² quoi que ce soit. Je ne voudrais pas poser sur la décision d’ouvrir ou fermer la ruche mais… mon ami, le prochain tribut est arrivé.

-Bien compris. J’arrive personnellement pour le recevoir.

Je poussais un soupir de soulagement. Je n’étais pas inquiet, s’il ne m’avait pas corrigé c’était qu’il avait parfaitement saisi le message.

Imposer² : Emprunte étymologiquement au latin classique : imponere, soit ‘poser sur’

Je me tournais alors vers Cyclope.

-Et donc, que comptes tu faire ? Si tôt qu’il se présentera, tu comptes te jeter sur lui ?

Le tocard demeurait tapis dans le silence.

Et après ? Tu as la moindre idée de comment ça va se passer ? Tu as vu ce par quoi nous sommes entourés ? Si tôt que tu l’auras tué, comment comptes tu gérer la cohorte de cafards qui fondra sur nous ? Abiotos contient le potentiel meurtrier de ces créatures. On peut s’interroger sur la légitimité ou non de maîtriser ces « nuisibles », surtout quand c’est une seule et même personne qui contrôle tout, mais on ne peut nier ses résultats.

A nouveau le géant resta muet.

Tu n’as pas pour objectif de survivre, n’est-ce pas ?

Le protecteur immuable se décala sur le côté pour faire place à l’arrivée de son seigneur. Les grandes portes de la tour insectoïde s’ouvrirent pour révéler le scientifique déchu, devancé d’une escouade d’arthropode d’élite : la fine fleur de ce que la ruche pouvait produire. Des Blattaria Praetorianus.

On les choisissait à la naissance, dès l’éclosion de l’œuf. Si l’on pouvait observer un liseré satiné à la surface de la coquille qui aura vu naître le cafard, ce dernier mutera en prétorien.

Leur aptitude et la perfection de leur trait, leur indéfectible servilité faisait d’eux une arme redoutable.

Parmi les synanthropes, l’éclosion de tels béhémoths était vue comme une bénédiction.

C’était à l’âge adulte que l’on pouvait réellement distinguer un prétorien d’un cafard normal : Leur sombre carapace brillait d’un éclat d’obsidienne, laissant deviner une plus grande robustesse. Leurs deux paires d’ailes semblaient aussi affutées que des lames de rasoirs, leurs mandibules proéminentes auraient pu découper simultanément un groupe de trois hommes. Ils n’étaient pas forcément plus grand mais on les devinait bien plus menaçant.

Cette difformité physique les distinguant de la masse, on les affectait systématiquement à la garde personnelle du seigneur des cafards. Leur présence envoyait un signal fort. S’attaquer au seigneur des cafards revenait à s’attaquer à eux.

Abiotos claqua des doigts et aussitôt, Cyclope fut mis à terre, sous le joug de pièces buccales chitineuses, dans l’incapacité totale de se débattre.

Un sourire de satisfaction aux lèvres, le maître des lieux s’adressa à moi.

-Je ne doutais pas de ta loyauté Zachary, s’il fallait la réaffirmer, c’est chose faite. Merci de m’avoir averti de ce … « danger ».

Qualifier Cyclope ainsi, quelle vaste blague. Une plaisanterie dont j’étais incapable d’apprécier l’ironie. Je devinais dans sa voix sarcasme et profonde gratitude.

Alors… qu’avons-nous là ?

Son regard s’appesanti sur le tocard, fixé sur la protubérance palpitante au niveau de sa poitrine. À la manière analytique dont Abiotos dressait le portait de Cyclope, le scientifique en lui reprenait visiblement le dessus sur le chef de guerre.

Impressionnant. Cette taille démesurée. Cette pâleur cadavérique. Ce cœur, malade de sa propre grosseur, comme désireux de s’extirper de sa prison de chair. Observe la largeur de ses veines, on devine à leurs palpitations l’effort improbable que doit produire son organisme pour alimenter cette masse. Les conséquences des radiations sur l’homme sont fascinantes. Ce serait prodigieux si cela ne cachait un vrai désastre. Si tu ne péris pas stupidement par un excès d’effronterie, il doit te rester quoi, au mieux, une année ? C’en est presque dommage, des hommes comme ceux-ci pourraient presque rivaliser avec un de mes enfants.

Le sourire victorieux qui s’était dessiné sur le visage d’Abiotos se mua en une expression de pur mépris. Le maître des lieux se tourna enfin vers moi. Je pus apercevoir dans le creux de ses mains un petit appareil qui m’était familier. Il poursuivit.

Je te propose de mettre à l’épreuve ta théorie, même si je n’ai aucun doute quant à sa véracité.

Immédiatement, il actionna l’Imponere sur mon frère. Promptement, l’appareil établit une connexion avec Cyclope. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose. Quelqu’un avait implémenté une puce au sein de mon ami.

Le seigneur des cafards s’avança pour se confronter au tocard.

Bonjour Radicor. Si toi ou l’un de tes subalternes m’entends, saches que je ne veux plus de tributs. Ou plutôt un dernier. Toi. Tu as une semaine pour venir seul ici, après quoi je t’assure que ton peuple n’aura plus rien à craindre de moi. Si tu ne te présente pas de toi-même, mes enfants viendront te chercher. A bientôt.

Le scientifique déchu claqua des doigts et sans autre forme de procès, retourna à l’intérieur de son domaine. Précédé par le troupeau de cafards qui trainèrent le tocard dans son sillage.

J’apostrophai Abiotos avec un ton inquiet.

-Que vas-tu faire de lui ?

Le seigneur des cafards s’interrompit dans sa marche, aussitôt suivi par ses gardes prétoriens. Il se retourna, comme indigné par mes préoccupations.

-Naturellement je vais lui ôter sa puce. Que pensais-tu que j’allais faire d’autre ?

Je poussais un soupir de soulagement et m’exprimais en toute humilité.

-Pardonne-moi, je l’aime trop pour ne pas être inquiet. C’est vraiment un être exceptionnel. Le moment venu, je t’invite même à établir un contact télépathique avec lui. Tu serais probablement… surpris par ce que tu pourrais y découvrir. En tout cas, indubitablement ce fut mon cas.

Cyclope semblait éteint, comme déconnecté. L’absence d’expression dans les traits de son visage me terrifiait. C’était comme si l’on avait arraché son âme de son corps.

-Nous verrons cela. Je suis plutôt pressé de découvrir comment il réagira quand il sera redevenu lui-même. Pour l’heure, Zachary, rentre te reposer. Tu l’as bien mérité.

Je suivis le cortège de cafards et les accompagnais dans les étages supérieurs de la ruche. Devinant la direction qu’empruntais Abiotos, je décidais de rejoindre son laboratoire un peu plus tard. Je m’en remettais corps et âme aux compétences du scientifique déchu pour opérer mon frère. Malgré toute l’affection que je portais au tocard, je n’avais plus la force de m’inquiéter. Epuisé émotionnellement et physiquement, je regagnais mes quartiers et m’effondrai sur mon lit. Habituellement, je n’avais aucun souvenir de mes rêves. Cette fois-ci ne faisait pas totalement exception. Les seules choses dont je me souvins était d’un fort sentiment de culpabilité, et de deux phrases :

« Tu ne t’es jamais demandé pourquoi les autres ne parlent pas de leurs bêtes humaines ? »

« N’oublies jamais que je serais toujours là… Je n’ai qu’à attendre pour gagner. »

Le hurlement que je poussais au levé réveilla tout le bloc d’habitation où je résidais. Haletant, en sueur, j’observais mes draps trempés en reprenant mes esprits. Mon sommeil n’avait pas été de tout repos. J’étais physiquement reposé mais mentalement dévasté. Celui qui sommeille en moi venait de trouver une nouvelle manière de me torturer.

Lentement je m’arrachais à mon lit et, comme guidé par une main invisible, je me dirigeais spontanément vers la salle d’opération : le sordide laboratoire d’Abiotos.

En atteignant ses quartiers, je trouvais le seigneur des cafards plongés en pleine lecture d’un livre nommé « Les Origines de l’Espèce » par Charles Darwin.

Sans même prendre la peine de le saluer, je lui demandais sans ménagement :

-Où est-il ?

Le seigneur des lieux fit mine de ne pas me remarquer et poursuivi sa lecture. Je tapais du poing sur la table.

OU-EST-IL ?

Abiotos corna une page du livre et le referma.

-Rassure-toi, il est en cellule. Il aurait pu finir à la morgue mais l’opération s’est bien déroulée.

Je poussais un soupir de soulagement.

Il est réveillé ? Je peux aller le voir ?

Le seigneur des cafards se hasarda à un trait d’humour que je jugeais quelque peu déplacé.

-Libre à toi d’aller en prison.

Je n’étais pas d’humeur pour ses plaisanteries, aussi, je décidai de me mettre immédiatement en chemin vers mon frère. Derrière moi, j’entendis l’écho de la voix d’Abiotos.

De rien pour ton ami et pour la remarquable exécution de l’opérat...

Sa voix mourut au détour d’un couloir, de toute manière je n’y prêtais déjà plus aucune attention.

Arrivé en salle de détention, je tombais sur deux énormes cafards qui gardaient l’entrée de la cellule. Derrière eux, je devinais mon ami allongé sur une couchette sommaire. Alors que je me rapprochais, les arthropodes firent claquer leurs mandibules dans le vide dans un geste m’invitant à la prudence.

-Cyclope ! Réveille-toi.

Le tocard me répondit immédiatement en hurlant.

-Tu penses que je peux dormir avec ces abominations à côté de moi ?

Son ton haineux et colérique traduisait la mesure de son effroi. J’avais d’abord l’impression qu’il grelottait de froid, bien vite je m’aperçus qu’il était terrorisé. Mon frère avait les yeux écarquillés, les dents serrées, le regard d’un animal acculé, dangereux car désespéré. Il était animé par une peur viscérale que rien ne saurait apaiser, assurément dû à une existence entière dédiée à la crainte des insectes.

Je m’efforçais de prendre une voix réconfortante.

-Ils ne feront rien. Abiotos leur a probablement donné l’ordre de te surveiller, pour sa propre sécurité. Il n’a aucune idée de tes intentions, une fois que tu l’auras rassuré, tu n’auras plus à supporter leur…

Immédiatement le géant à la peau livide m’interrompit.

-Qui te dit qu’il aura de quoi être rassuré ?

Je serrais les dents à mon tour.

Ah…c’est ainsi que cela va se passer. Voilà qui complique la situation.

Et bien peut-être parce qu’il vient littéralement de te sauver la vie en te retirant la puce que Radicor avait installé dans ton cerveau ? Par conséquent, dans un geste de gratitude, tu ne vas rien faire que tu risquerais de regretter ?

Pas une seule fois Cyclope ne me lança un regard, son attention demeurait fixée sur les colosses insectoïdes qui gardait les lieux.

Vas-tu mordre la main de celui qui t’as libéré ?

-Tu as l’impression que je suis libre, actuellement ?

Il marquait un point, et je laissais un moment de silence pour l’inviter à poursuivre.

-Zachary, je haïs ces créatures. Mais plus encore je haïs Abiotos. Ce qu’il fait est totalement contrenature. Que penserais-tu d’un cafard intelligent qui asservirait toute notre race, tu jugerais toujours qu’il mérite ta clémence ?

Son argumentation attisa un sentiment de culpabilité qui déjà nouait mes entrailles. La télépathie avait-elle émoussé mon sens de la moralité ? Ou était-ce seulement la vie, mes expériences qui m’avaient amené à accepter l’inacceptable ? Puis… dans un sursaut d’éloquence et sans trop réfléchir, je lui lançais.

-Si notre race était une race belliqueuse, guerrière et barbare alors oui, ce serait préférable. Mais fort heureusement ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ?

Immédiatement je me mis à rire à pleine gorge.

L’humanité gagnerait à avoir un Abiotos pour les gouverner. Du moment qu’il ne soit pas humain, bien sûr. Si tant est qu’il puisse exister une entité entièrement contrôlée par la seule raison, une entité qui ne puisse penser qu’à l’intérêt général, nous gagnerions tous à être soumis à elle. Aussi triste que cela puisse paraître… Mais nous n’atteindrons jamais cet état d’esprit. Nous ne pouvons pas être enfants de la raison. Nous ne pouvons qu’incarner le reflet de nos pulsions, esclaves de désir et de passion que notre vécu ou notre environnement auront créé pour nous. Aléatoire, chaotique, imprévisible, inconstant.

Nous sommes incapables d’être guidé par la raison, nous ne pouvons donc pas diriger. Si nous ne sommes pas gérés, nous nous entretuons, nous nous mettons en concurrence les uns envers les autres et nous entrainons la faune et la flore dans notre chute. C’est ça, ou choisir un prédateur pour fédérer autour d’un ennemi commun.

Mon ami tourna enfin son regard vers moi, avec une expression oscillant entre la déception et la colère.

-Tu t’es égaré Zachary. Mais je suis sûr que tu peux être ramené dans le droit chemin. Les hommes ne sont pas voués à se détruire les uns les autres. L’individualisme, l’égoïsme, l’égocentrisme, ce n’est pas inné, ça se construit. Ce n’est pas parce que deux milles ans d’histoire nous prouvent le contraire que c’est nécessairement inéluctable. Tu as perdu espoir parce que notre monde est désespérant. Ça aurait pu se passer autrement. Ça le peut toujours.

Et s’il avait raison ? Derrière mon propre discours se cache une profonde rancœur envers les miens… Mon vécu entrave ma réflexion et je m’enferme dans un manichéisme autoritaire : L’ordre… ou la mort. Là où toute ma vie je n’ai été que chaos et liberté.

Alors je me souvins d’une phrase d’Aquifolius : « Les contestataires d'hier seront les réactionnaires de demain. »

Je soupirais, consterné par mon attitude et mon discours.

Je peux te rejoindre sur le fait que ce n’est pas à un humain de contrôler les cafards. J’ai probablement parlé un peu vite à l’instant, excuse-moi… Ces derniers jours ont été difficiles. Je n’ai jamais cherché à donner à Abiotos un blanc saint. Même lors de mon échange télépathique avec lui, je tenais un discours similaire au tien, je ne sais pas ce qui m’a pris à l’instant de… penser cela.

Cyclope sembla apprécier mes excuses puis reporta son attention sur ses geôliers.

Ce qu’il fait ici est proprement immoral. Pourtant, en contrôlant les cafards, il sauve des vies.

Le tocard eut un hoquet d’indignation.

-Il sauve des vies en menaçant le dôme des deux-sens ? On m’a parlé du massacre qu’il avait perpétré, celui-là même qui a mené à l’instauration des tributs.

Jamais sa rhétorique ne me parut aussi affutée, il était également animé par une détermination sans faille qui le rendait extrêmement charismatique en cet instant.

-Je ne dis pas qu’il a toujours été exemplaire, mais quand on s’intéresse à pourquoi il a fait ça…

Je continuais de m’empêtrer dans de vaines justifications.

-Y a-t-il seulement une raison qui puisse justifier le meurtre ?

Je n’étais pas encore totalement vaincu, pourtant déjà je baissais la tête.

-Il a commis énormément de fautes impardonnables. Mais qui n’a jamais pêché ? Il a beaucoup changé depuis ce temps-là, ce qu’il a réussi à créer avec cette ruche est proprement remarquable.

Mais pourquoi je prends autant sa défense ?

Le simple fait de me poser la question fit poindre la réponse. Abiotos était un être qui avait commis l’irréparable à de nombreuses reprises, à bien des égards il me rappelait mon cas. En défendant ses actes ignominieux, j’essayais de me défendre moi.

-Tu sais quoi Zachary ? Tu es peut-être dans le vrai sur ce point, je n’en sais rien. Mais on ne saurait considérer ce qu’il a créé sans regarder pourquoi ni comment.

Je battais en retraite avant de reconnaître ma défaite d’une voix sincère.

D’ACCORD. Ok. Ok… Tu as raison. Je ne dis pas cela pour te faire plaisir, tu m’as convaincu, mon frère. Cependant… Nous avons fait un pacte. Celui de ne pas intervenir dans les mondes que nous explorions. Au nom de cette promesse, j’attends de toi que nous quittions ces terres sans interférer davantage avec les pouvoirs en place.

Indigné, Cyclope me rétorqua sans attendre.

-Tu voudrais le laisser agir et continuer de prendre en otage tout un peuple et tout une race ?

Je pris une profonde inspiration et retrouvais mon sang froid. D’une voix empreinte de malice, je poursuivis.

-Ah d’accord… je n’avais pas saisi que notre promesse était soumise à condition. Mais alors, peux-tu m’expliquer ce qu’on fait là ? Pourquoi on n’a pas directement pris les armes au dôme de l’ouïe pour aller combattre celui de la vue ?

Assuré dans ma réflexion, je n’essayais plus de défendre Abiotos, je m’efforçais plutôt de tempérer les ambitions de Cyclope.

Le prochain tribut, Radicor, sera le dernier. Quant aux cafards, ils formaient déjà une société hiérarchisée avant même l’apparition d’Abiotos. Il n’a fait que substituer un maître à un autre. C’est un rôle qu’il n’a jamais voulu et qu’il ne demande qu’à le rendre. Quand il trouvera le moyen de communiquer avec ce qui se trouve au sommet de la tour, quand il parviendra à lui faire comprendre qu’hommes et cafards peuvent coexister, il cessera d’être le seigneur des cafards et redonna le pouvoir à cette « entité ».

-Mais… ce moyen existe déjà, non ? La télépathie ne pourrait-elle pas … ?

J’entendis des bruits de pas venant de l’escalier qui m’avait mené en ces lieux. Sans plus y prêter attention, je continuais.

-La gemme semble sans effet sur … cette chose. Alors, il a missionné des tributs pour qu’ils fassent le voyage jusqu’au dôme de l’ouïe, afin qu’eux-mêmes étudient si la télépathie est une possibilité.

Les bruits derrière moi se précisèrent, je n’eus cette fois aucun doute quant au fait que quelqu’un se rapprochait. Bientôt le seigneur des cafards se présenta au pied des marches.

-Ce fut une conversation passionnante. Je suis navré de l’interrompre.

Le seigneur des cafards plongea son regard dans celui de Cyclope. Ce dernier ne quittait toujours pas des yeux les arthropodes qui veillaient à sa captivité. Il ne cessait toujours pas de trembler d’horreur, à la simple présence de ces créatures.

Je sais que tu me haïs. Mais mes enfants ne méritent pas ton mépris. Les cafards sont une bénédiction. Ce sont les recycleurs de la planète. On les voit comme nuisible alors qu’ils accomplissent des miracles. Tout ce que l’on considère comme déchets sont un trésor pour eux. Si l’on veut que la terre retrouve un cycle vertueux, si l’on veut débarrasser l’empreinte néfaste de l’homme sur la terre, ce sera grâce aux Cafards. Tu les détestes là où tu devrais les idolâtrer.

L’agitation qui animait Cyclope atteignit son paroxysme. Je voyais la tension dans les muscles de son cou, un sourire éclaboussant de haine défigurait son visage.

-Ces monstres tuent mon peuple depuis des décennies. Ils nous obligent à vivre sous terre, caché aux yeux de tous, en crevant de faim. Et TOI tu voudrais que je les IDOLATRE ?

Le scientifique déchu reporta son attention sur moi, voyant que rien ne pourrait convaincre mon compère.

-Zachary, peux-tu m’expliquer pourquoi je viens de trouver un émetteur dans l’Imponere ?

Le silence qui suivit cette phrase fut promptement assourdissant.

Quoi ?

Dois-je en conclure que tu travailles en réalité pour quelqu’un ?

Mais…. QUOI ?

-Ne sois pas stupide, si tel était le cas, tu l’aurais vu dans notre échange télépathique. J’ai été… Nous avons été abusé. Je ne sais pas qui…

Bien sûr que tu le sais, c’est forcément lui.

Insitivus.

Ce simple nom attira la curiosité de Cyclope et d’Abiotos.

Quand tu dis émetteur, tu parles d’une balise ?

Le scientifique déchu nia de la tête.

-Non, plutôt d’un microphone. C’est bien plus problématique. Quelque part dans ce monde, quelqu’un est au courant de tous mes plans.

De l’Imponere résonna subitement comme un son d’interférence, un crachotement caractéristique, celui de fréquences radiophoniques en train de se stabiliser. De surprise, Abiotos laissa tomber l’appareil qui sembla trouver une radiofréquence adaptée pour diffuser un message.

-Zachary n’y est pour rien, c’est effectivement moi qu’il faut blâmer.

Je restai pantelant de surprise face à l’irruption d’Insitivus dans notre conversation. Malgré la piètre qualité de l’enceinte par laquelle nous entendions sa voix, je reconnus la voix singulière et rocailleuse du maraudeur du désert : froide pour ne pas dire glacée, blasée pour ne pas dire éteinte.

Je n’ai rien à faire de tes plans, je n’ai rien à faire de tes terres, je n’interfèrerais en rien. J’ai cependant la sensation que nos objectifs pourraient converger. Cela vaut pour toi, Zachary, mais à plus forte raison toi, Abiotos.

Si je ne le connaissais pas si « bien », j’aurais flairé un soupçon d’enthousiasme dans sa voix.

Le suzerain du dôme des deux sens n’est rien. Tout son pouvoir lui vient du Radicor originel. Il ne devrait être qu’une étape pour toi. Le vrai danger se situe au dôme de l’esprit.

Le seigneur des cafards esquissa un sourire amusé avant de continuer.

-Je ne vois pas en quoi cela me concerne.

Agacé, le maraudeur du désert n’en démordait pas.

-Que tu le veuilles ou non, tu es une force qui pèse dans l’équilibre de cette région. Tu disposes d’une armée, tu disposes d’un pouvoir. Une part de la stabilité de ces terres relève de ta responsabilité.

-Je le conçois. Mais pourquoi je devrais me préoccuper d’un conflit qui ne m’impacte pas directement ?

Cette réponse fit naître un sourire narquois sur mes lèvres.

-Si la stabilité de ce monde ne te concerne pas, je ne suis peut-être pas au bon endroit. Cependant…

Insitivus s’exprimait d’un ton feignant la nonchalance pour mieux attirer le seigneur des cafards dans ses filets.

Saches que le dôme de l’esprit synthétise et approfondie tout ce que les autres dômes ont construit. Qui sait dans quel monde nous vivrions si nous en profitions tous ? Une chose est sûre, tu n’auras jamais une seconde occasion de voir pareille technologie,

Une lueur d’intérêt illumina le visage du scientifique déchu. L’espace de quelques instants, il se figea sur place. Grâce à la télépathie que nous avions partagé, je devinais aisément ce qui se passait dans son esprit. Il devait être en train de s’empêtrer dans des calculs coût/risque/bénéfice, et logiquement, sa prochaine phrase devrait être...

-Et donc pour bénéficier de ces merveilles dont tu parles, je suis sensé faire … ?

Nous y voilà. Précisément, là où il voulait nous entraîner. S’il m’a aidé, manipulé, suivi jusqu’à présent, c’était manifestement pour accéder à cet instant précis. J’ignore quand il a échafaudé ce plan et à quel point j’ai pu être un pion pour lui. Force était de constater que ça avait marché.

-Je ne te demande qu’une chose, Abiotos.

Maintenant qu’il était assuré d’avoir l’attention totale de son auditoire, Insitivus marqua un temps de pause avant de reprendre.

Quand notre ami écervelé et son stupide compagnon auront terminé son pèlerinage, ils se rendront au dôme de l’esprit. Tu les accompagneras avec l’escorte que tu jugeras bon d’apporter afin de neutraliser ce qui doit l’être. Rien de plus.

Sa voix prix un accent solennel, reflétant la sincérité et la détermination qui l’animait.

Après quoi, tu n’entendras plus jamais parler de moi après.

Il reprit d’une voix qui laissait deviner un sourire charmeur.

Avant de refuser, n’oublie pas...

Abiotos lui coupa la parole sans ménagement.

J’ai… encore du mal à savoir si je dois considérer ce Radicor comme un adversaire ou un collègue. Alors voilà ce que je vais faire : J’escorterais Zachary jusqu’au dôme. J’y prendrais ce que je voudrais. Et j’y tuerais seulement ceux que je jugerais nécessaire de tuer.

A sa voix, Insitivus semblait satisfait.

-Je ne demande rien de plus.

-Par contre, si jamais tu entraves mes ...

Alors que le scientifique déchu allait se lancer dans une vaine tentative d’intimidation, le maraudeur du désert l’interrompit sauvagement, insensible face à la menace.

-Navré Zachary, je n’avais pas pour objectif de te tromper, pourtant c’était nécessaire.

Je jetais un regard désolé au seigneur des cafards qui semblait bien plus réceptif à cet argument que moi.

-Mais alors quand tu as modifié l’Imponere pour « contrôler » Abiotos, tu n’as en réalité fait qu’installer …

-Nous nous reverrons au dôme de l’esprit, Zachary.

Et sans autre forme de procès, Insitivus rompit la communication.

Chacun de nous prit le temps qui lui fallut pour digérer la quantité d’information que le maraudeur du désert venait de révéler.

Alors que le scientifique déchu se morfondait quant à sa faillibilité, le tocard semblait totalement dépassé par les évènements. Pourtant, aussi surpris qu’il était de découvrir les plans d’Insitivus, il n’en oubliait pas moins ses propres griefs contre Abiotos. Aux regards qu’il lançait au seigneur des cafards, je devinais qu’il ne s’agissait que d’un sursis.

Contre toute attente, le seigneur des cafards claqua des doigts et les cafards s’écartèrent de la cellule.

- Je n’ai aucune raison de vous retenir. Tous les deux, faites ce que vous avez à faire. Terminez votre voyage. J’ai moi-même des affaires pressantes qui requièrent mon attention.

Abiotos se retourna et nous lança en entamant l’ascension de l’escalier.

Vous partez demain. D’ici là, des tributs vous aideront à organiser vos affaires et vous fournir un semblant de ravitaillement.

Et dès le lendemain, le tocard et moi repartions en voyage.

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