Chapitre 33 : Les thermes de la discorde
Celle qui nous avait été présentée comme la cheffe du dôme nous intima de la suivre d’un geste de main. Cantharis, Cyclope et moi nous exécutions sans nous faire prier. La femme énigmatique nous mena à l’arrière du temple de la caresse, dans une gigantesque bâtisse connectée au temple de la caresse. L’air y était chaud, humide et lourd. Ce qui aurait du créer une ambiance pesante se relevait curieusement agréable. Je n’eus aucun mal à identifier que ce bâtiment correspondait à des thermes.
À peine avions nous passé l’entrée de l’édifice que nous basculions vers une salle immense de près de cent mètre carré, disposant d’un bassin aux proportions équivalentes. Les thermes en elles-mêmes étaient assez faiblement décorée. La salle était quadrillée par un carrelage formé d’un damier blanc et bleu. Le seul élément décoratif que je notais, encadrait chaque extrémité du bassin : des gargouilles de pierre incomparables. Leurs visages évoquaient des traits félins, leurs silhouettes fines et élancées tranchaient avec leur représentation grotesque habituelle. Quant à leurs ailes, déployées pour leur donner un côté magistral, elles me faisaient plus penser à celles d’un moustique qu’à celles d’un oiseau. Elles étaient au nombre de deux pairs, délicates, translucides avec de petits reflet irisés qui terminaient de donner un côté onirique à ces chimères. Chacune tenait une vasque qui alimentait les bains en eau chaude. En dehors de cela, nul employé, nul vestiaire, pas plus que de bains réservés à un genre. La mixité et la nudité était de rigueur. Aussi, suivant le geste de la cheffe du dôme du toucher, nous nous libérions tous de nos vêtements pour rentrer dans les bains chauffés.
Immédiatement nous poussâmes tous un soupire de soulagement tant le contact avec ces eaux sacré relaxa nos muscles encore tendus par l’effort. Pendant quelques secondes, j’oubliais avec qui j’étais et surtout pourquoi. Je savourais le silence sans aspirer à plus.
L’inconnue brisa le silence d’une voix sereine.
-Puisque je n’ai pas encore pris la peine de le faire, permettez moi de réparer mon impolitesse en me présentant. Je suis Adelphis. Souvent, on me désigne comme celle qui dirige ce dôme. Je suis plutôt de celleux qui pensent que ce dôme n’a pas besoin de direction. Je fais confiance au bon sens de chacun et ça me semble marcher. Après tout, notre sanctuaire tient toujours debout.
D’aucune manière notre nudité n’imposait la moindre gène, nos expériences précédentes avait nullifié toute forme de tension sexuelle.
Cyclope et moi répondions à sa présentation d’un hochement de tête respectueux.
Le ton d’Adelphis n’exprimait aucune crainte, aucun irrespect. Sa voix ne souffrait d’aucun tremblement. Même dans le plus simple appareil et en la présence d’inconnus, elle brillait par son assurance.
Puis-je vous demander la raison de votre venue ici ?
Cantharis sembla s’effacer et Cyclope fut le premier à répondre.
-Je viens d’un endroit qui ne dispose pas des richesses dont vous êtes pourvues. Chez les tocards, c’est à dire chez moi, les gens meurent de faim ou sont dévorés par des cafards. Les conditions de vies y sont très dures. Je voulais voir comment cela se passait ailleurs, c’est la raison pour laquelle, quand Zachary s’est présenté à moi, je l’ai suivi.
Après un moment de silence, quand j’eus l’assurance que Cyclope eut fini de parler, je savais que c’était mon tour. Bien conscient que l’on attendait ma parole, je demeurais néanmoins enfermé dans mon esprit, fixant le plafond pour me détacher de la présence des autres. Ce dernier était décoré par des brodures d’une tonalité assez baroque, maniant le doré et le rouge donnant une sensation de luxe dans l’intimité des bains.
Qu’est-ce que je fous là ? Pourquoi suis-je avec ces gens ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
-Comme j’ai pu te le dire tout à l’heure, je viens du dôme de la vue. Là bas, l’ordre au pouvoir opprime son propre peuple. Cela m’a toujours dégoûté. J’ai souhaité découvrir comment cela se passait dans d’autres mondes afin de … De voir, avant de provoquer une révolution, s’il y avait d’autres manières de faire, plus juste, plus équitable.
La profonde sérénité qu’affichait Adelphis se morcela. Je sentais son regard peser sur moi, je n’en avais cure. Mon attention était entièrement focalisée sur le plafond, probablement influencé par le relâchement que ces eaux chaudes me procurait. Il m’apparaissait maintenant que je la tutoyais sans même y avoir réfléchi.
Est-ce que tout cela est vraiment réel ?
Les volutes de vapeur traversaient la pièce pour régulièrement masquer les visages de mes comparses. Comme l’écho de mes pensées, pendant quelques fractions de seconde, je voyais leur silhouette se découper dans la fumée sans parvenir à distinguer leur trait. L’espace d’un court instant, c’était comme si je les percevais tel qu’ils étaient tous : désincarné.
Ma bête humaine se jeta sur cette opportunité pour me tourmenter.
~Si tu doutes que tout ceci soit réel. Laisse moi le contrôle, qu’as tu à y perdre après tout, si tout ceci n’est que fiction ?
Je m’exprimais d’un ton blasé. La décontraction que ces eaux m’infligeait, me donnait le recul suffisant pour être lassé de mon vécu et de ma propre existence.
Adelphis… c’est un nom d’emprunt, n’est ce pas ? Ton vrai nom ou ton ancien nom c’est… Radicor, n’est ce pas ?
La gravité gagna le visage d’Adelphis. Elle fronça les sourcils et semblait se demander de plus en plus à qui elle avait affaire.
Cantharis avait l’air de dire que tu es la cheffe de ce dôme. Je n’avais pas besoin de plus pour deviner que tu es toi. Ce n’est pas le premier dôme que je visite. Je viens du dôme de la vision, j’ai visité le dôme de l’ouïe, des deux sens et me voila ici maintenant. Après celui-ci, il ne m’en manquera qu’un seul. Le dôme de l’esprit. C’est là que s’achèvera mon périple. Celui de mes compères également. Sauf si Cantharis tu ne désires plus nous accompagner, je comprendrais le cas échéant.
Cantharis me regarda silencieux et interloqué, se demandant si je plaisantais.
Je repris sans ménagement.
Nous en discuterons en temps voulu, d’autres affaires méritent notre considération pour le moment.
Je me tournais enfin vers Adelphis qui manifestement prenait le temps de digérer toutes les informations dont je venais de l’abreuver.
Je viens… de te donner un certain nombre d’informations, que d’aucuns considérerait comme précieuse. Je n’attends qu’une seule chose en retour.
Mes vêtements étant disposé juste au coin du bassin, je me levais, sans crainte que ma nudité ne soit perçu comme une offense, pour aller chercher un objet dans mon uniforme.
Ceci… vient du dôme de l’ouïe. C’est une gemme de télépathie. Grâce à elle nous pourront rentrer dans un autre genre de communication. Bien moins lacunaire que le langage. Grâce à ceci, tu pourras appréhender mon âme sans filtre. Tu auras accès à toute ma mémoire, mes émotions, mes souvenirs, mes aspirations. Tout. Bien évidemment la réciproque sera vraie. À bien des égards, ceux qui vivent pareil expérience sont comme unis par un lien de fraternité ou de sororité indéfectible. Serais-tu prête à tenter l’expérience avec moi, Adelphis ?
Elle considéra ma requête un long moment.
-Je connais ce dispositif. Je l’ai déjà expérimenté quant cette technologie n’en était qu’à ses balbutiement. J’ose imaginer qu’il a été perfectionné et qu’il n’y a plus de … danger mortel lié à sa pratique.
Immédiatement sa réponse me déclencha un rire. Un rire jaune qui n’exprimait aucune joie.
-Jamais au dôme de l’ouïe ils ne m’ont apporté pareille précision. J’ai répété le procédé des dizaines de fois, jamais je ne me suis senti en danger physiquement. Je n’en ai tiré aucune vraie séquelle. Certains esprits sont plus retors que d’autres, d’autres sont agressifs malgré eux. J’ai toujours pu en réchapper.
J’ignorais si cet échange m’angoissait, ou s’il s’agissait plutôt de l’environnement. Je n’étais pas exactement stressé ni anxieux. Il prédominait toutefois une impression dans mon esprit. Je me sentais vide. Creux. Inexistant. J’avais la sensation de faire semblant de vivre ma vie. Comme un acteur prisonnier d’une pièce de théâtre interminable. Je marquais un temps de pause avant de reprendre.
Il est si simple de sortir d’un lien télépathique que le danger m’apparaît inexistant. Tu ne seras en péril que si ton partenaire l’est au fond de lui, quand bien même ce serait le cas, tu pourrais t’en échapper en un clin d’œil. Je réitère ma question, Adelphis. Serais-tu prête à tenter l’expérience ?
Ce fut au tour d’Adelphis de rire avant de répondre d’un ton impétueux.
-Il ne sera pas dit que je fuirais devant pareille opportunité. Merci, Zachary de me proposer l’expérience. Bien évidemment que je l’accepte.
Lorsque le doigt d’Adelphis toucha la pierre, une hallucination me saisit. La vapeur intense qui se dégageait des thermes s’agrégea en une masse nuageuse. Une masse qui semblait se mouvoir d’elle-même… comme un être vaporeux doté d’une volonté propre. J’aurais pu jurer qu’il respirait. Je n’eus pas le temps le détailler que ce nuage de fumée se jeta sur mon visage et rentra par mes yeux. Je crus défaillir, dans l’horreur de cette vision que je crus être la dernière. Pourtant, je ne ressentis aucune douleur. Au lieu de cela, lorsque mes yeux se rouvrirent, je me retrouvais dans un lieu qui ne m’était absolument pas familier. Un lieu qui n’avait rien à voir avec mon lieu de prédilection.
Là où souvent, mes songes et ceux de mes partenaire de télépathie me menaient systématiquement dans un désert. Ici, je me retrouvais dans un paysage montagneux et vivant. Littéralement vivant. La montagne était faite de peau humaine. Preuve en était les mouvements de respiration qui secouait le terrain sur lequel je me trouvais. Un mouvement qu’il me fallut apprendre très vite pour ne pas perdre l’équilibre.
Contrairement à mon lieu de prédilection ou … les souvenirs, les traumas, les objectifs façonnent un vaisseau dans lequel la conscience s’incarne. Ici, j’étais déjà incarné. Je n’étais pas chez moi, mais bien chez Adelphis.
J’étais nu. Le sol que je foulais à mes pieds était chaud. Ce n’était pas désagréable. Le paysage était toutefois perturbant. Quadrillé par des sillons de poils démesurément long qui m’empêchait de voir l’horizon.
J’errais sans savoir où j’allais en traversant cette forêt duveteuse. J’aurais pu rechercher ma partenaire de télépathie, j’aurais pu hurler pour essayer d’attirer son attention. Mon premier choix fut tout autre. Je gardai le silence et entrepris de me perdre dans cette jungle de pilosité.
J’avais oublié à quel point il était plaisant de ne pas avoir de but. De se laisser saisir par l’opportunité. D’attendre sans rien attendre. Il n’y avait là ni espoir, ni désespoir, ni haine, ni ténèbre. Ici, je me sentais serein.
Las de ne pouvoir contempler l’horizon, je pris la décision d’escalader un poil géant pour cartographier mentalement les lieux. Me hisser me parut bien plus difficile que je ne l’avais évalué. Mon propre poids courbait l’appendice que je gravissais, je parvenais cependant à me maintenir en m’accrochant à d’autres filaments. Après de périlleux efforts, je parviens enfin à mon objectif. La vue que m’offrait ce panorama me laissa songeur. En amont, je pouvais observer que la jungle se muait en une brousse inhospitalière, en aval je découvrais un terrain dégagé, une plaine de chair qui devint immédiatement mon but.
Si l’ascension était difficile, j’eus bien plus de difficulté à redescendre qu’à me hisser. Apeuré par la hauteur et maladroit dans mes gestes, je finis par dégringoler en catastrophe vers le sol. Dans une tentative désespérée pour amortir la chute, je m’esquintais les mains en m’accrochant à d’autres filament. Par chance, certains se courbèrent, parvenant à atténuer ma dégringolade. Immédiatement après ma chute, je voyais cette forêt de poil se hérisser, se durcir, probablement en réaction à mes acrobaties.
Qu’importe, je savais maintenant où aller. Je m’enfonçais plus en avant en direction du terrain dégagé. Peu m’importait la démesure de ces bois organiques ou le vertige que m’inspirait la répétition sans fin de cette symétrie pileuse. Je progressais et c’était tout ce qui comptait.
La vue dégagée de l’horizon fut un apaisement qui soulagea mon cœur. Je pu apprécier avec bien plus de clarté le paysage. Contrairement au contact télépathique que Cyclope et moi avions partagé, nous n’étions pas sur un corps. Nous étions, à quelques nuances prêt, sur un paysage totalement naturel. Là où j’aurais vu dans la réalité un rocher couvert de mousse ou un cours d’eau, je voyais plutôt un bouton blanchâtre auréolé de rouge ou encore un écoulement de sueur. La nature était la même, seul l’aspect était différent. Au loin je pus deviner les contours de la silhouette d’Adelphis, j’entrepris immédiatement de la rejoindre. Elle se prélassait au large d’un bassin rempli dont les formes m’inspiraient celles d’un nombril.
Elle ria follement à mon approche.
-C’est magnifique… rien n’a changé, tout est comme dans mon souvenir, comme je l’avais forgé, comme je l’avais toujours souhaité. J’avais oublié à quel point c’était grisant, merci Zachary.
Je lui répondis en admirant le liquide jaunâtre qui occupait le bassin. Un fluide bouillonnant qui me paru inhospitalier : Qu’il s’agisse des vapeurs inquiétantes qu’il dégageait ou des bulles provoquée par la chaleur qui éclatait à sa surface, pour rien au monde je n’y aurais trempé les pieds.
-Tout le plaisir est pour moi. J’espère qu’aucun de nous n’aura à le regretter.
Je n’eus que le silence comme réponse. Le regard de la cheffe du dôme du toucher se troubla pour se fixer sur ce nombril en crue.
-Serais-tu plus satisfait à raconter ce que tu ne peux dessiner. Ou de dessiner ce que tu ne peux raconter ?
Ma première réaction fut d’être interloqué, je ne savais pas comment aborder sa question. Résolu à ignorer mon étonnement, je lui livrais la réponse la plus honnête qui me vint à l’esprit.
-Dans l’hypothèse ou je manierais ces arts à un certain niveau, j’imagine que la satisfaction serait similaire. Bien sûr la technique serait différente et l’impression qu’elle générerait chez les autres le serait tout autant. Mais ma satisfaction en serait inchangée, tant que ça me parle ou que ça parle aux autres.
Adelphis poussa un hoquet d’indignation.
-Je ne m’arrêterais pas devant cette absence de réponse. Permets moi de reformuler ma pensée.
En une fraction de seconde, je la sentis traversée par une épiphanie. Satisfaite de sa trouvaille, elle arborait un sourire de circonstance avant de poursuivre.
Faire comprendre ou te montrer. Aimerais tu faire comprendre ce que tu es ou te montrer tel que tu es.
Mon sang ne fit qu’un tour, ma raison s’infléchit immédiatement devant l’instinct : ma réponse fut viscérale.
-Faire comprendre.
Immédiatement elle enchaîna.
-Je m’en doutais mais pourquoi ?
-S’ils me voyaient tel que je suis réellement, il y a de fortes chances qu’ils aient peur, puisque moi aussi, je suis terrifié.
Le regard d’Adelphis se drapa d’un voile de méfiance.
-À nouveau, je te le répète, pourquoi ?
Malgré moi mes lèvres exhalèrent un soupire d’exaspération.
-Ces choses là ne s’expriment pas par des mots. Ils ne rendent pas justice à l’abominable réalité que je subis. Ma conscience échappe à mon contrôle. J’ai parfois…souvent… en réalité de plus en plus de mal à dissocier ce que mon esprit s’imagine, de la réalité. Ma santé mentale se délite, quelque chose la morcelle. Le même genre de chose que Cantharis abrite.
Un air dédaigneux s’installa dans les traits de son visage.
-Cantharis est dépassé par la richesse en lui. Toi… Qu’en est il de toi ?
Décontenancé par la question, mon premier réflexe fut de rire.
-Ce n’est pas à moi de le dire.
Il ne semblait pas que ce fut la réponse qu’elle attendait, pourtant Adelphis semblait s’en satisfaire.
-En cela, tu as parfaitement raison. Trêve de vaines discussions, passons au plat principal.
Comme un prolongement de sa phrase, elle désigna le bassin du revers de la main. Je sentis mon visage se crisper et mon esprit gagner en nervosité.
Elle réagit assez mal à mes réticences.
-Alors, qu’attends-tu ? Vas-tu rester là, les bras ballants, à te demander éternellement ce que tu aurais pu apprendre de moi ? Ou vas-tu prendre le risque d’être surpris ? Faire le choix de l’audace ? De s’abandonner au hasard, au périlleux pour mieux se retrouver après ? Tu n’ignore pas, Zachary, qu’à force de se préserver, on ne finit que par dépérir.
Je sentis sa main se tendre vers moi pour m’entraîner avec elle. Le liquide avait beau être en ébullition, je ne sentis aucune différence de température. Mon appréhension était si forte que mon corps tout entier se mit en alerte. Adelphis le perçut et m’enlaça pour me calmer. Instinctivement je fis de même. Dans notre étreinte, nos corps fondirent et fusionnèrent l’un dans l’autre pour former une masse informe. Une boule de chair palpitante contenant un précurseur à la vie. La chimère qu’elle abritait se contorsionnait anarchiquement, on aurait dit que l’être contenu dans cette coquille cherchait sa propre forme avant d’émerger. De l’intérieur, je ne percevais plus rien, ni odeur, ni sensation, ni vision. Je savais seulement que je n’étais plus moi-même.
Lorsque le cocon se fragmenta sous l’effet de la pression, il en émergea une forme cauchemardesque. Ce ne fut que lorsque nous parvinrent à nous extraire totalement de l’œuf que nous primes conscience de ce que nous étions devenu. Nous n’avions plus rien d’humain. En lieu et place de pied, nous reposions sur huit pattes noires dont la longueur atteignait les trois à quatre mètres. Velue hasardeusement, hérissée d’épines osseuses, elles évoquaient tout autant l’élégance que l’horreur. J’eus l’impression que ma vision était embrumée, comme si un voile de flou enveloppait mes yeux, paradoxalement j’avais également la sensation d’être bien plus conscient de mon environnement, notamment dans ma vision périphérique. Notre tête était coiffée d’un heaume géant doté de huit visières. De l’extérieur, j’étais certain qu’il rappelait la forme d’une cage thoracique. Lorsque je portais un regard vers le bassin pour observer notre reflet dans le liquide, je fus saisis par l’horreur de cette vision. Huit yeux. Deux larges mandibules acérées. Un pelage étrange formant des bandes de couleurs oscillant entre le noir, l’ocre et la couleur chair. Au delà de la terreur que m’infligeait notre nouvelle apparence, je ressentais des sensations que je n’avais jamais connu, des sensations que j’étais incapable d’interpréter.
J’aurais voulu hurler, au lieu de cela je produisis un crissement aigu inhumain qui me fit redoublait en crainte.
Adelphis m’arracha de mon épouvante. Sa voix résonna à l’intérieur de notre conscience et s’imposa à moi comme si nos pensées étaient confondues.
-Tout se déroule comme prévu. Tout ceci fait parti de mon lieu de prédilection. Je me doute que ceci est bouleversant pour toi. Dans un premier temps, laisse toi faire. Tu auras tout le temps de prendre le contrôle en temps voulu, quand tu t’y seras habitué.
La douceur de sa voix était la seule accroche qu’il me restait de mon humanité, je m’y agrippais comme s’il en allait de ma survie. Je tapis mon esprit dans un coin de cet être, implorant Adelphis de continuer de me parler pour me rassurer.
Je vais maintenant tisser la toile de nos deux existences. C’est ainsi que nous parviendrons à lire dans l’esprit de l’autre. Tu vas ressentir des sensations dont tu ne soupçonnes pas l’existence. Ça ne fera pas mal. Ce sera juste un peu surprenant.
Un mélange d’appréhension et d’instinct me poussa à resserrer nos mandibules pour me préparer au choc.
La cheffe du dôme du toucher mit notre corps arachnéen en mouvement, se dirigeant vers la forêt de filament que je venais de quitter. Lorsque la fusion de nos deux consciences se déplaçait, j’avais la sensation que le bas de mon corps hébergeait une troupe de danseurs montés sur des échasses. Nos jambes exécutaient avec élégance une chorégraphie aussi délicate que complexe. De l’extérieur, notre propre démarche m’aurait pétrifié d’angoisse. Ce que j’aurais perçu comme “normal” pour un être de la taille d’un poing, relevait ici d’une horreur insaisissable. Soutenu par la patte précédente, renouvelé par le geste suivant, chaque pas tenait à mes yeux du miracle.
Une fois à destination, Adelphis nous fit gravir un ensemble de… cheveux à moins que ce ne fut des cils ? Elle en agrippa une grappe, les noua ensemble à l’aide de notre soie pour former des colonnes bien plus compactes. En cet instant, j’abandonnais toute forme de contrôle pour m’en remettre à Adelphis. Notre corps était sien, je me cantonnais à essayer de comprendre les actions de mon hôte. Ce processus lui servait autant à dégager la vue qu’à lui fournir une base solide pour son œuvre à venir. Elle renouvela l’opération un certain nombre de fois, jusqu’à tresser huit pylônes. Une fois satisfaite, elle se hissa sur l’une de ses productions afin d’entamer son véritable projet.
Si je parvenais jusque là à conceptualiser, découper ses gestes pour comprendre leur objet, je fus totalement dépassé par la complexité de ce qu’elle entreprit alors. Analyser ses mouvement ne devint plus possible tant sa rapidité d’exécution dépassait ma compréhension. La manière dont elle décomposait sa soie pour l’étendre et la fixer sur les colonnes relevait pour moi de l’ordre du magique, de l’intangible, là où il ne s’agissait que d’instinct pur et de mémoire musculaire. Ce n’était pas un baptême de l’air, c’était la réalisation parfaitement orchestrée d’un ballet soigneusement répété. La structure gagnait en élégance à chaque seconde, formant un complexe réseau de fil de soie sur plusieurs étages. Une fois la toile parfaitement formée, elle vint se positionner en son centre.
À nouveau sa voix retentit dans notre esprit, on la devinait épuisée par l’effort, pourtant elle s’exprima d’une voix réconfortante, empreint d’un amour presque maternel.
J’ai pavé la voie pour toi. Il ne tient qu’à toi de l’explorer. Contemple. Expérimente. Ressent.
Je sentis qu’elle relâcha la bride sur le contrôle de notre corps. J’étais à présent en total maîtrise de cet être arachnéen. Craignant de briser la structure ouvragée par ma comparse, j’y fis glisser délicatement une patte sur le morceau de toile le plus proche et fus surpris par une légère décharge électrique. Instinctivement, je voulus replier ma patte et me retirer du choc, mon mouvement eut l’effet inverse. L’électricité générée par mon toucher se propagea à toute la toile qui, dans un magnétisme insensé, m’attira dans un vortex de soie. La toile devint un portail dans lequel j’étais inexorablement aspiré. Quand celle-ci me consuma entièrement, je basculais dans l’esprit d’Adelphis.
Il y a longtemps. Lors d’un contact télépathique avec Insitivus, j’avais appris que les clones de Radicor avaient chacun été formé selon un paradigme d’éducation différent. Le dôme de la vue fut dirigé par un Radicor élevé dans la sévérité. Celui de l’ouïe avait coconstruit son éducation avec son formateur. Le roi du dôme des deux sens avait quant à lui était élevé dans l’hédonisme le plus total. Adelphis n’eut rien.
Rien du tout.
Quand elle quitta la cuve de son incubateur, on lui apprit le maniement des armes blanches et les bases de la survie avec un soin particulier. Un soin qui ne fut pas appliqué à son apprentissage de la parole. Elle connaissait des éléments de langage élémentaire, à peine de quoi se faire comprendre. L’enfant manifestait cependant des prédispositions cognitives à l’apprentissage des langues, si elle avait des difficultés à s’exprimer, compte tenu de son éducation lacunaire, elle n’avait en revanche aucun mal à comprendre les autres. L’ultime touche apportée à son éducation fut dédiée à la lecture de la carte qu’on lui avait confiée. Cette carte montrait sa destination, un dôme : Le dôme du toucher.
Si tôt que ces concepts furent acquis, elle fut lâchée dans la nature froide et hostile des Terres Mortes. Les seules ressources dont elle disposait se limitant à une combinaison antiradiation, un couteau, une carte, une boussole et une inébranlable détermination. Évidemment on ne l’avait pas abandonnée aux portes du dôme de l’esprit mais bien plus loin… à des centaines de kilomètres, à l’est. Par delà les frontières des Terres Mortes, là où plus rien ne subsiste.
Adelphis n’était pas une enfant et ne l’avait jamais été. Quand elle fut sorti de son incubateur artificielle, elle avait déjà le corps d’une femme d’une vingtaine d’année. Son esprit avait été modelé pour la survie, un domaine dans lequel elle excellait. Elle maudissait ses créateurs pour l’avoir plongée dans la solitude et le désarroi, rapidement la survivante comprit que s’apitoyer sur son propre sort lui faisait perdre son temps et amoindrissait son moral. Deux ressources dont elle avait cruellement besoin. L’aventurière erra des années durant, marchant en silence jusqu’à son objectif. Elle redoubla d’intelligence pour concevoir des techniques de survie. Filtrant l’eau des cactus qu’elle pouvait trouver, n’hésitant pas à chasser les rares proies qu’elle pouvait dénicher, elle apprit rapidement à être précise, efficace en déployant un minimum d’énergie. Si ses réflexes s’affûtaient, son esprit quant à lui régressait. La pensée de n’avoir littéralement personne avec qui interagir la conduisit, au début de son périple, à parler toute seule. Puis, affrontant la vanité de sa propre démarche et son coût en eau, elle sombra dans un total mutisme, jusqu’à en oublier même toute forme de langage. Le seul élément qui l’empêcha de sombrer dans la folie résidait dans sa carte. Elle avait un objectif inaliénable. Un objectif qui donnait du sens à toute cette épreuve, à son existence même. Un but qui lui faisait relever la tête dans ses moments de doute, une finalité qui allait donné du sens à l’absurdité de l’épreuve qu’elle subissait. Elle savait que du moment où elle atteindrait le dôme, elle en aurait la mainmise. On lui avait assuré qu’elle aurait alors la plus totale des libertés, qu’elle façonnerait ce dôme et ses habitants comme il lui plaira. Souvent Adelphis se plaisait à imaginer quelle suzeraine elle deviendrait. Viserait-elle l’épanouissement de son peuple ? Ou chercherait elle à l’opprimer pour mieux le contrôler. Quelle leçon tirera t’elle de ses pérégrinations ? À quelle point cette périlleuse mission allait la façonner ? Que deviendra t’elle une fois cette dernière achevée ?
Cette pensée occupa suffisamment son esprit pour éviter de sombrer dans la folie.
Sa carte la guida dans des terres volcaniques où elle faillit être asphyxiée par un nuage de souffre, subit le péril mortel de pluies acides et esquiva des coulées de lave incandescente. Elle traversa ensuite un désert de roche qui manqua de la terrasser, faute de trouver de quoi survivre. À nouveau, son imagination la faisait tenir. Façonnant le paysage par le biais de ses songes afin d’oublier que son existence était en péril. Elle se figurait être une fourmi escaladant une créature écailleuse aux dimensions cyclopéennes. Parfois son esprit se la représentait tantôt comme un dragon, tantôt comme un serpent, tantôt comme un lézard. Elle laissait son imagination vagabonder au rythme de ses humeurs : Certaines fois, la créature était condamnée au sommeil éternel, à d’autres moment la créature avait choisi sa paralysie afin de permettre aux autres êtres vivants d’exister. Son esprit finit par statuer que cette créature était la terre elle-même. À d’autres moments, où l’espoir était en berne, cette créature était morte. Le cadavre d’une planète malmenée se confondait au désert d’écaille. Jour après jour, mois après mois. Seulement un désert de roche et elle. Toujours animée par une détermination sans faille et un instinct de survie hors du commun. Résolue à lutter contre cet environnement hostile jusqu’à son dernier souffle.
Chaque soir elle faisait l’inventaire de ses ressources, se rationnant en fonction de ses besoins. Quand la fatigue ou les blessures l’empêchaient de poursuivre son périple, elle employait son temps à améliorer ses outils ou en façonner de nouveau. Même quand elle n’avait plus rien à faire, elle se maintenait dans un état de vigilance permanent. Elle se savait en danger en permanence. Ainsi, jamais elle ne connut l’ennui, jamais elle ne connut la sérénité.
Passé quelques mois, la pierre se souilla de vase, elle atteint une zone marécageuse et hostile mais grouillant de vie. Une vie primordiale, insectoïde, qui s’épanouissait comme si l’apocalypse n’avait jamais eut lieu. Indifférent aux affaires des humains, le marais foisonnait en ressource. Cela lui permis de refaire le plein d’eau et de nourritures. Le moral était au beau fixe mais jamais au point de tromper sa vigilance. Elle savait, après avoir parcouru volcans et déserts, qu’on ne survivait jamais de la même manière en fonction de son environnement. Qu’un excès d’enthousiasme était aussi dangereux que le détachement ou l’indifférence. Elle choisit donc de presser le pas, poussé également par l’odeur pestilentielle de la fange.
Des mois durant elle voyagea. Marcher était un moyen pour arriver à une fin. Pourtant, la marche devint une addiction. Comme une seconde nature, un réflexe conditionné. Si une blessure la contraignait à s’arrêter, elle souffrait autant physiquement que mentalement.
Elle n’aurait su dire combien de temps il lui fallut. Combien de kilomètres elle avait parcouru. Pourtant, au terme d’une vie d’effort, elle parvint à son objectif. Quand elle atteignit la montagne si souvent espérée, elle crut d’abord à un mirage. Elle continua de marcher comme si cela n’avait aucune importance. Le massif était tel qu’on lui avait décrit. Elle reconnaissait chacun des points de repère qu’on lui avait présenté, elle n’avait aucun doute qu’il s’agissait du bon endroit. Elle traversa sans difficulté le labyrinthe de pierre en se conformant aux instructions qu’on lui avait donnés, elle traversa le long tunnel qui perçait la montagne et fut accueilli par Enkidu, le gardien du passage. Ce dernier, en voyant Adelphis et en observant son uniforme mit un genou à terre. La voyageuse s’approcha de lui, plia le genoux à terre pour venir l’enlacer dans une longue étreinte. Pendant une dizaine de minutes, chacun resta dans les bras de l’autre. Adelphis relâcha enfin son état de vigilance permanente, baissa sa garde et versa les premières larmes de sa vie. Son esprit était en effervescence, elle aurait voulu simultanément hurler sa joie, dormir pendant tout le reste de son existence et mourir ici, maintenant, dans les bras d’Enkidu pour que cette étreinte ne finisse jamais.
Quand l’embrassade fut terminée, elle savait quelle genre de suzeraine elle deviendrait.
Submergé par l’avalanche d’émotion qui dévalait ma psyché, je me sentis hébété, étourdi. Perdu dans un tourment singulier, j’étais enragé par la voie que l’on avait choisi pour elle. Je ne saurais dire si j’étais en train d’étouffer dans mon empathie ou si j’étais en train de me noyer dans ma rage. La toile s’anima de la même pulsion électrique qui avait déclenché le portail pour permettre notre retour.
Quand l’araignée refit surface, j’étais mentalement essoufflé. Lorsque je repris ma contenance, je me sentais obligé de lui communiquer ma solidarité :
-Je comprends. Je compatis. Je suis désolé pour ce que tu as traversé. Plus que n’importe quel autre être au monde. Personne d’autre ne peut approcher une compréhension plus sincère de ce que tu as vécu. Je ne dis pas cela pour te faire plaisir, je ne te demande pas de me croire, tu n’as qu’à le voir par toi-même.
Un soupire résonna dans notre esprit.
-Puisque nous sommes là pour ça, puisque tu m’y invites, je vais m’empresser de le faire. Cela fait longtemps que je n’ai pas eu l’opportunité de me plonger dans l’esprit de quelqu’un d’autre. J’en ais même oublié ce que cela faisait. À l’époque… j’avais délaissé ce medium, pensant qu’il en révélait trop et dénaturait trop la relation entre les télépathes. Pourtant, je le confesse, voila trop longtemps que je n’ai eu de nouvelles de mes frères et de leurs dômes, je ne résiste pas à l’idée de poursuivre.
J’abandonnais les rênes de notre corps à la cheffe du dôme du toucher. Cette dernière fit glisser simultanément nos deux pattes avants sur deux courbes extérieurs de la toile. Lorsque nous fûmes aspirés par le vortex, je ressentis une vive appréhension quant à ce qu’Adelphis découvrirait.
Elle parcourut avec horreur ma genèse, la formation de mon esprit par les nourrices robotiques. Sans amour, sans haine, sans humanité. Rien d’étonnant à ce que cela produise un être qui fuit ses émotions. Puis elle fut traversée par un rayon d’espoir lorsque dans mon enfance, attiré par une soif de chaleur humaine, je me liai avec mes camarades de classe. Les années passèrent et chacun se pliait aux tâches que la noire candeur affectait à ses sujets. Vint enfin le moment de mon départ. Je ressentis une onde, une vague d’empathie lorsqu’Aquifolius m’offrit son cadeau empoisonné, cet ordre de quitter le dôme de la vue afin d’explorer les terres mortes. Sa compassion atteignit son paroxysme quand elle réalisa qu’au delà de l’appréhension, j’étais moi-même ravi par ce voyage, ravi tant que je ne savais pas à quoi je m’exposais. Désormais, j’étais devenu relativement indifférent à l’expérience de revivre mon voyage et ses travers. Le traumatisme était toujours là, ce voyage avait gravé au fer rouge et meurtri mon âme de telle sorte que je ne fus jamais plus le même. Ceci dit, je l’avais revécu en télépathie tellement de fois que cela anéantissait toute charge émotionnelle. Adelphis contempla ma traversée du désert, se réjouit de ma rencontre avec les Tocards. Elle fut saisie d’effroi de ma rencontre avec les cannibales, pétrifiée d’horreur face à la charge finale des cafards sur leur station. Elle ressenti ma déception quand mon propre peuple m’avait trahi. Elle comprit le fil de mon raisonnement vis-à-vis de mes aspirations révolutionnaires, sans pour autant l’approuver. Pendant son exploration je pris conscience de ce qu’elle allait voir.
-Tu devrais peut-être t’arrêter là. Tu risques d’être très mal après ce que tu vas voir. Tu es sûre de vouloir poursuivre ?
Il était trop tard pour la mettre en garde, elle était déjà allée trop loin. Elle devait tout savoir, je le sentais. Mes avertissements ne faisaient que renforcer sa soif de connaissance.
Elle fut en extase quand elle découvrit que son frère du dôme de la vision avait adopté un fils, Insitivus. Découvrir que son frère était capable d’infléchir sa sévérité, de se livrer au travers d’une relation paternelle la combla de joie. Elle n’en fut que d’autant plus dévastée quand elle apprit le dessein du maraudeur du désert et sa concrétisation. Son frère était mort, tué par la main de sa propre progéniture. L’espace d’un instant le temps fut suspendu. Tout devint noir. Je n’existais plus, je n’étais plus incarné. La trame de ma toile n’était plus suivie. Je n’avais plus d’enveloppe, pourtant je sentais qu’un tremblement de terre secouait ce monde. Suite à cette secousse, je prêtais l’oreille pour entendre les sanglots d’Adelphis.
Sans la moindre empathie, n’écoutant que ma colère, je diffusais un message dans l’esprit de ma partenaire de télépathie.
C’était un effroyable personnage qui envoyait des enfants à la mort. Que son propre fils l’abatte n’est qu’un juste retour des choses. Jamais je ne verserais une larme pour lui. Économise ta peine pour des gens qui en vaillent la peine.
Ma réponse eut pour seul effet de transformer sa tristesse en colère.
-De quel droit juge-tu qui est digne de mes larmes ?
Je n’avais rien à lui répondre, aussi, je m’enfonçais dans le silence et lui laissais le temps d’aller de l’avant. Je ne saurais dire combien de temps elle consacra à son chagrin. Le temps n’avait jamais de sens lors d’une télépathie. Quand elle se senti apte à poursuivre, elle reprit le fil de mon histoire. Mon retour chez les tocards, Cyclope qui me rejoint dans mon aventure pour en arriver finalement au dôme de l’ouïe.
Je sentis son soulagement quand elle découvrit son frère, Laurifer. Elle était pressée de découvrir si lui aussi allait trépasser et ne se préoccupa pas de la “Guerre Invisible” qu’il comptait mener contre le dôme du toucher. Seul lui importait sa survie. Elle ne s’encombrait plus de mes ressentis, de mes réflexions, de mes émotions pour s’enticher qu’à l’essentiel. Arrivé au dôme des deux sens, elle découvrit son dernier frère. Celui-la même que j’avais sauvé de lui-même, celui-la même que je haïssais. La colère qu’elle éprouva à mon égard s’amenuisa légèrement. Elle découvrit également Abiotos et avec lui la véritable nature du danger que représente les cafards. Elle prit connaissance du système de tribut imposé par le seigneur des blattes et de la société qu’il modelait dans sa ruche. Elle termina son exploration par ce dernier contact que nous avions eu avec Insitivus.
-Il m’aurait fallu des mois de récit pour que j’apprenne tout ce que tu viens de me dire… pour cela Zachary, je te remerc…
Une troisième voix résonna dans la conscience de l’araignée. Une voix rocailleuse, éraillée mais surtout empreint d’une défiance tangible. Cet écho… comme un hurlement vaguement humain qui voulait s’imposer à nous. Je le reconnus : il s’agissait de ma bête humaine qui se manifestait.
~TU NOUS caches quelque chose. JE le SENS. Je le SAIS.
Celui qui sommeille en moi ne lui laissa même pas le temps de répondre. À peine l’araignée refit surface qu’il s’empressa de reprendre la main. Il fit immédiatement glisser nos pattes le long de la surface de la toile pour reprendre l’exploration de la psyché d’Adelphis.
La surprise pétrifia Adelphis qui cherchait l’origine de ces mots, nous laissant l’opportunité de jeter un coup d’œil à sa mémoire.
Bien en dessous du dôme, un autre tunnel découpait les tréfonds de la montagne. Celui-là n’avait pas pour but de permettre le passage d’humain mais celui d’informations. Ce canal de communication, représentait la liaison entre le dôme de l’esprit et celui du dôme du toucher. Partout où nous sommes allés, ce canal était parfois présent, souvent détruit, mais systématiquement inactif depuis des éons. Celui-ci était parfaitement fonctionnel. Sa présence impliquait qu’Adelphis et Radicor étaient restés proches.
Je venais de tout lui révéler : mes aspirations révolutionnaires, les plans d’Insitivus, les desseins d’Abiotos. Tout allait être révélé au maître du dôme de l’esprit.
Ma voix et celle de ma bête humaine résonna en écho.
-Traîtresse.
Sa réponse ne tarda pas.
-Ce que je fais, je le fais pour le bien de l’humanité toute entière.
Ma colère ne faisait que grandir. En s’alliant son propre bourreau, elle ne se trahissait pas seulement elle-même mais la race humaine toute entière.
-Nous aussi.
-Mon père n’est pas le démon que tu penses connaître. Il est bien plus que cela. Moi aussi… je lui en voulais, pour ce qu’il m’a fait subir, pour ce qu’il a fait subir à l’humanité… mais s’il ne l’avait pas fait.. Où est ce que nous en seri..
Je ne lui laissais pas le temps de finir. Ma bête humaine interrompit l’exploration de la psyché d’Adelphis.
L’araignée ressurgit une ultime fois de la toile. Cette fois-ci, elle était animée de petits tressautements affreux, comme si l’électricité statique qui baignait la toile provoquait de petites décharges au niveau de ses pattes. Alors que nous essayions de nous maintenir stable sur le réseau de soie, son toucher me parut différent. Le contact parut plus froid. La soie se transmuta en acier acéré. Enfin, la “toile” s’anima d’elle-même d’un mouvement d’ascension vif qui découpa l’araignée en une mosaïque de chair. Nous n’eûmes pas le temps de ressentir la douleur, la télépathie s’interrompit et chacun regagna son corps.
Lorsque je rouvris les yeux, je sentais le regard bienveillant de Cantharis et de Cyclope se poser sur nous.
J’eus à peine le temps de reprendre mon souffle.
-Il faut qu’on parte. Maintenant.
Adelphis faisait mine d’être d’humeur légère. Elle sortit du bassin sans hâte afin de ne pas attirer l’attention et agrippa ses vêtements sans se rhabiller et prit le chemin de la sortie.
-Quoi ? Mais pourquoi ?
Malgré l’urgence et pendant que je reprenais conscience de mon propre corps, j’essayais de leur formuler le propos le plus clair possible.
-Rhabillez vous, c’est urgent. Adelphis est de mèche avec le Radicor du dôme de l’esprit. Elle ne nous laissera pas l’atteindre. On doit sortir de ce dôme maintenant, avant qu’elle n’ait le temps d’alerter…
La voix de la suzeraine du dôme du toucher résonna dans tout le domaine.
-Les trois derniers arrivants sont des traîtres. Ils nous veulent du mal. Mes frères et sœurs, je vous le demande. Jetez les dans l’arène.
Je poussais un long soupire, comme si j’évacuais mon âme.
Tout ceci est de ma faute.
Làs, épuisé tant physiquement que mentalement… je me réfugiais dans le silence. Incapable de me préoccuper de ma survie ou de mon existence. J’abandonnais mes espoirs et mes vêtements pour me replonger dans le bassin d’eau chaude.
Si Cyclope s’était occupé de la télépathie avec Adelphis, on en serait pas là.
J’observais le regard circonspect de mes camarades.
J’ai baissé ma garde et mes compagnons vont en payer le prix.
Ma bête humaine me répondit.
~Cesse de te lamenter, tu ne pouvais pas savoir
Il s’agissait des premières paroles réconfortantes de celui qui sommeille en moi, pourtant je n’en tirais ni surprise ni réjouissance.
J’affichais le visage neutre de celui qui n’attend plus rien. Le regard de celui qui ne craint plus de voir la fatalité s’abattre sur lui.
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