Partie 3

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  Quelques jours plus tard, comme ils l'avaient tous deux planifié, Ménélas s'embarqua pour la Crète où son supposé défunt grand-père l'attendait pour ses funérailles. Comme Hélène l'avait prédit, Pâris ne cessa de la harceler pour passer du temps avec elle. Et c'est lors d'une balade dans les vergers des hauteurs de Sparte que la reine s'épancha sur sa triste vie entre les murs de cette sordide cité.

    - Je n'ai jamais été à ma place ici, avoua-t-elle de but en blanc en arrachant une olive d'un arbre certainement centenaire. J'avais quatorze ans quand j'ai découvert cette terre. Je n'ai même pas choisi Ménélas. Et malgré mes nombreux efforts, je n'ai pas réussi à faire naître l'amour entre nous. J'ai toujours eu la désagréable sensation d'être considérée comme l'éternelle étrangère. Celle qui ne pourrait pas se conformer aux coutumes si particulières de ces contrées. Et que dire d'Hermione...C'est son père tout craché.

   Entre deux phrases, la jeune femme observait le prince du coin de l'oeil. Les yeux presque exorbités et la bouche ouverte, il lui faisait davantage penser à un bœuf que l'on avance pour l'hécatombe qu'à un prince de sang. Les sourcils rapprochés, il semblait transporté par le discours larmoyant de la jeune femme.

    - Viens avec moi Hélène, proposa Pâris en prenant ses mains.

   Enfin. Enfin il lui tendait la perche tant espérée. Lui, prince de Troie, allait faire entrer en conflit sa cité alors qu'il avait été chargé de renforcer la paix. Avant de lui répondre, Hélène lui sourit.

    - C'est impossible, tu le sais bien...mentit-elle, éhontément.

    - Si tu m'aimes comme je t'aime, alors tout est possible, assura Pâris.

   Le piège se refermait avec une cruauté dont Hélène se délecta au fond d'elle. Tout s'emboîtait parfaitement comme elle l'avait espéré.

    - Que diront Hector, Priam, Troie ?

    - Tu seras accueillie les bras ouverts. Tu deviendras...Hélène de Troie.

   L'angélisme du prince troyen toucha la jeune femme qui s'en étonna elle-même. Un bref instant, elle hésita à aller plus loin. Bien vite, sa raison se rappela à elle. Pâris n'était qu'un crétin, à mille lieux de penser que les conséquences de son amourette retomberaient sur une ville entière, son père lui-même et sur des centaines d'autres âmes.

   Deux jours plus tard, en plein milieu de la nuit, la jeune femme se glissa dans la chambre de sa fille. L'enfant dormait à poings fermés, plongée dans ses rêveries enfantines. Ses doigts effleurèrent les beaux et longs cheveux de la petite fille, aussi noirs que les siens. Cette légère caresse ne déclencha cependant rien dans son cœur. Elle n'avait jamais rien ressenti pour ce petit être qu'on avait posé sur sa poitrine seulement quelques secondes après l'avoir expulsé de son utérus. Son statut de mère n'avait été que passager, s'effaçant rapidement au profit de ses fonctions naturelles de femme et de reine.

  Quitter Hermione n'était pas douloureux, et ne devait en aucun cas être un obstacle à son entreprise. Et sa progéniture serait bien mieux sans elle. Il fallait dire qu'à dix ans, l'héritière de Sparte ne ressemblait en rien à sa génitrice. Dodue et ingrate, on lui avait très vite fait comprendre qu'elle n'arriverait pas à la cheville de sa mère. Sans elle, Hermione souffrirait moins et pourrait se construire sans l'ombre de la beauté d'Hélène.

   Les gardes du palais laissèrent la reine sortir sans que quiconque ne l'interroge. Tous avaient étaient prévenus la veille au soir qu'ils ne devaient en aucun cas la retenir. Dehors, la nuit noire lui offrit la meilleure couverture possible. Il ne lui fallut qu'une demi-heure pour rejoindre les bords du fleuve Eurotas, qui se jetait dans la Mer Egée.

  Là, elle se cacha un moment dans les taillis et attendit le signal de Pâris pour monter à bord. Il fallait à tout prix éviter de tomber nez à nez avec Hector ou tout membre de la délégation qui la reconnaîtrait dans l'instant et la ramènerait au palais. Enfin, le prince troyen vint la chercher et l'aida à grimper dans le navire plat avant de descendre dans la cale où elle se dissimula derrière des tonneaux d'eau douce. Une fois en mer, il ne saurait être question de rebrousser chemin.

  Hélène imaginait déjà faire son entrée à Troie. La nouvelle se répandrait vite dans les campagnes et on se hâterait pour prévenir Ménélas que sa femme avait été vue en Troade. Alors Ménélas crierait à la trahison et courrait à Mycènes pour supplier Agamemnon de l'accompagner jusqu'aux plages de Troie pour la récupérer. Et puisque c'était sa femme qu'on avait ravie, la Grèce entière se soulèverait pour laver cet affront et lui porter secours.

                      ******

   Plus jamais elle ne remettrait les pieds ici. Plus jamais elle ne pourrait arpenter les rues de la cité que le temps lui avait permis d'apprécier. Plus jamais elle ne s'éveillerait dans le palais chaleureux et familial qui l'avait accueillie les bras ouverts, une décennie en arrière.

  Très vite, Hélène s'était prise d'affection pour les gens, les paysages sauvages de Troie. Dès lors qu'elle avait mis les pieds sur cette terre barbare, on l'avait considérée comme une fille d'Ilion. Hécube, peu rassasiée par sa cinquantaine de filles, s'était empressée de prendre la jeune femme sous son aile, rappelant ainsi à Hélène ses jeunes années auprès de sa propre mère.

  Et Pâris...Ce grand enfant aux boucles noires avait fini par gagner son cœur. Qui aurait cru que l'amour frapperait à sa porte ? Prise à son propre jeu, elle était tombée à pieds joints dans le guet-apens qu'elle avait elle-même échafaudé. La captive aurait voulu graver dans sa mémoire le sourire et la joie de vivre de celui qui fut son seul et unique amour.

  Mais à cet instant, défaite et prisonnière de Ménélas, ce n'est que son corps inerte et transpercé de part et d'autre qu'elle vit devant elle : Philoctète n'avait pas hésité une seule seconde à tirer ses flèches, refusant ainsi à Ménélas le plaisir de tuer de ses propres mains l'amant de son épouse. Maigre consolation alors que le destin lui avait volé ses plus belles années.

   Le roi de Sparte déboula près de la jeune femme sans qu'elle ne s'en aperçoive. La mâchoire et les poings serrés, il fondit sur elle et, la saisissant violemment par le bras, la força à se mettre sur ses deux jambes, avant de congédier sèchement son gardien. Quand il se fut suffisamment éloigné, l'homme se pencha vers elle pour lui murmurer quelques mots :

    - Jamais je n'aurais dû te faire confiance, jamais. Agamemnon m'avait prévenu, il m'avait dit que tôt ou tard, tu manquerais à ta parole. Infidèle et manipulatrice... À cause de toi, des centaines d'hommes sont tombés. De valeureux guerriers qui ne reviendront jamais auprès de leurs femmes. Tu m'as trahi, tu as trahi notre fille, la Grèce toute entière. Tu n'es plus rien. Tu reviendras avec moi à Sparte, comme un trophée. Tu subiras les conséquences de tes actes sans un mot.

   Puis il la poussa sèchement vers les navires. Hélène ne regarda pas en arrière. Sa vie s'achevait là, sur la grève et dans les décombres de Troie.

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