"Gwai-Poh"

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Le quartier chinois de Londres n'était ni aussi célèbre ni aussi étendu que ses équivalents des grandes villes américaines. Hadria ne connaissait son existence que depuis quelques jours, mais en toute franchise, elle n'aurait pas perdu grand-chose à rester dans l'ignorance.

Située dans le quartier de Limehouse, à East End, la zone s'était constituée spontanément, pour répondre aux besoins des marins chinois qui débarquaient sur les Docklands. Il s'agissait pour l'essentiel d'un agrégat de taudis, de fumeries d'opium, de maisons closes entre lesquelles, parfois, s'étaient glissés presque par miracle des auberges et des établissements commerciaux plus respectables.

Une chose lui semblait évidente : son compagnon et elle-même étaient aussi visibles que le nez au milieu de la face et attiraient de partout des regards sombres et brillants, jetés à la dérobée. Elle avait pris soin de se vêtir le plus simplement possible - un ensemble de toile brune et un chapeau de paille sur ses boucles blond-roux - mais rien ne pouvait dissimuler le fait qu'aucun Asiatique ne figurait dans son ascendance, du moins sur les cent dernières générations.

Depuis un balcon, une femme en robe de soie fanée, qui abritait sous une ombrelle rouge un visage outrageusement fardé, observait la rue. Elle esquissa un sourire méprisant sur son passage, assorti d'un « gwai-poh » dont l'intonation dédaigneuse ne faisait aucun doute.

« Vous savez ce qu'elle a voulu dire ? » glissa-t-elle à Ashley, dont le regard demeurait indéchiffrable derrière ses lunettes fumées.

Son compagnon haussa légèrement un sourcil :

« Êtes-vous sûre que vous voulez le savoir ? »

Elle soupira :

« Je suppose que ce n'est pas très flatteur.

- Pas réellement, je le crains...

- Et donc ? »

Il esquissa une ombre de sourire :

« C'est une insulte classique envers les femmes occidentales. Cela peut être traduit de diverses façons, mais en bref... elle vous compare à une vieille femme morte... »

Vieille ? Morte ? Pour qui se prenait cette gourgandine ?

Fulminante, elle se retourna vers le balcon, mais la prostituée avait déjà disparu.

L'affaire qui les avait menés en ce lieu peu reluisant était parvenue à leur connaissance trois jours plus tôt. Le propriétaire d'un vaste entrepôt, situé en marge du quartier chinois, avait rencontré une vague de terrible malchance : pertes d'argent, avaries, accidents... Les choses avaient pris un tour plus dramatique encore quand un mal mystérieux s'était déclaré parmi ses employés, les foudroyant en quelques jours, sans toutefois toucher leur entourage. Aucun médecin n'était parvenu à identifier la cause, même si les poisons classiques semblaient pouvoir être écartés.

Quand il était venu à eux, l'homme se trouvait dans un état de nervosité extrême : il prétendait être maudit. La police, à qui il s'était adressé en premier lieu, avait rejeté ses allégations, non sans quelques rires goguenards.

Comme à l'accoutumée, c'était par des circuits détournés que la fondation Spiritus Mundi avait été saisie de l'affaire. Officiellement, la vaste organisation soutenait la recherche ésotérique ; officieusement, elle luttait contre l'usage criminel des sciences occultes à travers son bras armé, la section « Gladius Irae ». Il se trouvait, parmi les rieurs, des sympathisants qui n'hésitaient pas à prévenir en sous-main la fondation dès qu'ils repéraient une affaire étrange.

C'était ainsi que la jeune Américaine s'était retrouvée dans le quartier chinois, à se faire traiter de cadavre, pour la simple raison que son partenaire était le meilleur spécialiste de magie asiatique dans les rangs de Gladius Irae.

« Si cela peut vous consoler, ajouta Ashley avec une ombre de sourire, ils ont d'autres noms pour moi... pas forcément plus flatteurs. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas plus tendres envers eux qu'ils ne le sont envers nous. Après tout, nous sommes les conquérants et les exploiteurs, à leurs yeux. »

Hadria ne put s'empêcher de noter qu'il s'identifiait totalement à son côté britannique... Probablement parce qu'il avait été élevé en Angleterre. Elle devait admettre qu'elle en savait très peu sur John-Liang Ashley, même s'ils étaient partenaires depuis plusieurs mois déjà.

Elle haussa les épaules en rétorquant :

« Vous êtes les exploiteurs et les conquérants. Je vous rappelle que je suis américaine ! Je ne pense pas que mon pays ait grand-chose à voir avec vos histoires de colonies. »

Il lui lança un petit coup d'œil, de ceux qu'elle abhorrait, car ils lui faisaient comprendre combien elle était jeune, ignorante et naïve. Il n'y avait aucune insulte, juste une simple constatation. Ça n'en était pas moins blessant.

« Votre nation manifeste un sens des affaires, dirons-nous, qui se substitue aisément à toute entreprise coloniale, remarqua-t-il d'un ton neutre. Nous arrivons, semble-t-il... »

Il désigna une grande bâtisse de brique et de bois, qui élevait sa masse sombre à côté des taudis répandus çà et là le long des quais. La jeune femme regarda avec découragement les murs noircis, dont la partie supérieure était couverte de déjections d'oiseaux.

« Voyez les choses du bon côté. Le travail sur le terrain nous entraîne parfois en des lieux où nos inclinations personnelles ne nous auraient jamais attirés. »

Elle se tourna, scrutant les traits impassibles de son partenaire : s'essayait-il à une certaine forme d'humour, ou était-il parfaitement sérieux? C'était difficile de dire avec ce visage lisse, dépouillé de toute émotion et ce regard assourdi par les verres fumés.

« Mister Hopkins m'a confié les clefs », poursuivit-il en pêchant dans sa poche intérieure un gros trousseau clinquant et rouillé.

Hadria baissa les yeux sur sa tenue : sa robe, déjà peu distinguée, n'aurait bientôt plus rien de présentable.

« Ne vous désespérez pas. Nous n'allons faire, pour commencer, qu'une brève visite afin de déterminer la présence d'une influence surnaturelle, quelle qu'elle soit... »

La jeune femme ferma à demi les yeux, espérant vivement qu'ils ne détecteraient pas, ni l'un ni l'autre, le moindre signe de malédiction.

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