Le choix

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— Avez-vous validé votre choix ? me demande la voix dure et autoritaire.

Le choix… Mais qu’est-ce que le choix ? Cette question peut paraître simple au premier abord, des possibilités sur lesquelles on pose le pour et le contre. Du thé ou du café ? Certes, ce choix-là n’est pas dérangeant. Futile, sans intérêt, il est manipulé par la simple envie de l’instant présent. Café ? Tiens, en voilà ! Et puis basta. Non… Je vous parle de vrais choix. Ceux qui sont pernicieux, à te tirailler au point de te ronger de l’intérieur, jusqu’à n’en plus dormir. Oh… Douce folie…

Je demeure inerte, ne sachant que faire.

Le choix, n’est-il pas qu’un simulacre de liberté ? Comment savoir si celui-ci n’a pas été influencé de manière à te diriger vers une réponse toute désignée ? Bordel… je n’avais pas pensé à cela !

Pas tout à fait, bafouillé-je.

Saloperie de choix ! N’avez-vous jamais été confronté une fois dans votre vie à cette stupide question posée par vos amis ? Vous voilà en fâcheuse posture: votre femme et votre enfant sont suspendues dans le vide, vouées à une mort certaine, chacune accrochée à une de vos mains. Un choix délicat doit s’imposer : quel membre de votre famille êtes-vous prêt à sacrifier pour sauver l’autre ? Dilemme on ne peut plus horrible, mais vous devez trancher. Vos mains glissent, le poids des corps inexorablement attirés par la gravité se fait sentir, vous ne pouvez plus tenir longtemps. Dans les deux cas, vous restez condamné à vivre ravagé par la tristesse. On vous demandera de rendre des comptes. Pourquoi plus l’un que l’autre ? Quel cheminement chimique de votre cerveau a parcouru pour arriver à cette telle décision ? On finira par vous dire que vous êtes un égoïste, un monstre, le doute et le remords vous hanteront éternellement, peu importe votre raison.

Pourtant, une idée alternative vous titille. Tout lâcher et les suivre dans la chute. Vous rejoignez votre petite famille auprès du seigneur, pas de jugement, pas de compte à rendre, vous trouvez la paix dans la mort. Mais… Dans son véritable contexte, l’auriez-vous fait ? Après tout, ce n’est qu’hypothèse.

Je me suis toujours dit que pour tout dilemme, un autre choix se présente tout naturellement : le silence. Une espèce de zone grise de confort entre le oui et le non, où vous pouvez encore jouer sur les doutes. Avec un peu de chance, la question s’oubliera.

Malheureusement, je suis coincé dans un dilemme sans d’échappatoire, sans troisième choix, sans droit au silence, le droit à rien. Sauf d’y répondre et le temps est compté. Pire, j’ai entrainé mon cher collègue et ami de longue date dans cette situation. Nos destins sont étroitement liés au seul choix que nous effectuerons pour le pire et le moins pire. Vu la tournure des événements, cela se présente mal… très mal.

— Que fait-on ? me demande-t-il, anxieux.

— Il vous reste moins d’une minute pour valider votre choix, prévient la voix.

Comment en sommes-nous arriver là ? Nous travaillons tous deux dans un centre de traitement de billets bancaires et j’ai eu la merveilleuse idée de vouloir piocher dans les liasses prêtes à être incinérées. Pourquoi ? Parce qu’à cinquante-cinq ans, je trouve ma vie minable, mon compte en banque minable, ma cotisation retraite minable. Vu les responsabilités qui se reposent sur mes épaules, je pense que je vaux mieux. Alors, pourquoi ne pas se servir ? Après tout, ces billets ont déjà été remplacés par des neufs. Est-ce véritablement un vol ? Je ne fais de mal à personne, certains ne sont pas tout à fait usés au point de les détruire ! Ils méritent une seconde vie dans mon portefeuille… D’autant plus, chaque année, des millions d’euros sont perdus ! Égarés dans la rue, dans les égouts, à la plage... envolés dans le vent, la nature, brûlés dans les maisons… et j’en passe. C’est un peu comme si je les retrouvais quelque part et qu’ils nous appartenaient en toute légitimité. Pour moi, il n’y a pas mort d’homme. Je m’étais fait une raison. Mais le coup était risqué, je ne pouvais l’accomplir seul. J’ai pris la décision d’en faire part à mon collègue de toujours, Nicolas, de mon petit plan. On se connaît bien, trop bien même, qu’une longue amitié s’est installée entre nous. On partage même nos week-ends et vacances ensemble avec nos femmes ! Elles s’entendent à merveille.

Pour ne pas le brusquer, j’avais commencé par une simple blague douteuse comme pour avouer à demi-mot ma terrible envie. Ce soir-là, il m’avait regardé drôle avec un grand fou rire. À ses yeux, j’ai su qu’il en pensait pas moins. Comme un poison insidieux, je lançais des blagues d’une semaine à une autre en prenant soin de changer le contexte, de renouveler les excuses, pointer du doigt le système que je haïssais de plus en plus. Je savais que le changement s’opérait en lui. Du fou rire d’un soir, on était passé au rire amer puis aux interrogations. Je le sentais prêt à l’action, à contrôler notre destin. Ce jour-là, à une terrasse de café, je lui ai fait part de mes envies, de mon ras-le-bol, nous avions discuté sérieusement et lui aussi ne tarda pas à rejoindre mon avis. Nous étions galvanisés et avions mis en place le plan parfait. Notre destin ne pouvait que briller entre nos mains.

La première rafle s’était passée dans un stress fébrile. Néanmoins, l’opération fut un succès. Nous étions heureux ! Cette si belle somme nous soulageait ! Deux semaines après, l’envie se ressentait plus forte. Nous voulions toujours plus. Nous avions recommencé telle une drogue, à amasser de l’argent et rapidement, le butin s’élevait à plusieurs milliers d’euros. L’engrenage du plan digne d’une horlogerie fonctionnait à merveille, mais un grain de sable vint se loger sans crier gare dans cette si belle mécanique, déraillant notre système. Sur le coup, je n’ai pas compris d’où cela provenait ! Le directeur du centre descendit de sa tour d’or et de cristal nous cueillir avec des gardes de la sécurité, nous avions tout de suite compris que nous étions grillés. Dans un flash, je revois ces vingt dernières minutes.

Il nous invite à le suivre. Nous emboîtons le pas avec une certaine innocence hypocrite. Le directeur nous intime de rentrer dans une salle spacieuse, seul deux pupitres trônent ainsi qu’une télé en plein milieu de cet espace vide. L’ambiance est intimidante, oppressante. Il prend la parole d’un ton autoritaire et monotone.

— Nous soupçonnons depuis quelque temps, l’un de vous, voire vous deux, frauder depuis un certain temps.

Il marque une pause dramatique, nous n’osons interrompre ce silence. Il nous observe brièvement avant de continuer.

— Nous ne pouvons malheureusement pas identifier avec certitude le ou les coupables. Je ne vous cache pas notre immense tristesse. Savoir que l’un d’entre nous a manqué à ses devoirs, ébranle notre confiance. C’est pour cela… Je vous propose un test. Fort simple, je dois le concevoir, votre salut se résumera à un choix.

Sur le coup, je reste pétrifié. Néanmoins, une maigre chance que l’affaire se tasse se dessine dans mon esprit. Il n’est pas sûr qui, il ne possède aucune preuve ! J’essaye de me détendre. Il pointe deux pupitres qui se dressent face à face, et nous demande de se positionner derrière l’un d’eux. Je constate deux boutons rouges avec un grand A et B sur chacun, on s’échange un regard interloqué. Je réalise que notre manque de protestations, insinuerait presque un aveu.

— Un choix ? Nous n’avons rien fait ! Vous ne possédez aucune preuve contre nous ! M’offusqué-je la voix forte.

Un sourire se dessine sur ses lèvres ou l’ai-je rêvé ?

— Fort bien, fort bien ! Je l’entends ! Mais… Laissez-moi au moins vous proposer une offre des plus honnêtes ? Nous discutons entre hommes civilisés, n’est-ce pas ? Si vous n’avez absolument rien à vous reprocher, il n’y aura aucune sanction, pression de ma part, soyez-en certain. Puis-je à présent, vous expliquer ?

Cette fois-ci, le sourire s’affiche ouvertement. Que va-t-il nous proposer ? Pour toute réponse, mon collègue et moi-même observons le silence.

— Je le prends pour un oui. Devant vous, deux boutons, A et B. Une seule réponse sera permise, bien évidemment. Rien de compliqué jusque-là ?

Nouveau silence.

— Fort bien. Voici donc mon offre. Choix A : vous vous estimez non-coupable, alors appuyez sur ce bouton. Rien de particulier se passe, vous conservez votre poste actuel. Mais comme nous savons l’un d’entre vous est coupable, dans le cas où vous choisissez tous deux A, je vous muterai dans un autre service avec moins de responsabilités. Bien entendu, votre salaire sera évidemment affecté.

Mon collègue me regarde, pétrifié. Le directeur continue :

— Choix B : vous dénoncez votre collègue et avouez à demi-mot connaître ses méfaits. Il perdra son emploi, devra rembourser le préjudice. Pour votre loyauté, disons… Que nous fermerons les yeux sur ce malheureux épisode. S’il y a eu un quelconque gain quelle que soit la nature, vous pouvez le conserver et pour éviter toute déconvenue dans le futur, votre salaire sera revu à la hausse.

Mes oreilles ne peuvent y croire ! Est-il fou ? A-t-il le droit de proposer cela ? Nicolas semble tout aussi abasourdi que moi.

— Néanmoins, il y a ici aussi, un mais. Si vous choisissez tous les deux B, cela prouverait que vous êtes tous deux coupables. Vous serez donc virés sur-le-champ. Je vous demanderai également de nous retourner l’argent, sous peine de poursuite judiciaire. Fin de l’histoire. Je tiens à régler ce conflit à l’amiable et éviter la mauvaise publicité dont ferait preuve notre société. Nous représentons l’État, les banques. On se doit d’être respectable vis-à-vis de notre pays et du peuple. J’espère que vous comprenez bien ceci.

Silence pesant dans la salle, nous comprenons très bien les enjeux.

— Il y a quelques règles à respecter. La première, vous disposerez de vingt minutes pendant lesquelles vous pouvez discuter et vous concerter. Je ne resterai pas présent dans la salle.

Il pointe du doigt une caméra située sur l’un des murs de la salle.

— Vous serez surveillés par vidéo, le micro sera seulement activé au bout de dix minutes pour vous rappeler le temps et connaître l’avancement des parlers. Puis de nouveau une minute avant la fin du temps imparti. À part ces moments précis, je respecterai donc votre intimité jusqu’à la fin du vote.

Il nous fixe intensément, sans sourciller, avant de continuer.

— La deuxième, vous ne devez en aucun cas quitter votre pupitre tant que vous n’avez pas voté. Le choix ne peut venir de votre propre volonté et ne peut être effectué sous la contrainte. Tous actes de violence seront sévèrement punis.

Dernière règle, vous devez absolument appuyer sur un bouton. Faillir à cette règle, et je serais dans l’obligation de vous virer. Exercer un choix, c’est afficher ses valeurs, qu’il soit bon ou mauvais. Vous devez le défendre, le porter dans votre cœur. Ne pas avoir de choix serait contraire à mes idéaux, à de la lâcheté, un manque de confiance. Si vous manquez de confiance, comment pourrais-je avoir confiance en vous ? Je serai dans l’obligation de vous attaquer en justice et je ferai pour ce qu’il y a en mon pouvoir pour vous pourrir la vie. Avez-vous compris, Messieurs ?

Clair et précis. Nous ne pouvons que nous soumettre à ses exigences. Nous hochons la tête en guise de réponse.

— Bien, je vais quitter la salle à présent. Je vous recontacterai dans dix minutes messieurs. Effectuez votre choix… et le bon.

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