Nuit seule
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Chaque matin, il avait envie de vomir. Une lourdeur étrange, une odeur crasseuse de sommeil restait accrochée dans sa gorge, bloquant son souffle, broyant ses cris. Il s'habillait, coiffait ses cheveux trop longs, ceux que son père menaçait chaque soir de couper ; ces cheveux trop blonds, qu'il gardait, qu'il soignait précieusement, comme un petit trésor, doux et souple, une barrière entre son crâne poreux et le monde.
Le miroir lui semblait chaque jour plus laid que le matin d'avant et il sifflotait toujours cette même chanson d'amour, une chanson populaire qui parlait d'un homme et d'une femme dans le soleil qui meurt. Cette même chanson aux percussions fortes comme des battements de cœur. Parfois, il pensait à lui, à son cœur, son cœur voilé, son cœur caché ; il l'étouffait jour après jour, cœur voilé, cœur caché, castré de la parole depuis trop longtemps. Il mourrait un jour. Et en attendant, son agonie vibrante lui creusait dans les côtes une fosse aux lions, un grand creux ouvert à toutes les bêtes errantes au pas souple et aux yeux humides comme l'espace. Pas un cri. Pas un souffle. Juste une envie de vomir le matin.
Desséché, son coeur, réduit à un insecte étrange, qui marquait le temps d'un cliquetis d'horloge en le grignotant du dedans.
Tous ses réveils lui échappaient ainsi. Le matin lui griffait les joues de vent froid et d'odeurs fraîches du nouveau jour, quand lui ne pensait que par la nuit, la nuit douce et cajolante, celle qui ensevelit, la nuit solitaire, la nuit cyclope qui lui chantait chaque soir l'abandon. Chaque fenêtre éteinte lui semblait un poème d'amour, ; il sentait presque la chaleur, le soyeux des peaux et des soupirs sous ses doigts. Il fumait, chaque soir, depuis longtemps, languissant au regard de la lune, bercé par la voix rauque de Tom Waits qui lui chatouillait le dos de sa voix grave et rauque comme des pierres de nuit. Chiens de pluie sur l'herbe mouillés, chiens de pluie hurlant à la lune... Les doigts tendus, il essayait de l'attraper, parfois, la lune : il ne faisait que se brûler les doigts sur sa cigarette. Il regardait la petite cloque rouge s'étaler avec une certaine émotion : sa rondeur le ravissait. Il s'en faisait d'autre, marquant l'intérieur de son bras de dizaines de petits cercles rougeoyant. C'était la seule chose qui lui permettait, le soir, de se laisser aller au sommeil : les doigts crispés sur son avant-bras, il emportait quelques étoiles avec lui.
Et le jour revenait, et avec lui, ces couleurs qui lui brûlaient les yeux, les odeurs qui stagnaient au fond de son nez, et cette envie de vomir qui ne le quitterait pas avant midi. Ses habits frottaient son corps encore engourdi de plaisir et d'oubli, sa gorge le grattait d'odeur et d'amertume et seule sa première cigarette, prise en chemin vers le train, lui permettait de s'arracher un instant à la mollesse lourde qui l'enfonçait au ras du sol. Une brûlure dans sa gorge et le goût de la lune au bout de la langue. Quand elle était presque finie, il écartait la manche de sa chemise et l'éteignait au creux de son poignet, comme on poinçonnerait un billet. Il préférait les matins d'hiver. Il faisait un dernier adieu aux étoiles rondes d'amour et son pas se faisait plus léger. Tout était gris, sans douleur, tout semblait beau. Plus rudes étaient ceux d'été, dont le vent charriait déjà les odeurs de fruits et d'herbe coupés, les odeurs d'une vie écrasante qui le plaquait au sol. Les couleurs lui écorchaient les yeux, les odeurs bloquaient le souffle. Il lui prenait l'envie de se coller deux doigts au fond de la gorge et de vomir là, au bord de la route, cracher ces restes de rêves juste ici pour se débarrasser de ce sentiment oppressant qui l'écrasait face contre le bitume ; même la lueur de sa cigarette semblait plus terne.
Peut-être que tout cela aurait été plus facile s'il avait su se placer. Se creuser une place n'est pas si facile. S'il avait seulement su... Les cheveux, sur l'épaule droite ou sur l'épaule gauche ? Le dos droit ? La nuque plus haute, peut-être. Son bras serait sûrement mieux le long du corps, cela lui donnait un air plus sûr. Et relever le poignet, non, les doigts, c'était les doigts qui entraînaient mains, coudes, bras derrière eux, ces doigts tendus comme une image. Mais il ne trouvait jamais la bonne place. Quelques pas vers le bas ? Non, à gauche ? Il aurait mieux fait de rester immobile. Il aurait tellement aimé s'arracher les membres et les cordes vocales, n'être plus qu'une boule silencieuse, n'être qu'une lune, une lune grise comme un œil. Mais il avait le dos droit et crispé de l'homme et en homme il se tenait ; et en homme il sombrait, avec ce dos qu'il n'arrivait plus à porter. Alors parfois, il regardait sa main, tentait de la serrer ; puis il la levait, et dans le miroir il regardait l'image de sa main, cette main laide et pâle, aux doigts tombants comme les larmes du saule, ces doigts sans force. Il en aurait pleuré s'il avait pu. Il s'asseyait ; sa peau vibrait toujours d'une pulsation régulière, battante entre deux piaulements d'oiseau de son souffle ; pour faire taire sa respiration il tentait de former un rond de ses doigts, mais il échouait toujours, et seul son échec le ramenait à la réalité. Cette réalité mécanique qui le faisait respirer, quoi qu'il advienne, qui le forçait à reprendre son souffle même quand il tentait de l'arrêter, qui le ramenait à ce qu'il était, une existence, une existence perdue sans trou d'humain où se cacher.
En cours, il se grattait ta gorge. Son corps entier, cassé par l'habitude, enfoui sous l'obéissance, semblait lui échapper et s'éteindre, et c'était là le seul moyen qu'il avait trouvé pour le ressentir de nouveau. Il grattait. Un jour, une petite croûte s'était formée, et il l'avait arraché du bout des ongles. Pendant la demie heure qui suivit, il saigna. Goûtant son sang du bout des doigts, ce n'est qu'à contrecœur qu'il accepta de brider son corps, de l'écraser sous les regards gênés de ses voisins. Il serra fort un mouchoir sur la plaie, et attendit le soir. Mais cette nuit-là, une croûte s'était déjà reformée, et plus rien ne sortait de cette petite plaie rouge qu'il avait tant aimé ce matin-là.
Il n'attendait, en fait, que la pause, et la rondeur rassurante de la lueur des cigarettes. Parfois, écrasée dans ton sac, le bout en devenait ovale ; il essayait alors de lui rendre sa forme d'origine, délicatement, du bout des doigts, avec la précision presque amoureuse du sculpteur lissant un muscle, rondissant un sein. Parfois il y arrivait ; et quand il n'y arrivait pas, il offrait sa cigarette en silence, la tendant du bout de ses doigts trop minces et trop pâles à un de ses voisins rieurs donc le soleil ombrait les joues d'un rouge plein de sang, plein de vie. Il leur souriait en retour, mais ses yeux gris ternes n'attendait qu'une chose, c'était que leur couleur s'accorde à ce nouveau monde grisâtre qui renaissait chaque nuit avec le crépuscule ; à ce moment-là, ses yeux ayant pris la couleur du monde semblaient y décerner un sens. A ce moment-là, à ce moment-là seulement, l'insecte entre ses côtes se taisait et cesser de grignoter.
Parfois, pour oublier le bruit de l'insecte, il allait se noyer dans un bruit plus grand. Il croyait se faire des amis et un soir, riait avec eux, et le grignotement lent de l'insecte semblait faire silence, noyé sous les voix. Il était là, pourtant, toujours là, et commençait déjà à creuser et à rogner l'amitié à peine conçue. C'était toutes des amitiés mortes-nées. A peine présentes elles mourraient et le lendemain, c'était dans ce silence oppressant, fait de couleur et d'absence du corps, qu'il reprenait la vie.
Ce matin fut différent, pourtant ; ce matin, il se leva et face au miroir, il se dit « je suis une femme ». Entre lui et l'image, entre lui et le jour, cette phrase fut son pont ; et l'insecte palpita comme une étoile qui s'éteint devant cette étrange formule de mage. Pendant une journée, il y crut, et crut même avoir réussi à percer son antre dans le monde. Mais chez lui il croisa le regard d'amour de ses parents, et il sut qu'il n'en était rien.
Il resta seul avec son insecte et sa cigarette, à dessiner des ronds et à parler à la lune pour trouver du sens. Ce soir-là, c'était un croissant blanc, courbé vers la droite, creux vers la gauche, mince comme un œil sur le point de s'ouvrir. Elle recevait ses paroles dans une froideur grise tendre et il se serait presque senti seul s'il n'avait pas senti, au fond de lui, son insecte revenu intact de ce moment de lucidité qui lui rappelait que sa seule couleur et existence était grise, d'un gris tendre et rassurant dans lequel il se blottissait comme avant.
Le miroir lui semblait chaque jour plus laid que le matin d'avant et il sifflotait toujours cette même chanson d'amour, une chanson populaire qui parlait d'un homme et d'une femme dans le soleil qui meurt. Cette même chanson aux percussions fortes comme des battements de cœur. Parfois, il pensait à lui, à son cœur, son cœur voilé, son cœur caché ; il l'étouffait jour après jour, cœur voilé, cœur caché, castré de la parole depuis trop longtemps. Il mourrait un jour. Et en attendant, son agonie vibrante lui creusait dans les côtes une fosse aux lions, un grand creux ouvert à toutes les bêtes errantes au pas souple et aux yeux humides comme l'espace. Pas un cri. Pas un souffle. Juste une envie de vomir le matin.
Desséché, son coeur, réduit à un insecte étrange, qui marquait le temps d'un cliquetis d'horloge en le grignotant du dedans.
Tous ses réveils lui échappaient ainsi. Le matin lui griffait les joues de vent froid et d'odeurs fraîches du nouveau jour, quand lui ne pensait que par la nuit, la nuit douce et cajolante, celle qui ensevelit, la nuit solitaire, la nuit cyclope qui lui chantait chaque soir l'abandon. Chaque fenêtre éteinte lui semblait un poème d'amour, ; il sentait presque la chaleur, le soyeux des peaux et des soupirs sous ses doigts. Il fumait, chaque soir, depuis longtemps, languissant au regard de la lune, bercé par la voix rauque de Tom Waits qui lui chatouillait le dos de sa voix grave et rauque comme des pierres de nuit. Chiens de pluie sur l'herbe mouillés, chiens de pluie hurlant à la lune... Les doigts tendus, il essayait de l'attraper, parfois, la lune : il ne faisait que se brûler les doigts sur sa cigarette. Il regardait la petite cloque rouge s'étaler avec une certaine émotion : sa rondeur le ravissait. Il s'en faisait d'autre, marquant l'intérieur de son bras de dizaines de petits cercles rougeoyant. C'était la seule chose qui lui permettait, le soir, de se laisser aller au sommeil : les doigts crispés sur son avant-bras, il emportait quelques étoiles avec lui.
Et le jour revenait, et avec lui, ces couleurs qui lui brûlaient les yeux, les odeurs qui stagnaient au fond de son nez, et cette envie de vomir qui ne le quitterait pas avant midi. Ses habits frottaient son corps encore engourdi de plaisir et d'oubli, sa gorge le grattait d'odeur et d'amertume et seule sa première cigarette, prise en chemin vers le train, lui permettait de s'arracher un instant à la mollesse lourde qui l'enfonçait au ras du sol. Une brûlure dans sa gorge et le goût de la lune au bout de la langue. Quand elle était presque finie, il écartait la manche de sa chemise et l'éteignait au creux de son poignet, comme on poinçonnerait un billet. Il préférait les matins d'hiver. Il faisait un dernier adieu aux étoiles rondes d'amour et son pas se faisait plus léger. Tout était gris, sans douleur, tout semblait beau. Plus rudes étaient ceux d'été, dont le vent charriait déjà les odeurs de fruits et d'herbe coupés, les odeurs d'une vie écrasante qui le plaquait au sol. Les couleurs lui écorchaient les yeux, les odeurs bloquaient le souffle. Il lui prenait l'envie de se coller deux doigts au fond de la gorge et de vomir là, au bord de la route, cracher ces restes de rêves juste ici pour se débarrasser de ce sentiment oppressant qui l'écrasait face contre le bitume ; même la lueur de sa cigarette semblait plus terne.
Peut-être que tout cela aurait été plus facile s'il avait su se placer. Se creuser une place n'est pas si facile. S'il avait seulement su... Les cheveux, sur l'épaule droite ou sur l'épaule gauche ? Le dos droit ? La nuque plus haute, peut-être. Son bras serait sûrement mieux le long du corps, cela lui donnait un air plus sûr. Et relever le poignet, non, les doigts, c'était les doigts qui entraînaient mains, coudes, bras derrière eux, ces doigts tendus comme une image. Mais il ne trouvait jamais la bonne place. Quelques pas vers le bas ? Non, à gauche ? Il aurait mieux fait de rester immobile. Il aurait tellement aimé s'arracher les membres et les cordes vocales, n'être plus qu'une boule silencieuse, n'être qu'une lune, une lune grise comme un œil. Mais il avait le dos droit et crispé de l'homme et en homme il se tenait ; et en homme il sombrait, avec ce dos qu'il n'arrivait plus à porter. Alors parfois, il regardait sa main, tentait de la serrer ; puis il la levait, et dans le miroir il regardait l'image de sa main, cette main laide et pâle, aux doigts tombants comme les larmes du saule, ces doigts sans force. Il en aurait pleuré s'il avait pu. Il s'asseyait ; sa peau vibrait toujours d'une pulsation régulière, battante entre deux piaulements d'oiseau de son souffle ; pour faire taire sa respiration il tentait de former un rond de ses doigts, mais il échouait toujours, et seul son échec le ramenait à la réalité. Cette réalité mécanique qui le faisait respirer, quoi qu'il advienne, qui le forçait à reprendre son souffle même quand il tentait de l'arrêter, qui le ramenait à ce qu'il était, une existence, une existence perdue sans trou d'humain où se cacher.
En cours, il se grattait ta gorge. Son corps entier, cassé par l'habitude, enfoui sous l'obéissance, semblait lui échapper et s'éteindre, et c'était là le seul moyen qu'il avait trouvé pour le ressentir de nouveau. Il grattait. Un jour, une petite croûte s'était formée, et il l'avait arraché du bout des ongles. Pendant la demie heure qui suivit, il saigna. Goûtant son sang du bout des doigts, ce n'est qu'à contrecœur qu'il accepta de brider son corps, de l'écraser sous les regards gênés de ses voisins. Il serra fort un mouchoir sur la plaie, et attendit le soir. Mais cette nuit-là, une croûte s'était déjà reformée, et plus rien ne sortait de cette petite plaie rouge qu'il avait tant aimé ce matin-là.
Il n'attendait, en fait, que la pause, et la rondeur rassurante de la lueur des cigarettes. Parfois, écrasée dans ton sac, le bout en devenait ovale ; il essayait alors de lui rendre sa forme d'origine, délicatement, du bout des doigts, avec la précision presque amoureuse du sculpteur lissant un muscle, rondissant un sein. Parfois il y arrivait ; et quand il n'y arrivait pas, il offrait sa cigarette en silence, la tendant du bout de ses doigts trop minces et trop pâles à un de ses voisins rieurs donc le soleil ombrait les joues d'un rouge plein de sang, plein de vie. Il leur souriait en retour, mais ses yeux gris ternes n'attendait qu'une chose, c'était que leur couleur s'accorde à ce nouveau monde grisâtre qui renaissait chaque nuit avec le crépuscule ; à ce moment-là, ses yeux ayant pris la couleur du monde semblaient y décerner un sens. A ce moment-là, à ce moment-là seulement, l'insecte entre ses côtes se taisait et cesser de grignoter.
Parfois, pour oublier le bruit de l'insecte, il allait se noyer dans un bruit plus grand. Il croyait se faire des amis et un soir, riait avec eux, et le grignotement lent de l'insecte semblait faire silence, noyé sous les voix. Il était là, pourtant, toujours là, et commençait déjà à creuser et à rogner l'amitié à peine conçue. C'était toutes des amitiés mortes-nées. A peine présentes elles mourraient et le lendemain, c'était dans ce silence oppressant, fait de couleur et d'absence du corps, qu'il reprenait la vie.
Ce matin fut différent, pourtant ; ce matin, il se leva et face au miroir, il se dit « je suis une femme ». Entre lui et l'image, entre lui et le jour, cette phrase fut son pont ; et l'insecte palpita comme une étoile qui s'éteint devant cette étrange formule de mage. Pendant une journée, il y crut, et crut même avoir réussi à percer son antre dans le monde. Mais chez lui il croisa le regard d'amour de ses parents, et il sut qu'il n'en était rien.
Il resta seul avec son insecte et sa cigarette, à dessiner des ronds et à parler à la lune pour trouver du sens. Ce soir-là, c'était un croissant blanc, courbé vers la droite, creux vers la gauche, mince comme un œil sur le point de s'ouvrir. Elle recevait ses paroles dans une froideur grise tendre et il se serait presque senti seul s'il n'avait pas senti, au fond de lui, son insecte revenu intact de ce moment de lucidité qui lui rappelait que sa seule couleur et existence était grise, d'un gris tendre et rassurant dans lequel il se blottissait comme avant.
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