Déserteur, pour toi ce labyrinthe
I. Adagio
Tout d’abord il frissonne. Encore quelques pas hésitants, un coup d’œil alentours, et désormais incertain de la direction à suivre il s’immobilise. Une main s’attarde dans la chevelure, retombe – geste accompagné d’un soupir résigné. L’hôtel n’est pas loin : un ou deux pâtés d’immeubles l’en séparent. Mais tous se confondent, les rues ont une allure uniforme, fruit d’un urbanisme morose qui veut que tout quartier soit le décalque du voisin. Chez lui, enchâssés dans des monolithes de verre, il trouverait des plans à chaque carrefour. Impossible de se perdre à moins de le vouloir. D’ailleurs, là-bas tout n’est pas aussi indistinct.
Fermant quelques instants les yeux, il revoit la cité sinueuse dont il retrace facilement l’histoire : au fil des siècles, elle a grimpé sur les collines, s’est abreuvée au fleuve qu’elle a fini par franchir, préférant malgré tout ne pas s’en éloigner, jusqu’à en épouser les méandres. Il l’a pourtant quittée, presque sans un regret, pour cette ville étale, rampante et amorphe, sur laquelle le temps n’a jamais apposé sa marque. Et il s’y est malgré lui arrêté – parce qu’il ne s’est pas laissé d’autre choix, parce qu’il a cru que l’escale serait courte.
Ainsi, il s’est égaré. Encore une fois. C’est presque devenu une habitude. Les mains regagnent les poches de sa veste. La gauche y serre la lettre froissée qui commence à se déchirer. « Je viendrai. Peut-être. Ne m’attends pas trop. » Quelques mots griffonnés en hâte. Ni date ni signature. Mais sur l’enveloppe le tampon de la poste fait foi et il connaît trop bien cette écriture. Depuis dix jours – ou plus ? le temps aussi est indistinct – il ne sort jamais sans emporter la mince feuille de papier et ses quelques mots tranchants. Pour se rappeler qu’il doit encore patienter. Pas trop longtemps, il le sait bien. Juste assez. Avec l’espoir qui s’estompe chaque matin, parce qu’elle n’est toujours pas venue. Il commence à croire qu’il ne la retrouvera sans doute pas. En tout cas pas ici. Et certainement pas ailleurs non plus. Mais ce n’est pas le moment d’y penser.
Il grogne. Alors : gauche, ou droite ? La rue s’étire à l’infini, sillon gris confondu au loin avec le ciel, ses nuages sans relief qui forment plutôt une brume suspendue en permanence. Il va bien falloir faire un choix avant que la nuit tombe. Il se décide pour tourner à droite, un peu comme on tire à pile ou face, et c’est une chance : voici enfin la façade blafarde de l’hôtel, son enseigne de néon jaune sale. Il s’engouffre à l’intérieur, vérifie à peine que du courrier ne l’attend pas dans son casier – comme s’il savait qu’il demeurerait désormais obstinément vide –, monte se réfugier dans sa chambre. Il faudra ressortir, aller prendre un dîner sans saveur au restaurant du coin, mais il va commencer par se réchauffer un moment. Pourtant c’est difficile. Même quand les radiateurs sont brûlants, il trouve qu’il fait encore trop froid. Un froid dense et sirupeux, qui colle à sa peau, tel un vêtement gluant qu’il n’arrive plus à ôter.
*
Il s’est planté devant la fenêtre. En quelques jours son regard s’est flétri. Car c’est une ville aux miasmes de fièvre. Elle l’affaiblit peu à peu, et il sait qu’il ne devra pas y rester. Tout y est vieux. Jusqu’aux choses neuves. Surtout les choses neuves, juge-t-il. La désuétude est un préalable à tout, l’obsolescence une norme. Il en a conclu qu’il avait échoué dans la capitale de la décrépitude, sise au cœur de l’empire de la ringardise. Un endroit qu’il voudrait fuir ; il est pourtant retenu dans cet hôtel parce qu’elle n’arrive toujours pas et qu’il n’a pas décidé quel délai il lui accorderait encore. Bien trop long, de toute façon.
Il y est aussi retenu, à cette pensée il lui faut faire un effort pour réprimer un geste agacé, parce qu’il sait inévitable qu’on le traque. D’assez loin et de trop près en même temps. Et s’il reste dans cet hôtel, c’est surtout pour ne pas embrouiller inutilement des pistes imaginaires.
Ils croient peut-être que je prépare des manigances. Pourtant il n’y a rien à découvrir. Rien qu’ils ne sachent déjà ; rien qui ne mérite d’être tenu secret. Ils devraient l’avoir découvert : je n’ai pas grand-chose à offrir, à personne. Rien à trahir. Sauf elle – avec une autre. Et elle n’a personne d’autre à trahir que moi – avec un autre.
Il secoue la tête, se défait de ses vêtements et entre dans la salle de bains en évitant de croiser dans le miroir le regard résigné de son reflet. Lorsque l’eau fumante de la douche cascade sur ses épaules il commence à se sentir mieux. Pas assez. Mais il est habitué à ce malaise sournois qui, lui aussi, ne le lâche plus d’une semelle. Une fois sec, il s’habillera lentement, puis ira s’asseoir sur le bord du lit, face à la fenêtre, réfléchira à cette situation absurde qu’il peine à comprendre – lui ici, elle ailleurs, eux aux aguets, pour une raison qu’il ne connaît que trop bien.
*
Dans la rue passent les éboueurs. Ils ramassent des sacs noirs empilés au bord du trottoir, les jettent dans la benne qui les mâche et remâche avec un bruit immonde et mécanique. Il voudrait bien qu’ils le débarrassent aussi des déchets qui stratifient son existence depuis tant d’années. Ainsi seulement pourrait-il repartir, léger comme une graine de pissenlit, abandonner cette attente fuligineuse. Retourner chez lui, peut-être pas, d’ailleurs il préférerait aller plus loin, vers un pays doré et salé, un bord de mer où il pourrait enfin abandonner ses lassitudes.
La lettre est sur la table, avec à son côté l’enveloppe. Qui lui rappelle qui il est, parce qu’il a aussi tendance à l’oublier. Il lui arrive de faire rouler son propre nom sur sa langue : Witold Malinowski. Jusqu’à ce qu’il soit certain que c’est bien le sien – car il lui arrive d’en douter, puis décide qu’après tout il en vaut un autre. Il se raccroche à celui-ci, et à cet autre : Elisa Wieck. Qu’il chuchote, les yeux mi-clos. Un nom qu’il ne parvient pas à oublier. Il aimerait, parfois. Mais à quoi bon.
Dehors il pleut. La pluie est terne, comme tout le reste. Elle ne fait pas de bruit, se contente de tremper les façades, les trottoirs et les chaussées. Ruissellement sans écho, et il s’imagine finalement que c’est ça, l’Hadès : une métropole périmée depuis sa fondation, où s’amassent des fantômes tangibles qui ne savent plus comment en sortir, parce que de trop larges boulevards circulaires, puis une ceinture d’autoroutes enchevêtrées, forment une enceinte presque infranchissable derrière laquelle s’étend l’inconnu. Ou la vie, qui sait. Mais ils en ont abandonné la quête. Dès le plus jeune âge, c’est la résignation du tombeau, obstinément esquivée par toute une existence artificielle et futile.
Il sourit. Murmure : Tu exagères. S’appuie sur le métal tiède du radiateur et complète : Tu exagères, comme toujours. Mais il ne veut pas poursuivre. Ce serait reconnaître qu’il n’est là, au fond, que parce qu’il a trop exagéré, et une fois de trop. Qu’un excès peu louable, très professionnel, en a entraîné d’autres, pour le tirer jusque dans cette chambre imprégnée de vagues relents de moisissure.
*
Un train l’a emporté jusqu’ici. Il ne se rappelle plus du voyage. Pas même de la gare de départ – peut-être parce qu’elles se ressemblent toutes. Qu’a-t-il gardé comme souvenir ? Vague, celui d’une ligne de partage entre cristal et suie, un crépuscule indécis qui dévorait le bleu du jour et faisait enfler la cendre des nuages. Il croit parfois qu’il a imaginé son départ. Mais il reste sûr d’une chose : il avait plu aussi, ce soir-là. Quand il avait décidé qu’il fallait partir, urgence impérieuse, parce qu’il ne se supportait plus – et qu’Elisa était devenue une accusation sans fin.
Elle détestait ce qu’il faisait, ce travail de bureaucrate minutieux dont il ne lui confiait rien parce que c’était inutile, et qu’elle ne voulait pas en entendre parler. Surtout pas : elle avait vite deviné qu’il manipulait jour après jour d’innombrables fiches marquées du sceau du secret, ornées de tampons sanglants ordonnant le mutisme absolu. Et ensuite, elle avait commencé à croire qu’il les confrontait pour en tirer des sentences de vie ou de mort, portant ainsi – même indirectement – la culpabilité de meurtres discrets. Bien entendu, c’était faux. Mais commençait-il une phrase par « Aujourd’hui », elle se bouchait les oreilles pour ne pas écouter. Il avait renoncé à lui faire comprendre qu’il demeurait innocent de ces crimes imaginaires. Un jour pourtant, au détour d’une annotation qu’il venait de transmettre sans y penser, il devait se découvrir un cœur d’assassin.
Alors il avait fui. Quittant le bureau plus tôt que d’habitude, il s’était précipité chez lui pour remplir une valise, sans vraiment faire attention aux vêtements qu’il emportait. Arrivé au guichet, il n’avait presque pas choisi sa destination. À peine avait-il décidé qu’elle devait être lointaine. Ce serait un pays étranger, dont la langue lui était pratiquement inconnue. Il avait estimé que c’était un bon choix.
Il s’était donc esquivé, sans prévenir, sur un coup de tête. Presque surpris lui-même. Sans doute l’avait-il fait parce qu’elle avait fini par avoir raison. Il connaissait son métier, certains signes indistincts le mettaient en alerte et il faisait des rapprochements lourds de conséquences avec une trop grande facilité. Il en était fatalement venu à notifier de plus en plus clairement ses suspicions. Et cette dernière fois, il avait porté des accusations sans détour. D’autres avaient dû en tirer des conclusions, puis agir ou faire agir. Il préférait ne pas imaginer de quelle fatalité avait pu être porteuse une simple indication de sa part sur un élément somme toute insignifiant, mais qu’il avait perçu comme plus que trouble.
Il le savait depuis qu’ils se fréquentaient : céder aux tentations du zèle, ce serait la perdre – mais malgré tout, depuis quelques mois il avait noté qu’elle s’éloignait imperceptiblement. Or il l’avait perdue, d’un coup, avant même qu’elle ne puisse rien découvrir. Sa désertion n’avait été qu’un aveu. Elle l’avait sans doute aussitôt compris. Et elle n’avait pas été la seule, évidence dont il refusait de mesurer les probables conséquences.
Désormais, le voilà égaré dans une ville inconnue, malheureuse destination de hasard où il convient certainement de le surveiller de près. Vulnérable, il pourrait très bien être capable d’autre chose. Mais lui en est sûr : il ne fera rien. Rien qui les intéresse ou les concerne. Pris de remords, malgré la certitude qu’il serait découvert, il lui a écrit, elle a répondu. Par une incertitude totale. Désormais il ne fait que l’attendre. Depuis des jours il ne nourrit qu’un seul espoir, qu’elle le rejoigne. Sinon, personne ne se soucie de lui, ici. Personne ne pourra deviner quels secrets il recèle – bien fades et inutiles, mais qu’importe. Eux savent. Ses frères. Ses camarades. Ses ennemis.
Ils attendent un faux pas. Pourtant, ils devraient savoir que je l’ai déjà fait. Et ma chute se prolongera sans doute ailleurs, dans une autre ville, jusqu’à ce qu’ils me cueillent. À cause d’une illusion. Celle que je suis sur le point de passer de l’autre côté. Après tout peut-être. Pourquoi pas. Mais ce ne sera sans doute pas celui qu’ils se plaisent à imaginer.
Il frissonne. Les souvenirs le rattrapent toujours. Comme le froid qui règne dans cette ville. Quoi qu’il fasse. En lui aussi s’est insinué un hiver lent qui le fige. Amusant, tiens. Et si c’était moi qui l’avais porté jusqu’ici ? Il rit. Pas vraiment. Juste comme ça, pour être bien sûr qu’il sait encore rire. Puis il se prépare. Il est temps d’aller manger, à l’heure rituelle qu’il s’est imposé par souci de respecter au moins une pincée de règles idiotes.
II. Quasi Allegretto
L’homme est sur le trottoir. Dans sa distraction il ne l’a aperçu que trop tard. Il le bouscule presque et l’autre l’arrête d’un geste. D’une main posée sur le bras.
« Monsieur Malinowski. » Il relève la tête, ses pensées confuses se précipitent en tournoyant dans le siphon de l’oubli, s’évacuent avec un bruit de succion. « J’aimerais vous parler. Je peux vous offrir un verre. Vous inviter à dîner.
— Comme vous voudrez », répond-il. Il sait qu’il est inutile de résister. Mais quand même, la capture survient si tôt, si vite… Quelques jours encore, peut-être Elisa serait-elle venue enfin, même s’il sait qu’il se berce d’illusions. Il aurait pu tout mettre à plat. Savoir enfin s’il avait réellement agi avec inconscience ; bien entendu la réponse serait affirmative, même s’il ne veut pas encore s’y résigner.
L’autre désigne le coin de la rue.
« C’est votre restaurant habituel. N’est-ce pas ? On y mange bien ?
― Pas plus mal qu’ailleurs.
― Alors, ce sera parfait. »
Il se laisse entraîner. Après tout, il savait que ça se passerait comme ça. Un jour ou l’autre. Sans y croire, il avait imaginé le métal froid du canon d’une arme sur sa tempe, dans l’ombre entre deux réverbères, une détonation sèche dont il aurait à peine conscience. Mais ces choses-là n’arrivent pas. Ou rarement. Pas sans avoir établi toute l’étendue de la trahison.
« Elle nous a contactés », dit l’homme. « Elle voulait savoir. Comprendre. Nous aussi, d’ailleurs. Mais nous avions une idée. Vous n’êtes pas le premier dans cette situation. Pourtant il y a toujours eu plus simple. Un détachement, une mutation. Ou même une démission. On ne vous aurait rien reproché. Et, remarquez, on ne vous reproche rien.
― Elle ?
― Exactement. Elle avait deviné qu’un agent la surveillait. Il a suffi qu’elle lui transmette un message en toute discrétion.
― Avec l’adresse de l’hôtel.
― Oh ! nous la connaissions déjà. Mais malgré nos soupçons, pas encore vos réelles motivations. Fuite, changement de camp ? Elle nous a donné la réponse. D’ailleurs vous n’aviez eu aucun contact extérieur.
― Vous lui avez parlé ?
― Bien entendu. Au téléphone. Avant de venir, il fallait que j’en sache un peu plus. Que je lui explique certaines choses. » Il jette un œil à l’intérieur du restaurant et grimace. « Décor déplaisant. Mais tant pis.
― Ici c’est la mode.
― Pas une mode. Une façon d’être. » Sa main est sur la poignée chromée de la porte. « Et je vous invite à vous en méfier. Vraiment. »
*
Puis ils sont assis de part et d’autre d’une table. Relents de poussière et de friture. Ses yeux se ferment quelques instants. Witold, pourquoi n’as-tu pas fait l’effort de disparaître pour de bon ? Tu es un âne. Mais il est trop tard pour regretter. Sans Elisa, oui, il se serait véritablement dérobé, étranger indécelable. Ici et ailleurs. Puisqu’il l’attendait, en quelque sorte il n’a fait qu’éviter sur l’ancre en fonction d’indistincts courants, mais pouvait-il en être autrement ?
« Votre nom », demande-t-il enfin. « J’aimerais connaître votre nom. » Ou mettre n’importe quel nom sur ce visage qu’il n’a pas pris le temps de détailler. Ni dur ni tendre. Commun. Le visage de n’importe qui. Des yeux marron, des cils épais, des cheveux noirs. Pas de signe particulier. Mais l’attitude parle plus, la façon de se mouvoir, de regarder. C’eut été indistinct pour d’autres. Mais lui, aurait-il croisé cet homme, simplement croisé, qu’il aurait aussitôt su qui il était. Et, en la circonstance, sans doute pourquoi il était là.
L’autre rit. « Un nom, pourquoi pas. Le mien, celui qu’on me donne, ou celui que vous aimeriez me voir porter ?
― Le vôtre, si possible.
― Je ne pense pas risquer grand-chose à me démasquer. Franz Streicher.
― Merci.
― Merci pour quoi ? Parce que les sonorités vous plaisent ? Parce que j’ai osé être honnête avec vous ?
― Peut-être les deux. »
Un soupir en guise de réponse. Chacun déplie sa serviette, jette un œil à la carte. Un serveur s’empresse de venir prendre commande, et lorsqu’il s’éloigne s’installe un silence embarrassé.
« Elle ne viendra pas », dit enfin Streicher. « Mais je pense que vous l’aviez deviné. Elle ne vous en veut pas tant que ça, mais votre fuite l’a fait tremper dans nos affaires. Des affaires qu’elle apprécie peu, vous le savez. Même si elles ne sont que broutilles. Quoi qu’il en soit, elle refuse de se compromettre.
― Je n’avais pas vu les choses comme ça.
― C’est votre tort. Sans doute la raison de votre fuite : l’angle sous lequel on regarde importe autant que la chose regardée, et vous y avez rajouté un miroir déformant qui a fini par vous leurrer.
― Elisa.
― Tout à fait. » Une pause. « Witold, vous avez toujours été un excellent élément. Capable mieux que beaucoup de discerner un point essentiel dans un rapport anodin. Vous avez été très utile. Vraiment. Mais au fil du temps elle a tout faussé.
― Tout ?
― Votre liaison est devenue sérieuse, vous avez bientôt considéré votre travail comme vous imaginiez qu’elle le voyait. Au fil des mois vous avez fini par agir comme s’il fallait qu’elle eût raison. Ainsi, vos toutes dernières notes d’analyse… des chimères. Rien de plus. »
On sert le vin. Malinowski regarde dehors, la pluie sous l’éclairage pâle de la rue. Il aimerait partir. Revenir en arrière. Pour réparer ses erreurs et enfin…
« Regarder les choses en face », murmure-t-il malgré lui.
« Ce n’est pourtant pas la meilleure manière, répond Streicher. De front, les choses ne dévoilent jamais que ce qu’elles veulent. Il faut faire un pas de côté, peut-être deux ou plus, autant qu’il faut. Et ainsi découvrir ce qu’elles cachent, comment elles s’étendent. Qu’avez-vous fait d’autre durant des années, sinon confronter des points de vue, discerner ce qu’ils masquaient, quelle vue d’ensemble il fallait en retirer et quel en était l’élément décisif ?
― Jusqu’à ce que je les regarde comme elle les aurait regardées.
― Non. Je le répète : comme vous vouliez croire qu’elle les verrait.
― Elle savait qu’on peut mourir à cause d’une simple remarque en marge d’un papier. C’était suffisant.
― C’est ce que vous avez fini par imaginer tous les deux. Et c’était faux. Dans notre partie, le meurtre est une perte de temps et d’argent. Il rend les choses plus difficiles. Beaucoup plus difficiles. Il est préférable de retourner un agent plutôt que de l’éliminer. Sinon, tout le travail serait à reprendre avec son remplaçant.
― Et lorsqu’il ne se laisse pas faire ?
― Rien de plus facile que de l’envoyer sur de fausses pistes. C’est un art peu reconnu, mais qui se pratique beaucoup. Je n’y suis hélas pas doué. »
Streicher sourit. Il n’a pas l’air amusé, pourtant. Et Malinowski se demande pourquoi sans oser l’interroger. Sans oser croire non plus qu’on tente peut-être, à ce moment même, de le leurrer à son tour.
*
Après le dessert ils s’attardent devant un verre. Échangent quelques paroles vaines. Pourtant il y a cette question à laquelle il n’a pas encore répondu. Même pas formulée, mais implicite. Il ne pourra pas s’y soustraire, mais après tout il a bien le temps. Et Streicher ne semble pas pressé non plus.
Il boit une gorgée – curieux comme même l’alcool sait être insipide, dans ce pays –, s’appuie sur ses avant-bras, mains posées à plat, et se penche un peu. Finalement, autant se lancer sans attendre. Trancher net.
« Je ne reviendrai pas. Vous savez pourquoi, j’imagine. »
Streicher hoche la tête. Prend son temps pour répondre.
« Si vous revenez, elle sera toujours là. Même si vous n’êtes plus ensemble. Exact ?
― Exact.
― Et vous garderiez sans doute la même façon de considérer vos activités.
― Je n’en suis pas sûr. C’est possible, oui… Mais ce n’est pas l’essentiel.
― Bien sûr. L’essentiel, c’est elle. Et ce sentiment de gâchis… Je sais ce que c’est. » Maigre sourire. « Je travaillerais encore dans les Services, si ce n’était pas le cas. Mais je suis nomade. Une semaine ici, un mois là. Rarement plus et rarement moins. Le travail est intéressant, même si beaucoup ne comprennent pas en quoi. Ni quelle est son utilité, mais on peut toujours la discuter, au fond. Ce sera aussi le vôtre, si vous voulez. Lorsque vous serez prêt.
― Vous êtes venu me proposer de reprendre du collier ? C’était une perte de temps. Les ponts sont coupés.
― Pas forcément. Et il ne s’agit pas de reprendre du collier. Pas de la manière que vous imaginez. » Il secoue la tête comme pour appuyer ses paroles. « Mais une chose est sûre, vous êtes à la dérive. Ne vous faites pas d’illusion. Plus vous irez loin plus vous serez perdu. Inutile. Sans perspectives. Sans rien. Je vous propose juste une errance qui aura un sens. Avec un salaire à la clé, et la certitude de rester presque tout à fait libre. » Il s’arrête un instant. « Plus libre en tout cas que vous rêveriez de l’être. »
Il a l’air sérieux, ce Streicher. Si sérieux. Ce pourrait être un piège. Qu’importe.
« Et sinon ? »
Un mince sourire pour toute réponse. Mais après tout lui-même sait bien que s’il décline l’offre – dont il ignore encore tout –, chaque destination ne sera qu’un échouage de plus.
« Je dois y réfléchir », prononce-t-il lentement. Puis il passe une main sur son visage, ferme les yeux un instant. « Je dois y réfléchir, mais je ne peux pas rester ici. C’est devenu inutile.
― D’ailleurs cette ville paralyse très vite toute réflexion. Je la connais bien. Nous y venons tous, lorsque nous décidons de prendre le large. Pourquoi ? C’est un mystère qu’il faudrait résoudre. Question de temps. Ce n’est qu’en s’imprégnant d’elle qu’on peut espérer déceler une réponse. Mais il vaut mieux la quitter au plus vite, je dirais volontiers : pour sauver sa peau. Si vous le désirez, je connais la destination qu’il vous faut. Mon premier point d’ancrage. Là où j’ai tout mis en balance. Là où faire un choix redevient possible. Là où je suis souvent revenu quand je craignais de perdre pied. Parce que ça m’est souvent arrivé, malheureusement. »
Malinowski hoche la tête. Pourquoi pas.
« Pourquoi pas, répond-il en écho à ses pensées. Mais je ne promets rien.
— Bien sûr, bien sûr. » Une pause. Streicher le fixe, comme hésitant, puis reprend. « Là-bas vous trouverez toutes les instructions que j’ai reçues. La liste des contacts nécessaires. Certains rapports de mes prédécesseurs, et bien sûr les miens. Prenez le temps de comprendre de quoi il retourne. Tout votre temps. Personne ne vous dérangera. Je vais vous donner un numéro pour me joindre, que vous vouliez encore me rencontrer avant de plier bagage, ou pour plus tard. N’hésitez pas. Après tout je suis là pour ça. Vous pourrez partir quand bon vous semblera, sans rien devoir à personne, ni d’une façon ni d’une autre. Désormais tout dépend de vous.
— Vous parlez par énigmes.
— Vraiment ? Peut-être. Il vaut mieux que je ne vous en dise pas assez. Je pourrais être tenté de vous influencer. Et je le suis. Parce que je vous comprends trop bien. » Il fouille dans les poches de sa veste. En tire un carnet noir, un trousseau de clés, une carte de visite et un billet de train. « Voilà pour vous. Pas de revolver à silencieux, pas de coup fourré. Juste ça. J’espère vous rassurer.
— À peine.
— J’étais comme vous. À l’époque je me méfiais de presque tout. » Il se lève. « Je vais régler la note. Nous nous reverrons peut-être une autre fois. Si vous le voulez. Seulement si vous le voulez, et si c’est nécessaire.
— À bientôt, répond Malinowski. »
Streicher s’éloigne, avec de nouveau un maigre sourire. À bientôt, oui, peut-être, de quelque manière que ce soit. Parce qu’après tout, y a-t-il vraiment un autre choix ?
III. Andante moderato
Il a fait sa valise, finalement. Mais il n’emportera pas grand-chose. Quelques vêtements : ce sera bien suffisant. Le reste, il s’en dépossède sans le moindre regret. Les livres, il les a posés sur la table de chevet. Ils finiront sans doute aux ordures. Qui pourrait s’y intéresser ? Une des silencieuses femmes de chambre qui chaque matin effacent toute trace de la nuit passée ? Après tout, pourquoi pas, même si l’idée lui semble complètement absurde.
Sur le lit, il a étalé un plan ; une toute dernière fois, il tentera d’y comprendre quelque chose. Il ne pourra se fier ni à son instinct ni à ses habitudes. Alors que la gare est assez proche, il se souvient que ses environs ne grouillent ni de voyageurs, ni de taxis, ni d’autobus. Elle est pour ainsi dire cachée, même les voies qui en partent sont invisibles. On a creusé sous la ville de vastes tunnels qui débouchent sans doute loin, très loin. C’était la nuit lorsqu’il est arrivé. Il dormait. Il n’a pas fait attention.
Il s’empare d’un stylo, trace une ligne rouge, sinueuse. Que de détours inutiles ! Comme s’il fallait dissuader quiconque de partir. Ce doit être le cas. Dans ce quartier on trouve tant d’impasses, c’est un labyrinthe qui étonne. Nulle part n’est écrit « gare », seul un pictogramme grisâtre marque son emplacement, avec comme curieuse mention « Centrale ouest ». Il soupire. Quatre heures le séparent encore de sa délivrance. Ou de sa chute dans le piège creusé par Streicher. Mais il se moque de cette hypothèse qu’il veut farfelue.
Il voudrait profiter de ces derniers instants dans cette ville pour trouver enfin ce qu’il y a si désespérément cherché : un parc, ou même un petit jardin public. Même en marchant du matin jusqu’au soir comme il l’a fait, il n’en a vu aucun. Le plan n’en indique pas – ce genre de fantaisie est peut-être ici inexistant. Où pourrait-on en avoir caché un ? Sauf à deux endroits, le plan n’est qu’un vaste quadrillage d’une régularité navrante. Les exceptions sont « Centrale ouest » et « Centrale sud », entourées d’un subtil dédale pour les dérober. Et tout le reste consiste en un savant maillage d’avenues et de rues intermédiaires.
En C3, un centre commercial. Il a son pendant en C16, P3, P16. Deux théâtres : I6, K13. Une salle de concert P10, un opéra E11. Au centre du plan, les bâtiments officiels dont l’architecture sépulcrale l’avait consterné. Tout est ordonné d’une façon géométrique dont l’absurdité lui saute soudain aux yeux.
Ici, mon Witold, tout se range dans des cases. À chaque chose la sienne. À chacun aussi sans doute. Tu n’as pas ta place. C’est une chance de pouvoir partir avant qu’il soit trop tard. Tu peux parier que la ville t’aurait éliminé, d’une façon ou d’une autre. Éliminé ou ingéré. Alors, toi aussi tu aurais eu tes coordonnées définitives. Voilà pourquoi les gens d’ici ne partent pas. Ou ne vont pas loin. Sur le plan, S18 c’est déjà la frontière, d’une certaine manière. Même les métros ne se hasardent pas jusqu’aux faubourgs. Et au-delà, ce sont les limbes.
Il se redresse. Il lui apparaît soudain, comment dire ? Que ce plan, donc cette ville, pourrait être une manière de code. Son plan est un modèle simplifié. Pourquoi avoir jeté celui, détaillé, qui doublait les découpages jusqu’à AK36 ? Parce qu’il ne lui avait servi qu’à se perdre. Qu’importe, il serait encore insuffisant. Il lui faudrait un plan exhaustif. Inutile, sauf pour déchiffrer cette ville dont il oublie sans cesse le nom parce qu’il est imprononçable.
La ville est un message crypté. Il le pressent. Il en est certain. Or forcer les codes… c’est une part de son métier, après tout. Il y a ici matière pour un esprit comme le sien. Aller de D8 à E7 ne lui apportera aucune réponse, il devrait rester ici et creuser l’énigme. Les deux énigmes : car il a aussi en tête celle relevée par Streicher. Et puis, rien ne presse pour partir : son billet est valable trois mois.
*
Mais alors, il se lève d’un bond. Non, il ne faut surtout pas attendre. Le plan lui joue des tours. Ou la ville. Grille à déchiffrer ? Ridicule. Là était le piège. Streicher l’avait mis en garde, sans trop s’avancer. Il est dans la nasse, mais il peut encore en sortir, il sait comment faire. Rester, ce serait s’aventurer plus loin, abandonner tout espoir de repartir. Rester, et c’est l’épuisement assuré, consommé, la perdition qu’il pressent depuis son arrivée sans n’avoir jamais pu saisir d’où elle viendrait – de la grisaille permanente du ciel, ou de la résignation morose des gens, de cette atmosphère de délitement général contre lequel nul ne fait rien, à moins qu’il faille en trouver l’origine encore plus profond.
Sur la table, le carnet, les clés, le billet de train. Il n’a pas encore ouvert le carnet, et s’en empare pour le feuilleter. Deux adresses sur la première page, l’une sans doute celle de Streicher lorsqu’il réside ici, l’autre manifestement est la destination qu’il lui a proposée. Toute en voyelles chantantes et séductrices. On y parle aussi une langue qu’il ignore, mais il la sait assez proche de la sienne pour qu’il s’en sorte. Ici, se faire comprendre a toujours été pénible, et il a difficilement commencé à saisir quelques mots utiles.
Ensuite, ce ne sont qu’annotations sibyllines et abréviations qui le laissent dubitatif. Les dernières notes prises par Streicher, certainement. Des manières de comptes-rendus. Mais pourquoi s’en défaire et les lui remettre, sinon par peur qu’elles se perdent ? Il les considère avec étonnement, grogne. Streicher, qu’est-ce qu’il cherche, celui-là ? Qu’est-ce qu’il veut, au fond ? Qu’est-ce qu’il sait ?
Qu’il va rester, Witold. Jusqu’à en crever. La certitude a éclaté d’un seul coup. Quelle autre raison aurait-il eu de prendre une telle précaution ? Transmettre le carnet, c’était transmettre le flambeau. Pari risqué. Mais Streicher devait savoir ce qu’il faisait, l’avoir bien étudié avant de décider qu’il ferait un candidat plus qu’acceptable pour une succession en bonne et due forme. Quitte à ce qu’il ne réponde pas aux attentes.
Et maintenant, il veut savoir. Être certain de sa certitude. Ensuite, il verra. Partir sans avoir de réponse, de toute façon, non, impossible. Il faut que l’on s’explique. Sans délai, parce qu’il ressent désormais toute l’urgence à sauter dans un train. Ses yeux se reposent sur la première page. Puis il tire de son portefeuille la carte de visite que Streicher lui a donnée, et sans hésitation s’empare du téléphone.
*
Ils conviennent d’un rendez-vous au bar de son hôtel. Ni surprise ni amusement à l’autre bout du fil – les choses devaient se passer de cette façon, voilà tout. Dans sa chambre tout est en ordre, son bagage patiente devant le lit, dehors le crépuscule ronge le ciel. Il va rester un long moment assis sur le lit à regarder vaguement par la fenêtre, inattentif aux façades lugubres des immeubles dont la banalité est répétitive jusqu’à la nausée. Puis il est l’heure, et il descend lentement l’escalier sonore, ne sachant pas encore trop comment il va s’y prendre, redoutant une maladresse ou, plus encore, de s’être complètement trompé.
Streicher a déjà commandé pour deux. Il connaît ses goûts, son dossier a été bien étudié. Qu’importe : n’importe quel verre de n’importe quoi aurait été égal. Ils se saluent d’un léger signe de tête et Malinowski s’installe, laisse passer peut-être une minute sans rien dire faute d’avoir trouvé par quel biais le faire parler. Mais Streicher se lance alors, comme poursuivant une conversation seulement interrompue.
« Il y a une ou deux petites choses à savoir. Le métier est neutre. Il s’agit après tout seulement de remettre sur les rails de bien inconscients déserteurs tels que vous. Donc, nous ne jouons pas un camp contre l’autre, puisque nous sommes en dehors de ces préoccupations. Les consignes sont de ne s’occuper que des collègues qui sont du bon côté, mais ici ce sont des règles qu’on violera très vite, parce que nous sommes tous dans la même galère. Ailleurs, on hésite un peu plus, même si la méfiance est inutile. Dans cette ville en tout cas, l’entraide est devenue une habitude. Il m’est très souvent arrivé de prendre soin d’un adversaire. Vous avez dû vous en rendre compte : personne ne devrait demeurer ici plus d’une semaine. Cette ville est comparable à des sables mouvants. On s’y enlise vite. Alors quand on peut aider quelqu’un à s’en sortir, on n’attend pas longtemps avant de tendre la main. »
Malinowski hésite, mais il a arrangé cette rencontre pour avoir une réponse. Une seule, bien suffisante. Et, a-t-il décidé, elle sera décisive. Il se frotte un coude, embarrassé, coupe malgré tout court aux paroles de Streicher pour jeter devant lui la seule interrogation qui le préoccupe.
― Parlons plutôt de vous. Depuis combien de temps êtes-vous là ?
― Deux mois. » Un silence, Streicher effleure le rebord de son verre, hoche la tête. « Déjà deux mois, et je sais que cette fois je ne repartirai jamais. Pourquoi ? Ce serait facile, n’est-ce pas ? Eh bien, je n’en ai plus la force. Plus du tout. Je suis devenu incapable d’imaginer qu’il y ait autre chose, ailleurs. Je sais que c’est absurde et ridicule, alors que je fais tout pour que d’autres s’en aillent. Une partie de moi s’est pétrifiée. C’est irrémédiable. L’autre partie, ma foi… bientôt je serai comme tout le monde ici. Morne, sans aspirations. Inutile. C’est un pays où l’esprit est raide, répétitif et stagnant. L’atmosphère est contagieuse, il n’y a aucun moyen de s’en prémunir, une fois la contamination entamée on ne s’en sort plus. La seule chose qu’on puisse encore tenter, c’est éviter que d’autres se laissent prendre. Jusqu’au moment où l’indifférence est victorieuse. »
Streicher le fixe droit dans les yeux et sourit, si peu que ce n’est presque pas un sourire, puis hoche la tête et poursuit.
« Vous savez pourquoi nous échouons tous ici ? Je commence à avoir quelques idées. D’abord, parce que le nom de cette ville sonne à nos oreilles comme un code, ou la clé d’un code. Voilà qui nous séduit en premier lieu, presque instinctivement. Ce n’est qu’une partie de l’explication : d’autres capitales ont des noms tout aussi étranges, et elles feraient bien l’affaire, mais seule celle-ci nous attire. Alors il doit y avoir encore d’autres raisons. Je les trouverai peut-être, s’il me reste assez de temps. » Haussement d’épaules. « Ensuite, une fois qu’on y est, elle se révèle un piège, parce que nous cherchons à la comprendre jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Des façades, des faux-semblants, des monotonies épuisantes, tout est inconsistant, vague et vain, sans perspectives ou alors fuyantes, pour tout dire illusoires. Ici, nous sommes chez nous. Cette cité est à notre image. À l’image de notre métier, en tout cas. Un abus de constructions stériles à courte vue, sans dessein autre que circonstanciel, voilà ce qui les rapproche de façon effrayante. D’autre part, comme à force, la fonction fait l’homme, ici nous autres trouvons facilement notre place. Futilité définitive. On porte d’abord le masque que chacun arbore ici, jusqu’à ce que notre visage s’y fonde. Sauf si on sait s’enfuir à temps. Ce que je n’ai pas su faire, et j’avais un handicap supplémentaire : je connais la langue. Du moins assez pour me couler trop facilement dans le moule.
― Alors, je ne devrais pas attendre.
― Sauf si vous tenez vraiment à ma compagnie, mais j’en doute. Quoi que vous vouliez faire ou ne pas faire, fichez le camp. Si votre destin est ici, vous reviendrez, comme moi. Mais d’abord… partez. J’ai presque envie de vous dire que si je devais vous revoir dans les prochains jours, je vous casserais la figure. Et croyez-moi, je vous trouverais facilement, même si vous changiez d’hôtel. Mais je dois vous laisser libre, même de rester. »
Malinowski se frotte l’avant-bras, grimace.
« C’est en regardant mon plan que j’ai pensé code. Vous avez certainement raison. Il n’y a rien du tout à déchiffrer, sauf des illusions. Celles qui font ce que nous sommes, si je dois vous suivre. Déserter pour se retrouver ici, alors, quelle ironie !
— Ou quelle fatalité. Tomber d’une insignifiance dans une autre, n’est-ce pas tout naturel, logique ? N’empêche, on peut toujours briser le sort. À moins d’avoir comme moi bu le philtre maléfique jusqu’à ce qu’il ait remplacé le sang. »
Amusé, cette fois, Streicher. Il lève son verre comme pour porter un toast au vide, et le repose sans y avoir trempé ses lèvres.
« Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? demande-t-il alors.
— Ce que je cherchais ?
— Ne faites pas l’enfant. Le parc, le jardin. Vous avez passé vos journées à ça.
— Non. Les places ne manquent pas, mais je n’ai pas vu l’ébauche même d’un square. Ils n’ont pas l’air d’avoir besoin d’un peu de verdure.
— Mais il y a un parc. Et assez vaste. Seulement, il est un peu éloigné et rien ne l’indique. Vous ne l’avez pas trouvé ? Tant mieux. Autrefois, un confrère m’avait dit : “ Déserteur, pour toi ce labyrinthe recèle un paradis mortel ”. Je n’avais pas compris sa phrase. Avant de découvrir que ceux qui ont le malheur de l’avoir déniché sont ceux qui ne repartent jamais.
— Vous plaisantez.
— Même pas. C’est tout bêtement un fait. Un de ceux que je ne cherche même plus à comprendre et que j’admets avec juste un haussement d’épaules. Preuve que je suis sur une bien mauvaise pente. » Streicher pianote distraitement sur la table, puis se carre dans le siège en croisant les bras. « Vous vouliez me poser encore une autre question. Pourquoi le carnet, hein ? Vous l’avez compris, sinon nous ne serions pas ici. Désormais, il faut bien que quelqu’un me remplace. Et sinon, pourquoi vous ? Le choix était réduit. Mais vos compétences… ma foi elles auraient parlé pour vous, de toute façon.
— Je dois en conclure que je n’étais pas le seul fuyard en ville.
— Désormais si. Vous étiez trois, arrivés presque le même jour, une véritable épidémie. Mais les deux autres sont morts. Le premier, un accident idiot. L’autre s’est suicidé. Il a mis moins d’une semaine avant de comprendre qu’il n’irait plus nulle part. Il s’était persuadé qu’il avait fait fausse route depuis des années, que son existence n’avait jamais rien valu. Je n’ai rien pu faire. Il était dépressif depuis longtemps, et ici, ça ne pardonne jamais.
— Alors, ce devait être moi », murmure Malinowski en considérant l’or triste du liquide dans son verre qu’il écarte légèrement, pour le saisir un instant plus tard et le vider d’un trait.
Streicher se tait. Il ne rajoutera rien, ne tentera de l’infléchir ni dans un sens ni dans l’autre. Le sort de Malinowski est désormais entre ses seules mains, il n’est pas assez sûr d’avoir pris sa décision, mais il n’a peut-être plus le temps de tergiverser. Le train part dans une heure. Il va falloir se mettre en chemin.
Debouts. Il ne s’est pas rendu compte qu’ils s’étaient levés, découvre que c’est sans doute la dernière fois qu’ils se diront au revoir, du moins de cette façon.
« Je vous écrirai. Dans deux ou trois jours.
— Envoyez-moi une carte postale. J’aime surtout quand elles sont bien mièvres. »
Et rien d’autre. Ils se serrent la main, assez longuement, puis Streicher tourne soudain les talons, s’éloigne presque avec précipitation. Alors, ça devait se passer comme ça ? Oui. Très bien, alors. Il frémit légèrement – tout de même, quels curieux adieux –, puis remonte une dernière fois dans sa chambre dont une dernière fois il va humer l’atmosphère aigre avant d’en refermer la porte.
*
Voilà : une gare qu’il ne reconnaît pas, des couloirs et des signalisations incompréhensibles, mais il a réussi à s’en sortir, et à trouver un grand hall donnant sur les voies – à peine une dizaine. Il soupire en apercevant le long serpent anthracite qui l’emportera. Soulagé, Witold ? Oui, soulagé. Vraiment ? Pas si sûr, mais il s’en moque. Reprendre le cours de sa fuite, voilà ce qui compte, une fuite qui n’aura pas de fin estime-t-il, même en prenant la place de Streicher. Ce sera un nouveau travail d’un nouveau genre, mais qui le mènera d’ici à là puis plus loin encore, alors malgré tout sa vie sera une succession de dérobades, masquées par un but factice. Se démener pour que les agents qui décrochent sans prévenir ne finissent pas en errants désespérés, quelle plaisanterie, dans le fond.
Autour de lui, pour quelques minutes encore : les couleurs ou leur absence, l’apathie des gens. Est-ce que tout le pays peut aussi être en noir et blanc, terne et vieillot ? Il tire vers lui la porte du wagon, mais au lieu de grimper sur le marchepied s’éloigne un peu et pose sa valise avant d’allumer une cigarette. Streicher va être seul. Il ne devrait pas le laisser. Pourquoi ne pas l’assister ici même, jusqu’à ce qu’à son tour il soit englouti par la cité ? Car au fond, n’a-t-il pas envie de rester, de finir par s’effacer lui aussi ? Disparaître pour de bon, c’était ton souhait, Witold. Alors ? Il regarde autour de lui. Cligne des yeux durant quelques instants. Fait craquer les articulations de sa main droite.
Il y a peu de voyageurs. Il ne s’étonne pas, d’ailleurs tous ont l’air d’étrangers qui s’en retournent chez eux, avec dans le visage une impatience inquiète. Peut-être le train se remplira-t-il plus tard, après la frontière. Et c’est aussi une gare où, d’une certaine façon, règne tant le silence, que c’en est étourdissant. Il sourit. Ici, là-bas. Entre partir et rester, il faudrait peut-être jouer à pile ou face pour forcer une décision.
Il a empoigné sa valise, s’est redressé. Un haut-parleur annonce sans doute le départ imminent du train. Appel encore répété deux fois. Des gens se hâtent. Pile ou face ? Après tout… Une main dans la poche se saisit d’une pièce de monnaie, extirpée et regardée furtivement. Très bien, donc : elle a fait son choix. Il lui obéira, quoi qu’il advienne. Mais il demeure immobile et durant encore quelques instants regarde fixement la porte du wagon qui désormais pourrait bien se refermer d’un seul coup, avant de faire un premier pas.
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