Convergences

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Le bout de rocher qui se détache et moi qui glisse, n’essaie surtout pas de me rattraper mais qu’importe, une arrête de basalte déchire la jambe de ma combinaison sans presque faire de bruit – et je pense aussitôt à ces sept syllabes définitives : Respect des procédures. Mes premiers mots lâchés. Aucune hésitation, ils s’imposent lorsque Sang-Min se penche sur moi, à la fois inquiet et irrité. Je les savoure. C’est un peu étrange de ressentir les choses comme ça, mais en les prononçant j’ai une délicieuse bouffée de bonheur.

Il a rappliqué presque en courant, pour être sûr que ce n’était pas aussi grave qu’il l’avait cru. Je n’ai qu’à lui montrer que du mollet à la cuisse les deux couches principales n’ont pas résisté, et que la troisième a réussi à se déchirer sur quelques centimètres. Et comme je saigne un peu juste au-dessus du genou, c’est très suffisant pour asséner un strict et définitif rappel au règlement. À trois jours du retour ça la fout mal, tant pis. Moi j’en jubilerais presque. Il faut que je le cache, qu’ils ne devinent pas que je suis ravi de ma mésaventure – même dans l’hypothèse improbable où elle pourrait me coûter la vie.

On palabre. Prévenir le camp. Avertir le vaisseau. Déployer d’inutiles moyens pour me venir en aide. On va sortir un caisson médical dans lequel je serai confiné, examiné, analysé, surveillé, mais je n’ai pas envie de ça, vraiment pas. Pour une bonne raison : ça ne servira à rien. Autant envisager tout de suite une autre option. Et les y contraindre, s’ils daignent enfin m’écouter un peu.

Natalia s’est approchée et me considère avec méfiance.

« Il reste trois heures de marche. Tu veux qu’on vienne te récupérer ? »

Question rhétorique, je réponds adéquatement par la négative. Sortir l’aéroglisseur rien que pour ça, la belle affaire. On me trimballerait durant quelques minutes, pour passer ensuite une journée à le décontaminer de fond en comble. Inutile perte de temps alors qu’on est sur le point de plier bagage.

« Je tiens encore sur mes jambes. » Et de lui sourire mou au travers du casque en ajoutant : « Mais on devrait repartir en faisant un détour. Le terrain n’est pas sûr. »

Elle hoche la tête. Sang-Min hoche la tête. Ils ne bronchent pas, et on prend le chemin du retour en évitant les éboulis de lave. Je n’ai pas trop mal. Juste assez pour ne pas oublier que les prochaines heures vont être pénibles. Quoique je ne sache pas encore exactement pour qui.

*

Aimer la nuit tombante, ça t’a pris quand ? À huit ou dix ans, quelque chose comme ça. Tu aurais pu imaginer un ciel pareil ? L’améthyste qui embrasse l’émeraude soir après soir, ces nuages au pourpre d’incendie roulant le long des crépuscules interrompus par les étoiles qui, sans prévenir, font éclater leurs bouquets. Planète de rêve pour les poètes à la gomme. Tu es dans ton élément. Les ternes soirées de la Terre sont à des parsecs d’ici, oublie-les, qui n’avaient rien de mieux à offrir que l’espoir de mondes vierges jamais encore assaillis de pollutions. Parce qu’inhabités. Comme celui-ci. Foulé pourtant par bien des pieds. Et pas seulement des pieds humains. Mais ça, tu t’es bien gardé d’en parler. Un secret pour toi seul.

*

« C’est de ma faute, vient geindre Sang-Min au bout d’un moment. Je n’aurais pas dû te demander de passer par là.

— Est-ce que j’ai refusé ? Alors, ne te fais pas de souci. C’est de ma responsabilité de savoir où je pose mes pattes. Si tout n’était pas enregistré, je dirais bien aux autres que j’ai voulu prendre un raccourci de ma propre initiative. Dommage, hein ? »

Grimace en retour. Mon cochon, le fond de ma pensée c’est que tu n’as pas tout à fait volé quelques petites emmerdes. Depuis le temps que tu te la joues chef d’expédition…

Il s’immobilise.

« Écoute, j’ai pensé à quelque chose. Ça devrait être jouable. »

Moi aussi, je réfléchis. Je sais exactement ce dont j’aurai besoin, ça leur fera du lest en moins. Impossible qu’on me refuse le matériel que je demanderai. D’abord, je suis très raisonnable, ensuite le gain énergétique pour le retour est tout à fait conséquent. Et si quelqu’un veut s’inquiéter du point de vue comptable, je pourrai le rassurer : financièrement parlant, il n’y aura aucune perte.

Je l’écoute. À peu de choses près, nous en sommes arrivés aux mêmes conclusions. Mais les siennes le poussent vers des horizons lyriques inattendus et lorsque je vois vraiment où il veut en venir, je ne peux pas m’empêcher de me raidir. C’est aussi à ce moment que je m’aperçois qu’il avait réglé nos radios sur privé, et je lève le bras pour l’interrompre.

« Tu le regretterais. »

Un haussement d’épaules. Est-ce qu’il a compris que ma réponse avait peut-être au moins un double sens ?

*

Tous les relevés, toutes les analyses, montrent que cette planète est illogique. Paradoxale. Une incohérence. On a cherché à l’examiner sous toutes les coutures, avec les insuffisants moyens du bord. Nous n’étions pas assez nombreux pour déchiffrer l’énigme. Une équipe de quinze scientifiques sur place pour trois mois, alors qu’il aurait fallu être mille, ou rester des années. Les équipements ont toujours été limités pour une primo-exploration. Jusqu’à présent, jamais une seule seconde mission n’a été montée.

Ce monde est un schéma. Un brouillon. Tout y est simplifié, sauf la météo. Une pincée d’archétypes géologiques. Une biodiversité remarquablement pauvre et uniforme, jusqu’à preuve du contraire dépourvue de tout agent pathogène. L’ébauche, réduite à l’essentiel pour fonctionner, pose beaucoup trop de questions, écorne les certitudes.

*

Aux abords du camp je m’assois sur un rocher, déplie la tablette, griffonne la liste préliminaire des besoins. Les autres ont pénétré sous le dôme, ils vont passer une heure à la désinfection, j’ai tout mon temps. À condition de couper la radio durant un moment. En tant que directeur de mission, le colonel Arseniev m’a appelé plusieurs fois sur le chemin, évoquant les désagréments d’un retard sur le programme, les dangers que je faisais courir à tous, l’incompétence de Sang-Min, la paperasserie inutile que l’incident entraînait. Aucune mention de quelque risque sanitaire auquel j’aurais été exposé, les rares microbes du coin ayant été décrétés a priori inoffensifs. Il est resté muet quand j’ai répondu sèchement, avant de couper :

« Vous me fatiguez. Je reste. Il me faudra juste de quoi survivre. »

Au fond, on n’a jamais prévu le cas. Une expédition fructueuse doit être suivie d’une seconde mission plus poussée, plus longue. Si et seulement si le Comité donne son approbation, après un triple examen des résultats collectés et une dose massive de débats contradictoires. Jusqu’à présent, il a toujours jugé bon d’archiver les comptes-rendus et de s’en tenir là. Il faudra argumenter sur deux fronts. Légitimer un second voyage parce que cette planète offre toutes les caractéristiques requises, et accessoirement parce qu’il y a un abruti à ramener. J’avoue m’attendre plutôt à de l’indifférence polie devant la demande d’une expédition de secours. Heureusement, il y a le reste.

*

L’anomalie a eu trois sursauts hier. Les capteurs ont tous été brouillés sur une centaine de kilomètres tout autour, j’ai aussi compté une douzaine d’émissions radio sur toute la journée. C’est bon signe. Il va falloir que je parle de tout ça à Sang-Min. Il n’y a personne d’autre à qui je pourrais faire assez confiance. Sûr qu’il le prendra mal, malgré tout. Depuis le temps qu’on se fait la gueule pour des bêtises, autant lui donner un motif sérieux.

L’astronef était côté nocturne, alors. Protégé d’une éruption stellaire détectée la veille. Qu’on avait incriminé pour les défaillances constatées ici. Ce n’étaient pas les botanistes, les zoologues ou les géologues qui allaient remarquer quoi que ce soit de bizarre. Mais un linguiste en manque d’activité, ça cherche toujours à s’occuper. Ma foi, j’aurais peut-être mieux fait de m’offrir quelques siestes durant la mission, je n’en serais pas là.

*

Je rêvasse, fais tourner les souvenirs.

Sang-Min était venu me trouver dans ma cabine. J’étais sur le point de me glisser sous le drap, ressassant le programme du lendemain. Inventaire des vivres à emporter. Du matériel scientifique. De l’outillage essentiel. On descendrait une autre navette pour compléter l’installation, il fallait juste le strict nécessaire pour monter le camp. Armes. J’allais oublier. Deux mois d’observation orbitale et de survols par des drones infatigables n’avaient pourtant pas révélé de dangers manifestes. De leur côté, les sondes dispersées avaient prouvé l’innocuité des micro-organismes. En théorie : les promenades se feraient malgré tout en combinaison fermée.

« Je voudrais que tu descendes avec nous. »

Le regard surpris que je lui avais adressé avait été accueilli par un sourire et une esquisse de caresse sur la joue. J’avais fait celui qui reste indifférent.

« Je croyais l’équipe au complet, et la présence d’un linguiste ne se justifie pas », devais-je avancer.

Nul besoin de rappeler que dans toutes les missions, ces derniers n’ont jamais été que bouches inutiles, et qu’on les a toujours réduits à s’occuper de plomberie ou de cuisine. Même en cas de contact, pas sûr que notre discipline se montre à la hauteur. Mais c’est un avis très personnel.

« J’ai besoin d’un deuxième pour la maintenance. Tu sais y faire. »

Et pour les tendresses furtives. Manque de bol, ce gars-là était plutôt à mon goût, et je ne lui avais jamais résisté.

J’étais assis sur le lit, lui accroupi devant moi, plongeant ses yeux dans les miens pour me faire comprendre qu’il ne voulait pas que je l’accompagne à cause de mes compétences en resserrages de boulons. Peut-être même pas seulement pour mes talents de masseur.

« J’y réfléchirai demain. »

Manière de dire qu’il fallait que je dorme avant de prendre une décision.

« Parfait. Je te réserve une place. »

Et de me prendre dans ses bras, à sa façon malhabile et tendre. J’avais fini par l’inviter à passer la nuit avec moi. Après tout, on risquait de ne pas se revoir avant un bon trimestre.

*

Lever d’Alpha. Qu’on ne se soit pas préoccupé de baptiser sérieusement les satellites naturels ôte une part du charme des explorations. La planète 21360711/017/t0 détectée, on s’empresse d’y expédier une mission. Laquelle ne prend même pas la peine de jeter plus qu’un œil aux deux lunes qui l’accompagnent. Pas le temps. Dommage.

Bêta est un petit champ de tir. À croire que tous les astéroïdes du système n’ont qu’une envie, venir s’y fracasser. Alpha, en revanche, est un globe presque sans défaut, recouvert d’une poussière jaunâtre. Est-ce qu’on s’est interrogé sur la quasi totale absence de cratères d’impacts ? Presque pas – on verrait plus tard. Conclusion bientôt adoptée par confort, dénuée de preuves : l’une ou l’autre des lunes a nécessairement été capturée.

On ne m’a jamais demandé mon avis, mais je crois que ce n’est pas tout à fait exact.

*

Natalia. Sur l’écran, elle est aimable comme dans ces vieux films où un membre du KGB vient de découvrir qu’il est surveillé par son voisin de palier.

« Arseniev recule le départ d’une journée. Il ne t’accordera pas plus. » Je souris. C’est donc qu’il s’est fait à l’idée. « Je t’envoie la liste des matériels octroyés. La documentation nécessaire suivra, ajoute-t-elle sur un ton radouci, avant de conclure par un hésitant : Bonne chance. »

Je mets du temps à réagir en voyant le tableau s’afficher.

« C’est les soldes, ou quoi ? Je n’ai jamais demandé tout ça ! »

Sang-Min s’empresse de répondre.

« Te sont mis à disposition les outils minimaux pour procéder à des recherches. Arseniev table sur la faible possibilité d’émoustiller assez le Comité pour qu’une mission de sauvetage intervenant avant cinq ans soit montée. Il estime donc qu’il faut rentabiliser ta robinsonnade et t’occuper le plus possible. Au pire, il fera expédier un module de récupération, ce serait l’occasion de voir si ça fonctionne en conditions réelles.

— Pas besoin qu’il y ait du matériel pour trois, quand même.

— Il pense aux pannes. Et que tu ne seras pas toujours capable de réparer.

— Avec deux assistants Servus 8, je devrais m’en sortir.

— Ah, il demande aussi si tu veux tes fichus vieux bouquins. »

Soupir.

« Écoute, le plus simple est de vider ma cabine et de tout m’expédier sans vous poser de questions idiotes. »

Il rit, doucement, de la même façon qu’il m’ébouriffe les cheveux pour se montrer affectueux.

« Au fait, conclut-il sur un ton joyeux, pour gagner du temps on pense qu’on va t’abandonner tout le camp. Ça évitera de devoir le démonter pour la ramener sur l’Invincible. Sans compter qu’on économiserait le temps de nettoyage et de stérilisation. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Il a déconnecté avant que j’aie eu le temps de répondre : comme villa isolée en pleine brousse, on ne saurait pas rêver mieux. Il ne manque qu’une piscine.

*

Les signaux semblent émis de cinq balises que je crois avoir réussi à localiser : une à chaque pôle, les autres réparties sur l’équateur. Chaque émission dure à peine une milliseconde. J’aurais besoin de décomposer les transmissions, la puissance et la fréquence sont des informations insuffisantes, mais je n’ai pas les moyens de les analyser. L’Invincible possède les instruments adéquats, naturellement je n’ai jamais pu leur évoquer mes… fantasmes.

Et il y a ça : Section III, Article 7. « En cas de suspicion de présence d’une exo-intelligence, la mission doit être interrompue, un retour anticipé effectué, l’équipage affecté à un croiseur de classe Nemrod, auprès d’un personnel militaire préparé en conséquence, qui se rendra immédiatement sur le site et prendra toutes mesures appropriées. » En gros, avant de dire bonjour, sortez vos flingues. Il fallait bien un politicien pour sortir une clause aussi pourrie.

Je me contenterai de saluer en agitant des mains vides. Il faudra que je prépare mon propre cycle d’appels, pour qu’ils nous localisent. Décidément, il va falloir que je parle de tout ça à Sang-Min. Quand je serai sûr que l’Invincible est hors de portée. Et un jour où il sera spécialement de bon poil.

*

Les ombres s’étirent. Quand le soleil est bas sur l’horizon, le ciel prend des teintes sombres qui accentuent les contrastes. C’est l’heure où la végétation s’éveille, les buissons se redressent et déploient des tiges surchargées de fleurs multicolores. Quelques espèces de petits rongeurs craintifs viennent les grignoter. Par ici, on n’a pas droit à mieux, il faut descendre plus près des tropiques pour découvrir une flore plus diversifiée – à peine une pincée de variétés supplémentaire, pour être exact.

Sang-Min coche des cases sur un formulaire, appose sa griffe sur l’emplacement prévu, classe une copie jaune dans le dossier jaune, envoie une copie rose au chargé des comptes de mission, puis l’exemplaire bleu m’est remis avec cérémonie, s’affichant sur ma tablette avec la mention Urgent. Les vieux temps du papier ont laissé quelques traces.

Il n’y aura pas mieux, je m’en contenterai. Arseniev s’est pour sa part épargné une séance d’adieux en me fournissant une centaine de pages d’instructions bâclées, recopiées depuis le Code d’exploration spatiale (19e édition révisée, mars 2097), assortie d’un réquisitoire peu amène contre les linguistes, suggérant l’espoir qu’on puisse un jour se dispenser d’embarquer ces poids morts.

Natalia est adossée à la navette, bras croisés, renfrognée. Elle m’en veut de pouvoir rester alors qu’elle va devoir ramener à peine quelques échantillons d’une flore misérable. N’empêche, elle a tenu à être là pour ces derniers instants solennels. Mais ils s’étirent et on l’a rappelée à l’ordre : remontée dans un quart d’heure maximum. Les deux retardataires et l’emmerdeur de service sont priés d’abréger les formalités.

« J’en ai pour cinq minutes, je reviens tout de suite. Un truc à vérifier. »

Sang-Min n’attend pas qu’on accuse réception ou qu’on tente de le dissuader de s’éloigner. J’ai le pressentiment d’un coup fourré. Qu’il va aller activer une poignée de mouchards qui enregistreront toutes mes activités durant les mois à venir. Ou qu’il va se rendre compte qu’on aura oublié de me laisser assez de vivres pour tenir jusqu’à ce que je sois autonome. Et qu’on va me demander de remonter, que ça me plaise ou non.

C’est quand il revient que je comprends. Il n’avait plus abordé la question, bêtement j’avais cru qu’il s’était ravisé depuis notre première discussion au sujet de mon exil volontaire. L’absence du casque sur sa tête prouve le contraire. Et sans se presser, il se débarrasse du scaphandre léger, pièce après pièce. Gants. Manches. D’un geste précis, il enlève le haut et se retrouve torse nu sous les hurlements de Natalia.

Elle a d’emblée basculé en mode alerte hystérique, une centaine de personnes est donc tout à fait au courant de ce qui se passe ici. Le déshabillage de Sang-Min en direct sur pas mal d’écrans doit captiver : non seulement c’est de l’inédit, alors qu’on croyait que j’avais déjà fait assez fort dans le genre, mais quoique plutôt mince il est diablement bien foutu, et ces dames doivent se délecter. Il a surtout des épaules magnifiques. Enfin c’est mon avis, et bientôt je dois constater que ses cuisses cuivrées sont aussi plutôt chouettes sous la lumière rasante d’un soleil couchant. Avant de me rendre compte qu’en fait, il se promène désormais complètement à poil.

*

Nuit, encore l’occasion de gribouiller sur ces feuillets qui me tiennent lieu de journal où j’omets systématiquement de porter les dates. Il faudra clarifier la chronologie, lorsque j’en aurai le temps.

Le ciel, ici, est un déluge d’étoiles. On n’aurait aucun mal à tracer des contours de constellations. Ici, le Lézard. Les deux Cloches. L’Érable. Je me suis amusé comme un fou à trouver des noms. La Sirène. Le Tigre. Le Clown. Et celle qui apparaît à peine au-dessus de l’horizon, vers le sud : L’Orgie. Ma foi, on dirait vraiment un enchevêtrement de corps alanguis.

Sang-Min est tombé sur mes notes. Hier, je me suis endormi après les avoir consultées, bien entendu j’avais oublié de les ranger. Il n’y a pas de hasard. Lorsqu’il est venu me réveiller, elles traînaient par terre. Il s’est contenté de les ramasser, son œil a glissé dessus, il était trop tard.

Nous nous sommes partagés la reconnaissance des balises. On oubliera pour le moment celles des pôles. Deux chacun, c’est déjà nettement suffisant. De belles balades en perspective, chacun son tour. Je n’aime pas piloter les moustiques. Ce sont des engins maniables, mais pas assez stables. Parcourir des milliers de kilomètres dans leur petit habitacle n’est pas une perspective qui me fait frémir de joie. J’aurais préféré – est-ce bête ! – une longue expédition à pied. Avec le risque de tomber sur un bestiau pas répertorié doté de crocs. Même si je n’y crois pas : la maigre faune semble unanimement adepte du broutage.

*

Un sillage qui s’évapore dans le ciel. Natalia a filé sans demander son reste, après une bordée d’injures choisies. Arseniev, de son ton le plus sévère, a tenté un appel au calme qui n’a servi à rien. Au moment où elle refermait la porte du sas, je me suis dévêtu à mon tour. Acte de solidarité et besoin de confort. Je parie qu’ils feront un rapport sur tout ça. Nous allons rentrer dans les annales.

« Nous voilà peinards pour un bon moment, balance Sang-Min en se frottant le nombril.

— Cinq ans. Minimum. Est-ce qu’on va réussir à se supporter ? Tu ne vas pas regretter ta connerie ? »

Rire. Ce n’est pas sûr, mais lui et moi savons très bien quand il faut prendre le large pour éviter que les tensions explosent. Nous avons toute une planète pour nous. C’est pratique.

En tout cas pour l’instant. Lorsque j’aurai programmé des émissions pour entrer en contact, je suis certain qu’ils ne traîneront pas. Nous sommes chez eux, intrus sur une planète qu’ils ont façonnée. Peut-être qu’ils nous ont observés, toutes ces semaines, attendant que nous fichions le camp pour revenir. Seront-ils enchantés de découvrir qu’ils doivent composer avec la présence de deux naturistes ?

*

Trois lueurs sont apparues au zénith. Sur une trajectoire parallèle, elles ont glissé vers l’occident, sont réapparues à l’est précisément quatre-vingt-sept minutes plus tard. Après qu’elles ont effectué cinq passages, Sang-Min m’a pris par la main. « Orbite basse. La même que celle de l’Invincible les derniers temps. J’ai fait des photos, si tu veux savoir à quoi ressemblent leurs vaisseaux. »

Aux nôtres. La ressemblance est troublante, les mêmes icosaèdres des générateurs Kreuzfeld dépassent sur les côtés, mais qu’est-ce que ça a d’étonnant ? Pour court-circuiter l’espace-temps, il ne doit pas y avoir plusieurs méthodes. Leurs appareils sont cependant plus gracieux, arborent des courbes plus douces.

Il n’y a donc plus qu’à attendre. Nous avons troqué notre laisser-aller vestimentaire contre le port de la peu seyante tenue réglementaire. En tant qu’ambassadeurs désignés d’office, il serait indélicat de nous présenter en slip – ou pire.

Sang-Min me demande comment j’ai deviné. Comment j’ai su. Il y a eu les perturbations radio. Mais avant ? Des traces de pas dans une couche de marne ancienne d’au plus un siècle ou deux, au bord d’une rivière, protégée par des sédiments sableux. J’aidais les géologues lorsqu’un coup de pelle m’a fait découvrir les premières empreintes. L’orage menaçait, il risquait d’être féroce, on nous a fait battre en retraite sans attendre. Et je n’ai rien dit.

Si nous étions retournés là-bas, je les leur aurais peut-être montrés. Mais le site a été abandonné. On avait trouvé plus enthousiasmant. Je les ai laissés à leur joie, j’ai gardé la mienne secrète. C’était idiot. Mais on me tenait à l’écart, aussi. J’étais amer, je tenais une manière de revanche, j’en ai profité.

*

Me voilà avec cinq ans de boulot devant moi, un boulet sexy dans les pattes, l’ambition d’apprendre à piloter correctement un moustique avant l’hiver, la certitude d’avoir de longues leçons de coréen, et pour commencer il va falloir savoir lequel des deux fait mieux la cuisine. Comme disait ma mère, ce genre de question est déjà le début de la procédure de divorce. Peu importe.

Une couverture est étalée, nous sommes allongés, Sang-Min a posé sa tête sur mon ventre, elle ne pèse pas trop, les doigts de nos mains droites s’effleurent doucement et nous regardons les étoiles.

Bientôt il lève le bras.

« Nébuleuse de la Salamandre, murmure-t-il. Chouette comme nom, tu ne trouves pas ?

— C’est toujours mieux qu’un numéro de catalogue. Et tu as raison, c’est une salamandre.

— Là-bas, il y a une rangée de hérons.

— Comme tu voudras.

— Je t’aime.

— Comme tu voudras.

— Imbécile ! »

Il rit, mais il est sérieux. Pas moi. Je pourrais répondre les mêmes mots qui ont fini par s’imposer au fil des mois. Mais je n’oserai pas. Plus tard. Il faut encore me laisser du temps.

« Tiens, et celle-là ? »

Je prolonge le jeu, pour éliminer tout sujet embarrassant. Il hésite, s’assied, secoue la tête, me sourit. Avec tous ces astres au-dessus de nous, ça fait presque comme un clair de lune, une lueur argentée nimbe tout, auréole sa masse de cheveux noirs.

« Le Nid de Corbeaux. »

Je désigne la direction dans laquelle est partie la navette de Natalia, et son petit losange d’étoiles trop bleues.

« L’Issue de Secours. »

Il éclate de rire, se souvenant du visage crispé, des yeux presque exorbités qu’elle avait eus en découvrant qu’il avait les bijoux en exposition, et du cri strident qu’elle avait poussé.

Il se penche pour m’embrasser par surprise. Je me laisse faire. J’en redemande. Forcément, je suis obligé d’aller discrètement éteindre la balise radio que j’ai laissée émettre pour leur indiquer où nous trouver, s’ils ne le savent pas déjà. Les uns et les autres avons tout notre temps. Et s’ils avaient dans l’idée de nous tomber dessus sans attendre, j’espère qu’ils comprendront le message : Prière de ne pas déranger. Et surtout pas avant que j’aie révélé mon secret à Sang-Min. Je retourne m’étendre près de lui, cherche quelques instants dans le ciel quelque éclat mouvant qui viendrait me contrarier. Rien : j’en soupire d’aise. Et alors, très doucement, débute notre vraie première nuit.

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