Hauts les coeurs !
Le père de Paul rentrait chez lui. Décidément, il s’en souviendrait de cette journée ! D’abord, son fils lui annonçait avoir été capable de moduler le temps. Tout bon barbare lui aurait dit de se taire, ou l’aurait fait taire d’une paire de claques... Mais lui, il s’était contenté de lui dire de baisser la voix et montrer son étonnement.
Sa propre réaction le troublait profondément, en fait. Il se sentait infiniment barbare, fier de sa culture du travail et de son respect des règles ; mais dans le même temps il aimait profondément sa famille et il ne voulait pas risquer de la perdre.
D’autre part, il soupçonnait déjà chez son fils ce pouvoir : quand celui-ci était encore enfant, il avait cru percevoir une première manifestation de ce don. L’amitié qu’il avait pour Jean, cet enfant si différent, montrait de plus une certaine inclination aux moeurs civilisés.
Et puis, il avait l’intime conviction que son fils était voué à une destiné hors du commun dont les enjeux le dépassait, lui simple barbare…
Ces pensées insolites s’effacèrent, laissant place au second évènement de la journée : la guerre. Les affrontements entre barbares et civilisés ne cessaient jamais vraiment, mais ils se limitaient le plus souvent à des batailles isolées et cantonnées à une ou deux villes barbares. Il fallait remonter plus de dix-sept ans en arrière pour trouver la dernière guerre « totale », dont les pertes avaient été considérables autant côtés barbare que civilisé. Dix-sept ans, c’était aussi l’âge de son fils, pensait le père de Paul. Sans pouvoir s’y opposer, pensées de guerre et de son fils s’associèrent : il remarquait que cette fois, son fils serait en âge de porter les armes… il avait redouté ce moment depuis la naissance de Paul, car faire la guerre était presque une tradition barbare, un passage obligé vers l’âge adulte, mais tant de jeunes y avaient perdu la vie.
L’idée que son fils unique puisse mourir sur le champ de bataille... cela l’horrifiait. Il était fort et brave oui, mais avait en plus une grande valeur intellectuelle, si rare chez les barbares. Et pouvoir moduler le temps, le prendrait-on pour un espion des civilisés si cela venait à se faire savoir ? Traiter de civilisé un barbare en temps de guerre était presque synonyme de condamnation à mort !
Dans son esprit embrouillé, les pensées ne cessaient d’apparaitre dans une confusion chaotique. Il remarquait notamment que la guerre qui se préparait avait été décidée par le Roi des Barbares, qui pourtant jusque-là se tenait loin des affaires de son Peuple. Il lui vint une pensée qui l’amusait : dans le royaume, il régnait jusqu’à lors une sorte d’anarchie ; au delà de l’organisation des villes, il n’y avait jusqu’à maintenant eu peu de décisions communes. « Oui, c’est ça ! » se dit-il, c’était la première décision prise par le Roi depuis dix-sept ans ! Il avait le pressentiment que la guerre imminente serait d’une intensité et d’un déchainement de violence inédit.
Arrivant enfin chez lui, le flot de pensées s’atténua tandis qu’il décidait de ce qu’il dirait à sa femme et à Paul, à propos de la guerre qui s’annonçait…
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