La Marche
Le soleil ne s’était pas encore levé mais Paul et son père marchaient déjà depuis quelques heures. Cela faisaient plusieurs jours qu’ils avaient quittés leur maison, mais Paul était toujours autant fasciné par le spectacle du soleil naissant. Il ne pouvait s’empêcher de se retourner pour voir au dessus des autres barbares cet évènement pur et grandiose. Ça y est ! Le noir obscur du ciel cédait au bleu profond du jour, et partant de l’Est, on verrait bientôt la lumière vaincre l’obscurité.
Le ciel tirait de plus en plus vers le bleu, s’éclaircissant à mesure que le regard descendait à l’horizon. Sans que l’on puisse saisir le passage de la nuit au jour, on voyait poindre dans le ciel des rayons violets majestueux. Annonciateurs d’une renaissance solaire, venaient s’ajouter à cette symphonie de tout petits éclats rouges et orange. Bientôt, de toutes ces teintes naissait le jaune, couleur solaire et flamboyante. Les rayons emplissaient tout le ciel visible, et enfin on voyait poindre une masse énorme et grandiose : le Soleil, cette force jupitérienne, venait trôner dans le ciel des barbares. Il réchauffait leurs coeurs et leurs âmes, en souverain miséricordieux.
Paul restait sidéré par tant de beauté et de puissance. Pendant ces instants magiques, il oubliait même vers où il marchait…
Depuis leur départ, ils étaient passés dans de nombreuses villes qui chacune donnaient leurs offrandes de guerriers. La guerre vorace acceptait tous ces dons avec délectation. Le Roi, lui, bénissait à chaque fois ces hordes barbares. Parti de l’Est, la marche se poursuivrait jusqu’à l’Ouest, où l’immense citadelle civilisée les attendait : le Soleil en se couchant leur indiquait la fin de ce pèlerinage…
Les barbares aimaient ainsi s’appeler les Hommes du Levant, et nommer les civilisés Hommes du Couchant. Un poème circulait entre les soldats :
Hommes du Couchant
Craignez le Soleil levant
Il est votre fin
Celui-ci était le plus respectueux que Paul avait entendu au sujet des civilisés…
À mesure qu’ils approchaient de la cité, les barbares devenaient de plus en plus agressifs ; ne se limitant plus qu’aux mots. Chaque fois que Paul essayait de communiquer avec d’autres jeunes barbares, ils écourtaient sèchement la conversation : ainsi, la cohorte toute entière était au courant de ses facultés extraordinaires. Paul se demandait ce qu’il se passerait quand le Roi ou un de ses conseillers finirait par en être informé. Mais ce n’était en fait pas ce qui le préoccupait le plus : il pensait surtout à Jean, qui lui aussi devait subir les remarques des autres jeunes, étant cependant plus sensible que lui…
La marche se poursuivit sans pause ce matin, n’offrant aucun répit aux pieds engourdis des barbares. Paul ralentit son allure pour retrouver son ami Jean. Ce dernier avait au dessus de son oeil une grosse bosse, et ses bras étaient recouverts de bleus. Paul lui aussi souffrait d’hématomes : cette nuit, les deux amis avaient fait face à un incident d’une rare violence…
Paul ne réussissait pas à s’endormir. Il croyait entendre tout autour de sa tente des bruits de pas et de rires. Jean dans la même tente dormait profondément, laissant implicitement la garde à son ami. Les rires s’étaient arrêtés, mais bientôt des chuchotements semblaient les avoir remplacés. Soudain, Paul sentit qu’ils n’étaient plus que deux dans la tente.
Un infime craquement des coutures, un bruit imperceptible de bouton qui s’ouvrait : On venait de pénétrer dans leur frêle demeure ! Paul sentait bien que la visite n’était pas amicale. Il devait agir vite pour ne pas se laisser tabasser cette nuit. Calmant sa respiration qui s'emballait, il s’éloigna de sa couche sans aucun bruit, et se profita de l’obscurité pour se tapir dans un coin.
Peur et détermination, ces deux sentiments contraires emplissaient son esprit. Ses poings étaient serrés, prêt à se battre avec hargne. Il vit alors trois ou quatre ombres pénétrer dans sa tente. Ils ne semblaient pas armés, si ce n’est qu’ils avaient des mains à la force de sécateurs et des poings comme des massues… Paul était prêt à bondir dès qu’ils déclencheraient les hostilités. À pas feutrés ces barbares entourèrent les deux couches, éclairées à la lueur de la Lune. Paul savait que dès qu’ils remarqueraient qu’il était hors de sa couche, il devrait bondir et se battre !
L’instant fatidique se produisit : l’un des jeunes leva haut son poing, et l’abattu comme une masse sur la couche vide où aurait dû se trouver la tête de Paul. Celui-ci bondit à la lumière dans un cris déchaîné et ses poins déferlèrent sur l’horrible barbare qui l’aurait assommé. C’était un embrasement de violence, ses mains devenaient des faux qui labourèrent ces crapules, répondant à la cruauté par la barbarie. Un ouragan se déchaîna dans la tente : Jean utilisait finalement ses mains pour frapper, et Paul se battait comme quatre.
Enfin, les brutes s’échappèrent, fuyant un déluge enflammé.
Ayant rejoué en pensées sa première bataille, Paul sentit poindre en lui un sentiment coupable : il s’en voulait de s’être abandonné à ce comportement d’une rare violence. N’était-ce pourtant pas le propre du barbare que de laisser exprimer sa force brutale sans retenue ? Peut-être, il ne savait qu’en penser. Il était écoeuré de cette dissonance : sa culture promouvait ce genre de comportements, tandis que son âme lui soufflait qu’il n’était pas saint d’être tant barbare…
Un appel puissant le sortit de ses pensées : « Soldat Paul ! » Ce dernier suivit du regard d’où venait cette injonction. Un émissaire du Roi : « Sa Majesté vous demande, suivez-moi ! »
Ainsi, la rumeur était remontée jusqu’au Roi. Paul suivit le cavalier, ne doutant plus que là où il s’arrêterait, sa vie aussi finirait. Résigné, il ne craignait ni la mort ni la nuit, et bénit en pensées le Soleil qu’il avait vu naître ce matin.
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