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A……
Voilà plus d’un an depuis la dernière fois qu’on s’est parlé. Pendant longtemps j’ai été déconcerté par notre silence. De mon côté je ne voyais pas ce que je pouvais ajouter à mes derniers mots ; peu à peu, j’ai assumé ce silence ; et même je l’ai revendiqué. C’est étonnant comme nos attitudes peuvent nous rattraper. Finalement, j’en suis venu à penser que ce silence était préférable, que tu avais un chemin à faire toute seule dans ses couloirs blancs.
Je ne songe à t’écrire que depuis quelques semaines. Non pas nécessairement pour rétablir le contact, mais pour approfondir les raisons qui nous ont séparés. Ce n’est pas grave si tu ne réponds pas. D’autres lettres seront tout de même à venir, et je ne crois pas monologuer tout à fait.
Ma décision de prendre la parole a une origine précise. Je ne sais pas comment te prévenir de ce qui va suivre, sois donc simplement avertie. Cette histoire est insensée, et le lien que je fais entre elle et la nôtre va sans doute te paraître aussi délirant que dérisoire, mais voilà des mois maintenant que je l’ai vécue. Même si je n’ai rien voulu, elle a eu le temps de me rattraper et de m’imposer ses vues.
Je passe tout de suite à l’histoire, j’en ai besoin pour parler de nous ensuite.
Ça remonte à janvier de l’année dernière. On venait d’échanger nos derniers messages quand j’ai vu pour la première fois un homme en ville. Le froid n’avait pas l’air de le déranger. Il était là, avec sa pancarte, sans trop bouger. Un homme tout à fait quelconque. Pantalon de costume sans allure, blouson marron foncé, chaussures de ville noires sans goût. Chauve sûrement sous ce bonnet qui lui collait trop bien à la tête. Un visage de banal quinquagénaire. Même ses yeux, dans lesquels maintenant je m'étonne de n'avoir rien pu voir, ne disaient rien. Tout ce qu’il y avait d’expressif, c’était ce point d’interrogation énorme tracé au marqueur sur son panneau qu’il brandissait comme un manifestant du dimanche.
Il se tenait plutôt en retrait de la trajectoire des passants, mais pas non plus complètement ; il avait l’air d’avoir des réserves, et en même temps ce côté un peu pressant, un peu insistant, avec le regard surtout même si celui-ci semblait vide. Il vous fixait, vous craignait et à la fois vous requérait, et tout cela sans énergie ; avec une sorte d’indécision, mais molle, qui le rendait invisible.
Je me souviens de la première impression qu’il m’a faite. Sur le coup je l’avais vite balayée en me disant que c’était juste un type un peu bizarre de plus, mais je me rappelle ce drôle d’effet miroir qu’il y a eu quand j’ai vu le point d’interrogation : pendant une fraction de seconde j’ai eu l’impression que le signe représentait justement la surprise que j’avais eu à le voir.
Je ne croyais pas si bien sentir. Mais le mot « surprise » n’est pas adéquat ; une interrogation, celle-ci du moins, n’est-ce pas plutôt comme un trou qui se creuse à l’intérieur de soi ? Ou même, qui nous transforme l’espace d’un instant en absence ? Tout à coup je ne pense plus rien, je ne suis plus personne, plus qu’un espace vacant qui peut seul accueillir le mystère. Et peut-être, quand je « reviens », un peu de cet inconnu reste comme un poisson pris dans la glace ou un insecte dans l’ambre.
J’ai continué à voir cet homme ensuite, dans des rues, sur des places différentes. Il gardait la même attitude, et je le remarquais à peine. J’ai réfléchi depuis à ce signe qu’il arborait, à cette forme. Ne dirait-on pas un cercle brisé dont on aurait recourbé sous lui une portion pour la pointer ? Une question signifierait alors l’interruption d’un cycle, mais pourquoi le point ? Aujourd’hui je suis bien placé pour savoir que cette première interrogation fut autant le début que la fin de quelque chose, aussi inconfortable soit-il. L’inconnu que je porte à l’intérieur de moi est en train de faire son chemin jusqu’au plus intime de mes fibres, je le sens. C’est un travail long et difficile, comme une digestion froide, mais qui se fait que je le veuille ou non. D'ailleurs il me semble que je pourrais avoir autant (ou aussi peu) de raisons de le vouloir que de ne pas le vouloir. Au début ce n'était pas agréable ; maintenant je me sens bien. Mais j'anticipe. Revenons à l'histoire.
Une nuit, je revenais d'une soirée bien arrosée. Il était tard. Le printemps commençait tout doucement à se faire sentir, il faisait moins froid. La rue m'offrait son silence et son éclairage artificiel, dont je ne profitais pas vraiment car j'étais suspendu entre les échos de la soirée et le seul souci de ma destination. Une conversation rejouait dans ma tête, où mon interlocuteur soutenait la nécessité des manifestations. Selon lui, ne rien faire revenait à accepter les sévices du gouvernement. Comme je ne connaissais pas cette personne, je m'étais contenté d'acquiescer lâchement, paresseusement. Je n'étais pas vraiment d'accord mais je ne voulais pas non plus employer mon énergie à lui expliquer, par exemple, la dialectique du maître et de l'esclave selon Hegel, parce que je sentais à son animation (qui lui rendait invisible le désaccord que je n'avais pourtant pas si loin des lèvres) et à l'écoute religieuse dont d'autres présents le gratifiaient qu'il ne pourrait pas m'entendre.
Pour la première fois avec un peu de consistance depuis que je l'avais remarqué quelques semaines auparavant, je pensai à mon homme interrogatif. Étrangement, sa manifestation à lui semblait soulever moins de réserves dans mon esprit ; et, quoique paradoxalement remarquable, celle qu'il y faisait alors que je déroulais mes pas feutrés sur le trottoir fut assez discrète pour que je ne m'y attarde pas et s'éclipser plutôt au profit du doute vaguement mêlé de culpabilité que j'avais quant à la révolution. Ma honte et même un peu ma peur de ne pas savoir la faire. La pédanterie d'un éventuel recours à Hegel dans mon argumentaire avorté. Les implications philosophiques de la relation de synonymie partielle qui existait entre les notions de manifestation et de protestation.
La vieille pierre de cette longue rue toute droite dormait tandis que j'étais absorbé par mes raisonnements. Si l'on manifeste quelque chose, c'est qu'on suppose qu'il n'existerait pas sans cela, car manifester c'est faire apparaître, c'est créer. Mais est-ce vrai ? Les manifestants considèrent-ils que leurs revendications n'ont pas d'existence en dehors de leur publicité ? Ça doit être terrible à vivre, ce sentiment d'indifférence complète. Mais cela doit bien avoir une existence, au moins pour eux ; ce fait ne compte-t-il pour rien ? Je m'abîmais dans cet étrange paradoxe que si leurs doléances étaient bien légitimes et indiscutables pour eux, peut-être manifesteraient-ils moins. Ils retourneraient alors l'arme des oppresseurs contre eux : l'indifférence, le mépris, qu'en termes plus communs on nomme "boycott". Je repensais à Hegel, à la dialectique du maître et de l'esclave. C'est drôle, la chose me paraît plus simple, plus évidente aujourd'hui. Il me semble que j'aurais moins de scrupules à l'exposer.
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