Chapitre 3 L’œil omniscient de Dieu
Chapitre 3
L’œil omniscient de Dieu
Toulon, un an plus tôt, le 1er juin 2020.
Stella préparait un doctorat d’astrophysique à l’université de Marseille. Bien que douée d’une intelligence peu commune, elle restait une énigme pour ses parents depuis sa naissance. Elle ne pleurait jamais, ni n’exprimait le moindre besoin, comme si son entourage et le monde l’indifféraient. Stéphanie avait consulté une douzaine de pédopsychiatres, persuadée que sa fille était autiste. À l’âge de cinq ans, son père lui offrit une toupie représentant le système solaire. Quand il la fit tournoyer, la terre se mit en rotation autour du soleil, puis une éclipse de Lune apparut jusqu’à l’arrêt complet de l’objet. Les yeux turquoise de la blondinette s’illuminèrent et des mots s’esquissèrent sur ses lèvres.
— Papa, emmène-moi là-haut !
Un simple jouet l’avait sortie de son mutisme, là où les meilleurs spécialistes avaient tous échoué.
À l’âge de huit ans, elle découvrit le film Contact réalisé par Robert Zemeckis en 1997, d’après l’œuvre de Carl Sagan. C’est sans doute ce qui prédestina sa carrière professionnelle. Un mercredi après-midi, son amie Paolina jouait avec elle dans sa chambre. Elle lui montra sa dernière Barbie, mais Stella avait l’œil rivé à l’objectif du télescope professionnel que sa mère avait déniché d’occasion à un bon prix.
— Stella, tu viens jouer avec moi ?
Elle ne prit pas la peine de lui répondre, son esprit s’était envolé à des milliards d’années-lumière de la Terre. Cependant Paolina s’en fichait, les filles de sa classe l’avaient exclue des goûters d’anniversaire à cause de son léger strabisme. Stella était la seule à ne pas se moquer d’elle. Mais agacée par le comportement de Paolina, elle lui suggéra avant qu’elle ne rentre chez elle :
— La prochaine fois, délaisse ta poupée anorexique et viens plutôt observer la constellation d’Alpha du Centaure avec moi.
Adolescente, le rituel des dîners familiaux l’ennuyait ferme. Quand les hôtes consommaient l’entrée, elle avait déjà terminé son repas et s’empressait de quitter la table sans convivialité. Elle s’était focalisée sur ses études, le monde pouvait s’écrouler tant qu’il ne dérangeait pas ses habitudes solidement ancrées.
Comme tout être humain, en l’absence d’incidents fâcheux durant son existence, elle possédait une espérance de vie d’environ quatre-vingts années terrestres. Le plus grand télescope du monde lui ouvrait une fenêtre sur treize milliards d’années de l’histoire de l’univers. Même si elle ne représentait qu’une poussière à l’échelle cosmique, Dieu lui avait prêté son œil omniscient afin qu’elle observe les galaxies.
Onze ans plus tard, Stella décrocha son stage de fin d’études chez Spica — acronyme de Space Particules in Cube Abyss —, unique site français d’observation des neutrinos. La société avait été fondée en l’an 2000 par un scientifique renommé, Henri Évrard, prix Nobel en physique des particules. Une cinquantaine de photorécepteurs étaient immergés en pleine mer à quarante kilomètres de Toulon pour capturer les neutrinos. Ces particules fantômes représentaient celles qui se rapprochaient le plus du rien. Cependant, c’étaient des passe-murailles qui permettaient de voir le cœur des objets de l’univers. Issues du processus de destruction de la matière noire, peut-être en constituaient-elles la clef ? Chaque seconde, quatre à cinq mille neutrinos traversaient chaque atome d’un individu sans qu’il en eût conscience. Leur détecteur était constitué de photomultiplicateurs répartis sur douze lignes qui ressemblaient à des colliers de perles suspendus par une seule extrémité et disposées à 2 500 mètres sous la mer. Le site installé à l’intérieur d’un périmètre militarisé était classé secret-défense.
La deuxième passion de Stella, l’apnée, lui permettait d’atteindre un état de conscience modifié similaire à l’autohypnose. Grâce à la poussée d’Archimède, elle survolait les paysages sous-marins tel un albatros. Elle pratiquait assidûment le yoga et la méditation, préalables à toute osmose avec le milieu aquatique.
Son père, Thierry, avait créé une PME spécialisée dans la confection de combinaisons de plongée quelques mois avant sa naissance. C’était un fervent admirateur du commandant Cousteau. Après sa journée de travail, il rejoignait la clarté vespérale des fonds marins pour réaliser des reportages qui furent diffusés dans l’émission Thalassa.
Stella éteignit son ordinateur puis se rendit dans l’entreprise. Affairée à remplir un tableau Excel depuis la matinée, Stéphanie s’interrompit quand sa fille franchit le seuil vers dix-neuf heures.
— Bonjour Stella, tu vas bien ma chérie ? Je suis contrariée par la découverte d’une commande d’une dizaine de rouleaux de néoprène passée par ton père.
— Je suis au courant. Papa démarre une nouvelle collection et m’a demandé mon avis par mail sur les croquis réalisés en 3d par Paolina.
— Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? le solde de trésorerie est négatif, ce mois-ci. Il devrait plutôt sermonner ses amis pour qu’ils règlent leurs impayés. Je suis la dernière informée, comme d’habitude. Qu’il me prévienne avant d’utiliser la carte bleue de la société, bon sang !
— Ma petite maman, lâche du lest ! Tu vas faire un burn-out ! À ta place, je m’offrirais une bonne séance de massage ayurvédique. Je t’assure, c’est divin.
— Si la boîte tient encore debout, c’est grâce à moi et à Clément. D’ailleurs, ton conjoint a pratiquement décroché l’appel d’offres de la marine australienne.
Stella s’était assise dans le fauteuil de son père et tournoyait comme une gamine de cinq ans.
— Je devine que Clément rentre bientôt en France ?
— Oui, je le récupère à l’aéroport de Roissy tout à l’heure.
— La préparation de ton doctorat d’astrophysique ne lui facilite pas les choses. La vie passe tellement vite, il est grand temps que vous preniez le taureau par les cornes si vous souhaitez fonder une famille.
— Je n’ai pas encore trente ans et je t’avoue que mes soirées sont plutôt consacrées à la rédaction de ma thèse. Je peux attendre encore quelques années avant de pouponner.
— Clément approche la quarantaine, ne le fait pas patienter trop longtemps, c’est un conseil ma chérie. Tiens, voilà ton père. J’espère qu’il a récupéré mes règlements.
— Salut les filles, quoi de neuf depuis ce matin ?
— Une trésorerie en berne, comme d’habitude ! J’espère que tes amis n’ont pas oublié d’honorer leurs dettes ?
— Ce n’était pas à l’ordre du jour. Nous préparons une expédition à Port-Cros pour demain.
— Tu te moques de moi ? Bien, cette fois-ci je leur facture des agios, tu l’auras voulu.
— Fiche-moi la paix, Stéphanie ! Notre banquier est notre plus fidèle client. Il nous accorde toujours des facilités de caisse sans sourcilier.
— J’en ai assez de ton comportement irresponsable. Puisque c’est comme ça, débrouille-toi pour imprimer les relances ! Je préfère m’occuper de mes roses. Elles au moins me rendent l’amour que je leur donne.
Stella assistait fréquemment à ce genre de disputes. Et elle gardait secrètes les escapades de son père qui profitait des leçons de plongée pour courtiser quelques connaissances, de préférence brunes aux yeux verts.
— C’est fini, vous deux ! Vous allez me gâcher mon week-end, protesta-t-elle, avec véhémence.
Elle supportait de plus en plus mal ces règlements de compte et elle sortit sous le regard ébahi de ses parents. Elle s’arrêta chez un caviste proche de son appartement pour dénicher un champagne convenable, puis gagna l’aéroport.
Clément apparut en haut de l’escalator, le portable vissé à une oreille et l’autre main appuyée sur le tympan pour se protéger du brouhaha ambiant. Ses cheveux bruns en pagaille et sa barbe drue témoignaient d’un manque de soin. Stella se figea devant lui pour qu’il l’aperçoive enfin. Il déposa un baiser timide sur son front.
— Bonjour chérie, plutôt bonsoir ! Excuse-moi, je suis un peu confus à cause du décalage horaire. Tu vas bien ?
— Oui. Je suppose que tu ne demandes qu’à te relaxer dans un bain moussant en charmante compagnie ?
— Taratata ! Ce soir, nous dînons chez tes parents pour fêter l’événement !
— Ha ? je ne suis pas au courant. Tu as enfin signé ton contrat avec la marine australienne ? Félicitations, mon chéri.
Elle aurait préféré un dîner plus intime mais Clément privilégiait sa mission avant toute chose. En sortant de l’aérogare, Stella conduisit jusqu’à l’appartement. Clément s’endormit aussitôt, le nez écrasé contre la vitre et ronflant bruyamment.
Stella le secoua énergiquement pour le réveiller. Clément émergea dans un sursaut puis, une fois dans l’appartement, se précipita sous une douche froide. Revigoré, il dégoupilla une canette de boisson énergisante qu’il descendit d’un trait. Après avoir éructé, il enfila un jean et un polo puis décrocha le trousseau de clé de la Golf.
— Allez chérie, je suis prêt, en route !
Stella resta silencieuse durant le trajet et contempla le coucher de soleil qui tirait sa révérence à l’horizon. Les Alpilles nimbées de rose s’endormaient doucement.
Un verbiage ennuyeux accompagna tout le repas. En quittant la table, Clément annonça la nouvelle assourdissante à ses hôtes.
— C’est le jackpot, je vais multiplier par dix le chiffre d’affaires de Barreleye !
— Tu me retires une épine du pied, Clément. La trésorerie n’est pas fameuse depuis plusieurs mois, soupira Stéphanie. Nous sommes au bord du redressement judiciaire.
— En contrepartie, nous devons ouvrir une succursale à Sydney. Le marché ne tient qu’à cette condition.
Thierry écarquilla les yeux et serra la mâchoire. Il chérissait son quotidien pépère et ne voyait pas d’un bon œil ce chamboulement de sa vie.
— Clément, tu n’as pas une meilleure solution à nous proposer ?
– Quoi ! la fortune frappe à ta porte et tu hésites ?
— J’approche la soixantaine. Je ne suis plus de taille à batailler dans la cour des grands.
— Rassure-toi, je prends les choses en main. Stella et moi déménageons dans la banlieue de Sydney le mois prochain. La qualité de vie est fantastique en Australie.
— Comment ? J’ai peut-être mon mot à dire, tout de même ! rétorqua-t-elle, furieuse.
— Ma chérie, l’Australie possède des observatoires d’astronomie, comme la France. Ne t’inquiète pas de ce détail.
— Un détail, tu plaisantes ? Je viens de décrocher mon premier CDI chez Spica.
— En réalité, tu vois midi à ta porte. Nous mènerons une vie aisée là-bas. Tu n’auras plus besoin de travailler, d’autant que nous aspirons à fonder une famille…
— Clément, je suis désolée, mais nous n’avons jamais pris le temps d’aborder le sujet. Tu m’imposes tes choix de but en blanc. Je m’accorde quelques jours de réflexion mais je te préviens que je ne suis pas enthousiasmée par cette aventure. Je suis fatiguée, rentrons !
Le couple prit congé de ses hôtes dépités par cette dispute conjugale.
Clément, irrité, conduisit nerveusement durant le retour. Soudain, une chouette effraie se figea devant le véhicule en déployant ses ailes immenses. Aveuglé, le conducteur fit une embardée pour l’éviter et se retrouva face à un poids lourd qui fonçait à vive allure.
— A…tten…tion, le… ca…mion ! hurla Stella.
Clément s’agrippa au volant et enfonça l’accélérateur pour se rabattre avant la collision.
Subitement, Stella se sentit soulevée par une vague invisible puis se mit à flotter dans l’habitacle, à l’intérieur duquel pleuvaient des particules de lumière. Elle observa ses mains devenues transparentes puis essaya de les toucher l’une et l’autre. Son enveloppe corporelle avait disparu. Elle tourna la tête et vit son conjoint statufié. La voiture comme dématérialisée traversa au ralenti le camion dans un halo irisé puis ressortit de l’autre côté. Le chauffeur paraissait inconscient, comme Clément.
Quelques secondes plus tard, la voiture s’arrêta sur le bas-côté et Clément hoquetait en pleurant.
— Merde ! Que s’est-il passé ? Tu n’as rien Stella ?
Les yeux écarquillés, elle restait d’un calme olympien.
— Nous sommes vivants, c’est un truc de dingue !
— J’ai entendu le klaxon du poids lourd et ses phares m’ont ébloui. Après, c’est l’amnésie totale. Quand j’ai rouvert les yeux, ma voiture était rangée sur le bas-côté, ajouta Clément.
— Nous sommes passés au travers du camion puis ressortis indemnes de l’autre côté.
— Non, c’est impossible, tu es choquée ma chérie. Je ne touche plus aux boissons énergisantes, j’ai failli nous tuer !
— Je n’ai pas d’explication rationnelle à te fournir mais je t’assure que nous nous sommes dématérialisés pendant que nous traversions le camion. J’ai vu le visage du chauffeur, la cinquantaine, type caucasien. Il avait une cicatrice sur la joue gauche. Son prénom était affiché à l’avant du camion, « Goran ».
— Arrête de raconter n’importe quoi ! Nous sommes aussi traumatisés l’un que l’autre.
Clément essaya de redémarrer la voiture sans succès. Son portable avait volé en éclat contre le pare-brise qui s’était fissuré.
— Tu me prêtes ton Smartphone ? je dois contacter un dépanneur.
— Impossible, je l’ai oublié à la maison.
— C’est pas croyable ! tout le monde garde son portable sur lui !
— Pas moi. Mon télescope m’est plus utile au quotidien dans mon travail.
— J’ai parfois l’impression que tu vis sur une autre planète. Nous sommes en rase campagne et il n’y a pas âme qui vive à cette heure avancée de la nuit.
— Ce n’est pas dramatique, nous allons dormir dans la voiture en attendant le matin.
— Alors viens de blottir contre moi, je vais te réchauffer. Tu sais, pendant un instant j’ai cru mourir !
Ragaillardi au bout d’une heure, Clément s’aventura quelques instants sous le pull de Stella. Dès qu’il se montra plus entreprenant, elle lui ôta brusquement les mains des cuisses.
— J’hallucine ou tu me prends pour une pute du bois de Boulogne ?
— Tu pourrais comprendre, je fais abstinence depuis trois semaines.
Choquée par cette amnésie de tendresse, elle lui envoya un revers cinglant.
— Va dormir sur la banquette arrière, tu me dégoûtes !
À l’aube, le passage d’une camionnette de livraison leur permit de regagner leur domicile. Clément s’effondra sur le lit les bras en croix et s’endormit aussitôt, ses chaussures crottées sur la couette immaculée.
Après une douche rapide, Stella enfila une combinaison de plongée puis quitta l’appartement en direction du port de plaisance. Son père qui s’apprêtait à embarquer à destination de Port-Cros avec ses amis fut surpris de la croiser sur l’embarcadère.
— Salut ma puce, tu es bien matinale. Tu t’es réconciliée avec Clément ?
— Pas vraiment. De plus, cette nuit nous avons failli passer l’arme à gauche !
— Que s’est-il passé ?
— Je vais passer pour une folle si je te raconte ce que j’ai vécu !
— C’est-à-dire ?
— En évitant une chouette surgie de nulle part, Clément s’est retrouvé face à un poids lourd fonçant sur nous. Il n’a pas pu se rabattre à temps, j’en suis témoin. Au lieu de s’écraser contre le trente-huit tonnes, la voiture l’a traversé en glissant sans un bruit. J’étais en pleine conscience et j’ai perçu la scène au ralenti. Mon corps s’était affranchi de toute pesanteur. Une lumière irradiait dans l’habitacle.
— On imagine de drôles de trucs en état de choc. Allez, monte à bord ! Ça va te changer les idées.
Leur bateau accosta sur l’île d’Or après une bonne heure de traversée. Ils firent quelques exercices de respiration abdominale avant de plonger dans l’herbier puis vers les fonds coralligènes. Un mérou frétillant vint à leur rencontre et réclama quelques caresses avant de s’éclipser dans la pouponnière de Posidonia. Connectée à ce monde fantastique où se côtoyaient plus de mille cinq cents espèces animales et végétales, Stella avait oublié ses soucis. Elle aurait aimé être une murène où même un chapon, sosie du dragon chinois, au lieu de regagner la terre ferme. Ils rentrèrent alors que le soleil couchant se diluait à la surface de l’eau. Un tapis d’or scintillait sur les flots où quelques dauphins blancs improvisèrent une danse frénétique, dernier hommage de la journée au dieu solaire Râ.
L’ambiance au sein de l’entreprise Barreleye était électrique. Stéphanie et Clément leur jetèrent un regard désapprobateur.
— Enfin, vous voilà ! Clément a travaillé d’arrache-pied sur la création de notre succursale pendant que vous pantoufliez sur l’île de Port-Cros toute la journée !
— C’est le projet de Clément, pas le mien, rétorqua-t-elle, sèchement.
— Stella, ça suffit, rentrons maintenant !
La soirée tauromachique se termina par un dernier lancer de banderilles.
— Au bout de cinq années d’une prospection acharnée où je n’ai pas compté mes heures, j’obtiens enfin la consécration de mes efforts. Toi qui es intelligente, tu devrais comprendre !
— Tu as l’art de présenter les choses comme la réalité unique. Bien que tu excelles dans l’art de la négociation, je constate que notre couple agonise. J’ai pris la décision de rester à Toulon.
— Soit ! Je repars à Sydney demain. La nuit porte conseil, j’espère que tu auras changé d’avis d’ici-là.
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