première version
La Maîtresse du Français. Illizi, le 25. 09. 2023.
C’était à l’école d’Agouni n Seksou que nous avons commencé à étudier la langue française, dès la quatrième année primaire. Notre classe avait la chance d’avoir comme maîtresse une jeune femme pour qui le français était la langue maternelle. De surcroît, elle ne comprenait aucun autre idiome, ni l’arabe, ni le kabyle, ni l’anglais d’ailleurs.
L’institutrice ne s’exprimait qu’en français, non seulement avec ses élèves, mais avec tout le monde. Jamais un «traître» mot d’une autre langue n’a franchi ses lèvres. Pour communiquer avec elle, nous étions donc obligés de parler exclusivement dans la langue de Molière.
Cette jeune femme était magnifique, souriante et très élégante. Blanche de peau, les cheveux noirs et les yeux bleus, elle était svelte, élancée et de taille moyenne. Ses cheveux étaient courts, ses lèvres rouges, et son visage avait l’innocence d’un enfant.
Elle se maquillait soigneusement tous les jours, et portait des vêtements bien différents des nôtres : des chemises fines et des pantalons repassés. À l’époque, les femmes de chez nous, ne se maquillaient pas, ne portaient pas de pantalons et ne se coupaient pas les chevelux.
Ses affaires et ses effets personnels avaient toujours quelque chose d’exceptionnel. D’une qualité bien supérieure, ils provenaient, probablement, de l’Hexagone. Elle était toujours propre, très douce dans ses gestes et dégageait une agréable odeur. Une belle créature, gentille, bien éduquée, on aurait dit un ange sur terre !
Notre institutrice parlait en français parisien, sans accent. Elle prononçait les «r» de manière gutturale, comme notre «gh» kabyle. Elle utilisait un langage correct, jamais d’argot.
Elle était la fille d’une Française de souche, peut-être issue d’un mariage mixte. D’ailleurs, on l’appelait Yellis Tromit, c’est-à-dire, la fille d’une Française, d’une Européenne ou encore d’une Chrétienne.
La première fois que je l’ai vue, j’ai ressenti autant d'admiration que d’appréhension. Ses yeux bleus semblaient percer notre âme, et son sourire, bienveillant mais un peu énigmatique, nous donnait envie de lui plaire.
Au fil du temps, nous avons tous appris à la respecter profondément. Elle était notre porte d’entrée dans le monde de la langue française et elle exigeait que nous la traitions avec estime et obéissance.
Chaque jour, en entrant dans sa classe, je me sentais excité et nerveux. Elle était notre guide dans ce nouveau monde linguistique, mais elle pouvait aussi être sévère quand elle le jugeait nécessaire. Cette dualité dans ses interactions avec nous créait, en classe, une atmosphère à la fois stimulante et intimidante.
* * *
Un beau jour, lors de la séance de français, un élève assis derrière moi renversa, par inadvertance, de l’encre sur le cahier d’une camarade, assise à la même table que moi. Il ne l’avait pas fait exprès et s’excusa auprès de la fillette. Cependant, cette dernière se plaignit à la maîtresse.
L'institutrice vint punir l’élève pour sa «méchanceté» d’avoir sali le cahier de sa camarade de classe. Avec son air toujours impeccable, elle s’approcha de nous, ses yeux bleus luisant d’une lueur d’autorité.
L’élève coupable avait peur et ne pouvait pas se défendre. Le pauvre enfant était visiblement anxieux, la frayeur se lisant sur son visage. Tout le monde dans la classe braqua son regard sur lui, certains avec de la curiosité, d’autres avec une pointe de jugement.
La maîtresse le réprimanda d’une voix douce mais ferme, dans une langue que la plupart d’entre nous ne comprenait pas, mais qui exprimait clairement son mécontentement. Pour ma part, je comprenais l’essentiel, mais sans pouvoir le reproduire. Il m’est arrivé de jouer le rôle d’interprète dans des rares occasions où des parents analphabètes venaient s’enquérir de leurs enfants ou des personnes âgées pour se faire lire un courrier.
Les mots de l’institutrice étaient comme des lames de couteau, tranchants et directs. L’élève, incapable de se défendre, a gardé le silence, se sentant de plus en plus mal à l’aise sous son regard perçant.
Pendant ce temps, j’étais tiraillé par un sentiment d’injustice grandissant. J’ai vu que c’était inadmissible de punir un élève pour quelque chose qu’il n’avait pas fait exprès. J’ai voulu prendre sa défense, mais les mots me manquaient pour m'exprimer en français. Le doute et l’irritation m’envahissaient. C’était probablement notre première année d’apprentissage du français, mais l’injustice était une langue universelle.
Alors, sous le coup de l’émotion et du désir de rétablir la vérité et de remettre les pendules à l’heure, j’ai fini par lâcher en kabyle : «Madame, ur s-yaɛmid ara ! Madame, il ne l’a pas fait exprès !» Un silence pesant s’est abattu sur les élèves. Tout le monde était choqué, parler en kabyle en classe était à l’époque comme un sacrilège, et encore plus pendant la séance de français.
La maîtresse, perplexe et mécontente, ne comprenait pas ma phrase en kabyle. Elle décida alors de me punir à la place de l’élève coupable. D’un geste rapide, elle prit une règle, me donna deux coups sur la paume des mains, et me fit sortir pour me tenir derrière la porte.
L'institutrice n’avait finalement pas puni le camarade de classe que j’avais défendu. Heureusement.
Les coups étaient douloureux, certes, mais le sentiment d’injustice s'avérait encore plus difficile à supporter. Cette punition ne présentait rien comparée à la sensation d’iniquité qui me brûlait de l’intérieur. Être mis derrière la porte me semblait une humiliation de trop.
La colère et la frustration m’envahissaient. Je maudissais les barrières linguistiques qui avaient empêché la maîtresse de comprendre ma véritable intention. Mon esprit bouillonnait d’émotions contradictoires, mais je savais que j’avais agi avec honnêteté, même si cela m’avait coûté cher.
* * *
Je me tenais derrière la porte en courroux, l’amertume de l’injustice me nouait l’estomac. Mes yeux restaient fixés sur la cour de l’école, craignant d’être vu par le directeur, qui pourrait éventuellement aggraver ma punition. Mon souffle était court, et mes mains, moites.
Quelques instants plus tard, j’ai aperçu le mari de la maîtresse qui venait de loin. C’était un homme d’un certain âge, paraissant beaucoup plus âgé qu'elle. Il avait l’air intellectuel avec ses lunettes transparentes et ses rares cheveux plus ou moins blancs qui ajoutaient à son aura de sagesse.
En le voyant s’approcher, je n’ai pas pu retenir mes larmes. J’espérais ardemment qu’il interviendrait en ma faveur.
Il m’a demandé d’une voix calme et bienveillante ce que je faisais là. Je lui ai expliqué ce qui s’était passé, ainsi que la colère et l’injustice que je ressentais. Il est entré dans la classe avec une démarche mesurée, et quelques minutes plus tard, il est ressorti avec l'institutrice.
La jeune femme m’a demandé de retourner à ma place et m'a averti de «ne plus jamais refaire la même bêtise». Je suis rentré tout heureux d’avoir trouvé quelqu’un qui «avait assuré ma défence». Les larmes de frustration étaient maintenant mêlées à un sentiment de soulagement.
J’étais furieux contre la maîtresse. Au fond, je savais que si elle avait su ce qui s’était réellement passé et compris mes intentions, elle m’aurait plutôt félicité que puni.
Cependant, ma colère envers la maîtresse n’était pas totalement dissipée. Je me sentais incompris et maltraité à cause des barrières linguistiques qui nous séparaient. La salle de classe, avec ses murs de craie et ses pupitres en bois, était devenue le théâtre de ma première grande confrontation. Une lutte continuelle pour faire entendre ma voix et défendre ce qui était juste.
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