La Question qui Tue à Mort
Maintenant que nous avons établi les fondements de la carrière d’écrivain, abordons plus sérieusement un problème crucial, qui se cristallise en une question à émettre plaintivement lors des nuits hivernales de pleine lune.
Pourquoi diable en vient-on à avoir cette idée absurde d’écrire un roman?
Absurde, cette idée l’est d’abord parce que tout bien considéré, le nombre de romanciers en exercice dans notre beau pays est devenu insupportable. Carrément insupportable. Nous sommes trop nombreux à jubiler en exposant du « Chapitre I » en haut d’une page dont nous soignons la présentation à outrance, bouffis d’un incommensurable orgueil. Pour quel résultat ? Le plus souvent, nous conserverons précieusement notre divin manuscrit (c’est la belle-sœur qui l’a décrit ainsi, c’est une critique émérite hautement diplômée d’un CAP de manucure, il faut la croire) dans un tiroir, taraudés par un doute perfide quant à la nécessité de divulguer l’œuvre. Dans bien d’autres cas, nous allons agacer les services de tel ou tel éditeur qui n’en peuvent plus de voir leur tomber dessus des avalanches d’immondes pavés. Les moins téméraires ou les plus inconscients iront déposer leur exaltante prose sur une plateforme dédiée à l’autoédition, ou sur quelques sites spécialisés dans le partage d’écriture sans connotation onéreuse[1]. Quelques courageux lecteurs (à moins qu’ils ne soient particulièrement inconscient) pourront en ce cas survoler des pages et des pages d’insignifiance, quoique dans certains cas on puisse découvrir quelques gemmes prises dans la toile. Je ne voudrais pas citer trop de ces concurrents bien plus à même que moi de pouvoir se targuer d’être de véritables écrivains (bien que certains soient boudés par les éditeurs: le talent doit être accompagné d’un bien gros potentiel commercial, sinon il ne sert à rien).
Quelques privilégiés pourront se vanter, après des mois d’effort, de disposer du sacro-saint numéro d’ISBN qui, autant qu’un contrat d’édition paraphé avec son sang, prouve que l’on est auteur. Quoique, si j’y pense bien, on peut l’obtenir en publiant n’importe quoi auprès de, voyons, au hasard, Le Manuscrit[2] (ce que je fis jadis par coupable naïveté, mais pour obtenir bien vite ensuite la rupture du contrat, suite à une cascade de déficiences fatales de cette maison). Ou encore en pratiquant l’auto-édition (à quoi je répugne encore presque autant, malgré ses qualités, qu’à envisager de me mettre au chant grégorien). Si les chances d’accéder à ce statut envié d’écrivain adoubé par un éditeur sont infimes, celles d’emplir un classeur promis à la poussière et de mettre en ligne un fichier qui dormira sur un serveur sont, elles, considérables. Aussi, à quoi bon perdre plusieurs mois à écrire quelque chose qui n’aura ensuite qu’un piètre destin?
Voyons, il faut être sérieux. Serions-nous Islandais, nous aurions bien plus de prétentions à l’édition (les chances de succès dans la publication sont, si je me souviens bien de certains chiffres autrefois entraperçus, là-bas infiniment plus importantes). Mais en France! Autant jouer au loto, surtout un vendredi 13. Et de toute façon le problème n’est pas là.
Avant de répondre à la question initiale, posons quelques données pertinentes.
Écrire un roman suppose tant d’abnégation et de sacrifices que ça force le respect. Il faut se priver de tant d’heures de divertissements télévisuels, de sorties avec les potes, de galipettes conjugales ou extra-conjugales en clairières forestières où le coucou joue les pendulettes de la Forêt Noire, de lectures de magazines profonds tel Têtu (pour les ignorants, Têtu était aux gays ce que Figaro-Madame est aux… euh…)[3], que l’on doit rester admiratif devant cette volontaire réclusion monacale visant à obtenir des milliers de lignes raturées sur du papier tue-mouches.
Écrire un roman implique que le sujet pris de frénésie à l’idée de surligner « Chapitre Hein ? » en préambule à un tas de feuillets froissés soit doté d’un minimum d’imagination et sache subir les assauts maladroits de son inspiration. Ce n’est pas donné à tout le monde. Tout le monde croit pouvoir extirper de ses méninges une bonne histoire (celle des malheurs d’une épouse délaissée par un mâle obtus sur le retour qui lui préfère une stagiaire aux dents longues), sans remarquer que des milliers de nos compatriotes auront eu la même idée, mais une faible proportion saura la développer entièrement (jusqu’à la magnifique conclusion où la stagiaire se retrouve empalée sur un bambou par de sauvages trafiquants d’armes néo-zélandais – ne demandez pas pourquoi, c’est ça l’inspiration, et ça ne se discute pas). Tant de créativité laissera pantois la marchande de fruits et légumes que l’on n’aura de cesse de harceler au sujet de l’œuvre en gestation (les proches en auront aux jusque-là de ces fantaisies farfelues et signifieront très vite qu’ils n’ont pas envie d’entendre plus de ces fadaises).
Écrire un roman nécessite par ailleurs une certaine maîtrise du langage qui outrepasse l’emploi du SMS. S’il n’est pas nécessaire d’utiliser à tout bout de champ un vocabulaire choisi (on peut se passer de mots tels prolégomène, partita, aéronef, cucurbite), il faudra prohiber les lol, omg ou mdr qui sont si peu seyants dans la description d’une partouze lors d’un déjeuner sur l’herbe. Ne pas oublier non plus qu’une phrase peut comporter divers éléments qui l’enrichiront jusqu’à l’alourdir, comme des verbes, des sujets, et surtout des compléments d’objet indigeste. On saura également distinguer la narration des dialogues, en utilisant ces drôles de petites choses que sont les sauts de lignes, les guillemets (français, j’insiste, parce que ce sont les plus beaux) et les tirets (il importera qu’ils soient longs, et ce n’est au moment de la frappe qu’on se permettra d’hésiter entre cadratin et demi-cadratin – mais c’est là aborder des questions techniques déjà trop poussées)[4]. Je ne souhaite pas m’attarder sur le maniement de la langue (rien à voir avec le baiser, abruti !) dont fait partie l’emploi du majestueux imparfait du subjonctif qui passe si bien dans une scène de boucherie sanguinaire (quand la cocufiée découpe en rondelles le teckel nain de son mari pour se passer les nerfs). Il est certain, en tout cas, que savoir bien écrire fera briller dans les yeux de vos proches cette lueur d’intérêt recherchée en vain durant des années (être toutefois conscient qu’ils en profiteront pour vouloir vous faire rédiger leurs lettres d’insultes au percepteur).
Bien. Mettons que le candidat prosateur soit prêt à se passer de divertissements néfastes, sache cultiver son imagination sans fertilisants, et ne se précipite pas sur le dictionnaire dès qu’il s’agit d’orthographier correctement boudin. Il a décidé d’écrire un Roman. Et j’en reviens à la question. Qu’est-ce qui peut pousser n’importe qui à vouloir participer à la déforestation planétaire ou à faire vendre des liseuses bourrées de composants pas recyclables ? Nonobstant que le chef d’œuvre a autant de chances d’être publié que Michel Drucker en a de devenir prix Nobel de chimie ?
Tant qu’à écrire, on pourrait se tourner vers la poésie. Oui, mais il semblerait que ce soit réservé aux adolescents en mal-être qui inondent leur skyblog de versifications dégoulinantes[5] et puis la filière, comme l’avait si bien montré Aloysius Chabossot[6], est plus qu’encombrée.
On pourrait aussi donner un coup de jeune au genre épistolaire, mais je le sais, quand une missive dépasse les deux lignes, plus personne ne la lit.
On aurait aussi l’occasion de s’attaquer aux formes brèves. Le conte. Pas forcément avec des nains poilus, des elfes, des dragons et de très héroïques chevaliers qui cachent leur nudité musculeuse et follement excitante sous une armure flamboyante. Au moins la descendance sera ravie d’avoir des histoires toutes fraîches au moment du dodo. La nouvelle. C’est bien aussi, ça, la nouvelle. On n’a pas besoin de passer des mois à écrire, quelques jours peuvent suffire. Mais d’accord, la nouvelle, ça se vent à peu près aussi bien que la poésie, du moins dans l’Hexagone, parce que traversez l’Atlantique à la nage, et vous découvrirez que sur la terre de la Bannière étoilée (par exemple), ça marche assez bien. En tout cas, la nouvelle, on pourrait se dire que c’est quand même moins chiant à lire que 900 (neuf cent) pages de drames adultérins.
Il y aurait encore le théâtre. Vous savez, ce truc qui amène une bande d’olibrius à brailler sur une scène en s’agitant dans tous les sens sans même gratifier le public d’un solo de batterie. Mais non.
On veut un Roman. On veut écrire Son Roman. D’emblée, crac, comme ça, ou après avoir fréquenté les genres susmentionnés, peu importe, il n’y a soudain que le roman qui compte. Même en sachant qu’on se fera jeter de chez les éditeurs, que le chat adorera se faire les griffes sur le manuscrit, qu’on aura pas approfondi les relations avec un membre du sexe opposé (ou pas) pour cause de gros bouquin en travaux (manque de bol, c’était une rencontre décisive comme on n’en fait pas deux dans sa vie), et qu’on se sera fait détester de toute la famille, parce que le Roman ça rend monomaniaque à un point que ceux qui n’ont pas une plume profondément greffée à la main ne peuvent pas imaginer.
Maintenant… Ben je vais vous décevoir, je ne comprends toujours pas, et je n’arrive toujours pas à répondre à ma question. C’est peut-être le prestige de la majuscule que l’on accorde volontiers au mot Roman, mais pas au mot défécation pour des raisons discutables. Ou alors ça fait bien de caler une armoire avec un gros manuscrit. À moins qu’un virus ne traîne qui s’attaque au cerveau, d’où la prolifération de romanciers français (il y eut jadis épidémie de philosophes français, je me demande si le virus n’aurait pas muté en passant par BHL). En ce cas que font les autorités sanitaires?
N’ayant pas de réponses, j’aurais quand même un conseil.
Si vous avez un jour, par inadvertance, l’idée lumineuse d’attaquer le Roman, cet Everest de tout plumitif, laissez tout de suite tomber. Vous ne dilapiderez pas inutilement votre courte existence, vous laisserez de la place pour que les véritables écrivains puissent respirer[7], et si l’Art vous tente vraiment trop, et vous pourrez même vous lancer dans la peinture. C’est très bien aussi, la peinture. Et ça demande moins de compétences, quand on regarde certaines œuvres contemporaines.
Sinon, il y a tant de domaines où s’épanouir. Tenez, l’ornithologie, qui ne se cantonne pas à l’observation des pigeons. C’est passionnant, l’ornithologie. D’ailleurs à un moment je voulais m’y lancer, et pas en amateur, mais c’était il y a très très très longtemps. Faute de réussir à convaincre quelques-uns de mes contemporains qu’on manque d’ornithologues, je pourrais utiliser l’image d’une pie-grièche empalant une sauterelle, qui prouve quelle délicieuse passion peut être l’observation des volatiles, et susciter des vocations chez quelques sadiques.
Oh, et puis zut. Si vraiment vous vous accrochez au Roman, tant pis pour vous.
[1] L’absence de prétention des auteurs qui y recourent, tout à fait louable, fait que les autoédités les prennent de haut – comme si l’absence de vénalité était un crime –, et ne parlons pas des édités même promis au pilon. J’ai dû faire le constat que j’y avais rencontré en proportion bien plus de belles plumes qu’en sillonnant les publications amazoniennes. Ce qui importe peu, puisque l’auteur d’aujourd’hui doit avoir comme première qualité de savoir vendre sa came, attendu que ce qui n’a pas de prix ne vaut rien.
[2] N’imaginez pas que j’aie une dent contre eux: en vérité c’est toute la mâchoire.
[3] Je suis de mauvaise foi. Surtout que je ne fréquente ni l’un ni l’autre. Vous savez, moi, sorti de Pif-Gadget, je n’y connais rien.
[4] Il n’y a pas à hésiter, le cadratin est la règle.
[5] Tiens, j’ai laissé traîner quelque part certaines de celles que je produisais à l’époque où il n’y avait pas d’internet, donc pas de blogs ni rien d’aussi excitant, et j’ai même pas honte…
[6] http://comment-ecrire-un-roman.over-blog.com/article-10479475.html
[7] Je me sens si peu concerné par la désignation « véritable écrivain » que je suis bien près de suivre mon propre conseil.
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