Ode à la Luxure
L’inspiration, ça vient comment, pourquoi, et puis où ?
Voilà le préoccupant sujet du jour. Ô vertige. Je sais qu’à la lecture du chapitre précédent il vous taraudait déjà, et que vous trouviez inquiétant que je sois à ce point béni par les muses (même celles qui ne me sont d’aucune utilité). Il est de mon devoir de ne pas reporter l’examen de cet élément essentiel à toute création.
Préoccupant sujet certes, mais au fond moins pour l’auteur, qui ne se pose guère la question, que pour le lecteur qui a la manie facétieuse de venir vous demander comment vous est venue l’idée sublime de votre roman La Violence des Ecrivains, superbe évocation d’un serial-killer utilisant une lourde machine à écrire pour tenter frénétiquement de dépeupler le paysage littéraire français de ses gloires afin de prendre leur place, avec un insuccès constant qui rend votre ouvrage jubilatoire, quoique celui-ci soit boudé même par les comités de lecture les moins rétifs ?
Au lieu de soupirer et de lever les yeux au ciel, l’auteur prudent arborera un sourire enjôleur (surtout si l’adversaire est une demoiselle) et en tout cas s’efforcera de satisfaire une bien légitime curiosité, même si celle-ci lui paraît incongrue. Comment ça marche ? Il ne s’est peut-être pas trop posé la question. Comment ça s’arrête ? Ben ça s’arrête, c’est tout, c’est comme le reste quoi.
Un peu court tout de même. Alors j’ai pensé qu’il serait au moins divertissant d’y regarder de plus près.
L’inspiration comporte deux moments. L’un peut être plus rigolo que l’autre, et c’est le premier, le moment où l’idée apparaît. Le second moment, c’est quand l’auteur a cueilli son idée et qu’il se met à plancher dessus. Je renverrai immédiatement à mon Pays des Kangourous qui explore la phase délicate durant laquelle il n’est pas rare de s’arracher les cheveux, chapitre inséré contre toute bonne logique avant celui-ci, mais je crois que je tenais à m’en débarrasser au plus vite.
Donc, répondons sans louvoyer à la question affichée plus haut.
Comment ? Pourquoi ?
Comment est parfois plus facile à établir que pourquoi (lequel réclame en certains cas quelques décennies de divan). Ce qui ne veut pas dire qu’on est sorti de l’auberge, car le comment est mouvant, en continuelle métamorphose, et se révèle toujours source de surprises.
Je ne parle ici que de l’inspiration de l’idée initiale d’un texte, que pour plus de commodité j’appellerai désormais Luxure, ce qui fera gagner quelques signes à chaque répétition.
La Luxure peut vous tomber dessus d’un seul coup sans prévenir. Sans raison évidente. Vous êtes devant votre tasse de café au lait rance, et vlan, elle vient vous chatouiller ici, et vous suggère un sublime sujet. Vous avez beau chercher la raison de cette inspiration subite, vous êtes bien en peine de la trouver. Un événement insignifiant a pu se produire, éveiller quelque résonance, et après avoir fait un bref petit tour dans le ténébreux contenu de votre cerveau, la Luxure en quelques instants vous aura suggéré un personnage acharné à supprimer Bernard Werber (pour se faire la main). Vous n’en saurez pas plus, tant pis ou tant mieux. (Bien sûr, vos écrits rencontrent une certaine impopularité et vous en souffrez quelque peu, mais est-ce bien là la source de cette idée ?)
Autre situation. Vous vous promenez dans une artère encombrée, et par inadvertance bousculez avec légèreté une fille sublime dont le regard vaporeux et la blondeur rayonnante vous transportent instantanément. Après avoir formulé des excuses balbutiantes parce que vous n’êtes pas un mufle, vous savez que cette rencontre n’ira pas plus loin et que jamais vous ne reverrez cette silhouette elfique qui… « Bingo ! » hurle la Luxure, « tu vas m’écrire dix pages sur une prophétesse des Terres d’En Biais, dont chaque cheveu est, bien malgré elle, porteur d’une malédiction pour tout son peuple. » Qu’on la tonde, répondrez-vous si vous êtes dans un mauvais jour, comme ça pas d’histoire, et j’aurai pas à tartiner pour rien Mais il y a plus à parier que, encore sous le charme, vous n’aurez de cesse de coucher sur le papier cette créature ravissante (à défaut de pouvoir faire mieux – ce que Madame apprécierait peu).
Pour le coup, vous savez exactement quelle est la cause de l’éveil soudain de la Luxure. Il faut en profiter, ça n’arrive pas si souvent.
Laquelle Luxure peut rester en sommeil durant des semaines ou choisir d’hiberner d’octobre à mai. Mais attention, elle ne dort jamais que d’un œil, semblable en cela à nos félins domestiques qui ont l’air de roupiller mais que trahissent des mouvements d’oreille. La Luxure, en vérité, est en permanence au travail. L’air de rien. À chaque instant de la vie d’un scribouillon, elle collecte des informations. Tout ce qui traîne lui est bon, reste ensuite à trouver le bon moment, l’emboîtement propice d’un vécu avec un état d’esprit, qui se transpose soudain en thème de frileur (c’est comme ça qu’on écrit thriller de nos jours chez certains, j’adopte), celui de votre dégommeur de l’élite plumitive française. C’est un jour où vous êtes plus que jamais en pétard (disons, pour rester crédible, qu’il y aura eu défaillances en cascades dans le RER), et que vous ressassez encore les treize refus reçus durant la semaine (vous êtes maudit), chacun avec une lettre-type vous invitant à cesser d’envoyer des tapuscrits stériles qui encombrent le local poubelles. Toutes les conditions sont réunies: frustration accumulée + colère contre les services de transports + une affiche vantant le dernier chapeau opus d’Amélie N, célèbre épouvantail belge = pour avoir une chance, faut tous les éliminer. La Luxure soupire alors d’aise. Ça en fera au moins une d’heureuse dans la journée. Et au soir, il ne restera plus qu’à se mettre devant le clavier. (En plus, là, ça va vous défouler un max).
Le cas était simple. La Luxure sait être plus perverse et, ayant ruminé longuement quelques faits d’allure disparate, recracher enfin un thème savoureux. Il faudrait interroger votre inconscient, lui seul sait qu’un bruit de ferraille, une marche loupée, une pluie intermittente avec vent de nord-nord-ouest, un entrefilet sur le magret de canard et un reflet dans la vitrine de la pâtisserie du quartier sont la cause principale de l’écriture de cinquante pages sur les malheurs d’un gourmet enfermé dans un frigidaire. La Luxure n’aura profité que de circonstances favorables pour s’interposer. Ou plutôt, du moment où vous étiez le mieux disposé à entendre sa voix. Car bien souvent, trop souvent, vous restez sourd à ses appels.
Maintenant, quand et où la Luxure vous saisit-elle de préférence ?
Simple : n’importe quand, n’importe où. Justement parce que seul un concours de circonstances favorables est requis pour cristalliser une inspiration. Malheureusement, il se produit le plus souvent où il ne faut pas (dans un RER bondé où la densité de la matière compressée atteint presque celui d’un trou noir)[1], et quand il ne faut pas (il faudrait pouvoir noter ça avant d’oublier, soyons prudent, mais il est impossible dans ce fichu wagon de respirer et a fortiori de bouger une seule phalange…).
L’imprévisible entrée en scène de la Luxure en fait tout le charme. Mais on aimerait qu’elle ait la décence de se manifester de façon plus opportune et plus pratique: au moment où on se met devant un support immaculé prêt à recevoir offrande de paragraphes échevelés. Ce qu’elle ne fera jamais, perversité oblige. Et parce que l’instant propice ne se choisit pas, mais survient lors de la conjonction des meilleurs facteurs pour qu’en un instant vous vienne à l’esprit l’histoire romantique de deux marins pêcheurs qui sur leur chalutier…
Qui quoi ? Ceci est une autre affaire. La Luxure a fait son travail, il vous reste à accumuler les « Si… » qui permettront de construire une histoire solide, exaltante, et couronnée du Prix Littérature et Marée de Concarneau, suprême récompense après des décennies passées à noircir du papier.
[1] Zut. Je viens de me souvenir que Pierre Dac avait déjà émis une idée semblable.
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