Partie 6
Revenant au présent, Ekaterina sentit glisser la main de la nomade sur le sable et un léger ronflement résonner. Elle bascula la tête vers le ciel et se demanda si la petite aux yeux noirs était, elle aussi, perdue. L'enfant de cette histoire était si lumineuse, pleine de vie, et pipelette, tandis que la petite aux yeux noirs était effrayée, mal en point, mais surtout muette. Et si c'était une petite orpheline, vagabondant dans le désert, volant de quoi vivre dans les campements de sa route ? Cela expliquerait pourquoi elle partait subitement, pourquoi elle semblait se cacher sans cesse… Un mouvement attira soudain son attention près du troupeau de chameaux endormis. Elle reconnut immédiatement la silhouette frêle de la petite. D'un bond, elle sauta sur ses pieds et s'élança vers elle. La petite se pétrifia. Alors Ekaterina ralentit, prit une grande inspiration, tâta le sol à la recherche de plantes. Elle attrapa quelques tiges, s'avança, atteignit le troupeau, les déposa devant leur compagnon le dromadaire, et attendit. Le silence l'enveloppa. Elle ferma les yeux. La petite se déplaçait sans un bruit, mais elle savait qu'elle la rejoignait. Il y avait désormais une respiration rapide à sa droite. Elle attendait que le dromadaire mange son offrande. Ekaterina leva la paume pour la passer doucement sur le cou de l'animal, comme la veille, il grogna avant de trouver les plantes du bout de la langue. Au bruit de mastication se joignit bientôt la voix de la jeune femme :
"Est-ce que tu es la petite fille qui peut parler aux dromadaires dont la nomade m'a raconté l'histoire ?"
Une lueur passa dans les yeux de la petite, mais elle ne répondit pas.
"Depuis combien de temps la suis-tu ?"
Son visage se ferma et elle enfouit sa minuscule tête dans ses genoux, prête à sangloter. Ekaterina regretta immédiatement et fit mine de poser sa main sur le dos de la petite. Elle sursauta et se dégagea aussitôt, affolée. Alors leurs yeux se croisèrent et Ekaterina sentit soudain ses joues ruisseler d'émotion. De grosses larmes roulaient sur ses joues pour venir s'écraser dans le sable. Elle n'avait aucune idée de la raison pour laquelle elle pleurait, mais la nomade avait raison : cette petite était spéciale. Il y avait cette lueur, inexplicable, derrière la peur, qui transperçait le coeur de la jeune femme. Cette lueur, elle la connaissait. Elle s'en rappelait. Sans s'entendre, elle prononça quelques mots qui se mêlaient sur sa langue au goût salé de ses larmes :
"Je suis venue te chercher."
Et, juste comme ça, il lui semblait soudain qu'il faisait jour. Le Soleil brillait dans les yeux de la petite quand elle se serra contre Ekaterina. Elles furent transportées en ce beau jour d'été où toute la famille riait sur le bateau, assises à l'avant et défiant l'immensité de l'océan, du ciel blanc et de l'univers tout entier dont elles se sentaient les reines. Puis cet après-midi, au jardin, parmi les herbes folles et les saules à dessiner les fées qui peuplaient les fleurs, louant la beauté du monde dont elles pensaient être au bout. Et en promenade, traînant les pieds à la recherche de trésors : de coquillages ou de mues de serpents. Ensuite cette soirée où la nuit est tombée tôt, alors qu'elles étaient encore au parc avec maman, sur la balançoire, touchant des pieds les étoiles à chaque oscillation. Enfin, dans la nuit noire, effrayante, englouties dans un sable mouvant. Elles ne savent pas comment elles sont arrivées là. Le contraste est brutal. Elles cherchent leur chemin, avançant à tâtons jusqu'à toucher le museau d'un dromadaire. Il y a une vieille femme qui sourit à peine. Elle est gentille. Elle ne rit pas, pas encore, personne ne lui a montré la petite lumière à l'intérieur. Le dromadaire veut manger leur racine. Si elles la lui donnent, il les laissera dormir au chaud contre lui. Elles n'auront qu'à attendre là que quelqu'un vienne les chercher. Ekaterina sent la petite se replier contre elle. Elle se souvient maintenant. Elle la hisse sur son dos, détache le chargement du dromadaire et s'installe à califourchon entre sa bosse et son cou. Il ne la chasse pas. Elle se cramponne à son pelage tandis qu'il se met en marche, dans le murmure de la nuit. Un dernier regard en arrière, vers la nomade. Elle dort, mais Ekaterina voit perler sur la pommette de la vieille femme une goutte qui termine sa course contre un sourire qu'elle ne sait cacher.
"Merci d'avoir encore une fois pris soin de moi" lui souffle la jeune femme. Le dromadaire la ramène chez elle et, cette fois, elle sait que la petite ne se perdra pas.
En ouvrant les yeux, Ekaterina se rappelle à son corps douloureux, trempé des larmes de la veille et du sang séché sur ses bras. Personne n'est là, personne ne l'a vue partir. Mais à son réveil elle n'est plus seule. Sur sa table de chevet, un petit miroir reflète les yeux constellés d'étoiles de la petite. Ils disparaissent soudain, chassés par un rayon de Soleil matinal. Il illumine son visage et quelque chose scintille dans ses cheveux. Un grain de sable. Il tombe et rebondit sur sa cuisse, s'écrase sur le plancher et roule sous le lit. Ekaterina passe sa main dans sa jungle de boucles brunes et se met à rire. Un rire clair et franc qui se mêle au chant de l'alouette.
Un.
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