Lettre 1- Amitié, mon amour
Madame la professeure,
J’ai écouté vos inquiétudes, entendu vos préoccupations, ai été attentive à vos recommandations et ai pris note de vos conseils. Permettez-moi maintenant de vous convaincre par ces mots de faire taire vos scrupules.
Cette nuit-là, le ciel s’habillait de couleurs joyeuses, était-ce un présage ? Des fontaines d’or et d’argent qui dansaient, de bruyants volcans arborant des couleurs plus vives les unes que les autres, des gerbes de feu qui inondaient les cieux. Une mosaïque assourdissante en pleine représentation s’étendait sous mes yeux de petite fille timide. Les émotions me traversaient, contradictoires et violentes. Du haut de ma cinquième année, c’était la première fois que je sentais les vibrations de cet orage qui retentissait en moi. Ces sensations violentes, ces émotions nouvelles, ce spectacle grandiose qui s’étendait au firmament et ces explosions qui endolorissaient mes oreilles. Ce fut trop pour mon innocence d’enfant, je me raccrochais alors à la douce et rassurante sécurité maternelle, enroulant son corps de mes bras, cherchant son regard apaisant. Mais ce fut dans ses yeux de fillette que les miens se perdirent, et pendant un bref instant, j’y puisais mon oxygène. Sa tranquillité apaisa mes tensions, sa confiance fit reculer mes peurs, son sourire dérida mon visage. Durant cet intermède, nous nous reflétions dans le regard de l’autre, y cherchant des réponses… y trouvant des questions. Ne comprenant pas pourquoi ces déflagrations qui m’avaient tant effrayée ne semblaient pas l’affecter. Le feu d’artifice avait frappé mon corps, cette fillette allait frapper mon cœur. J’ignorais encore qu’elle venait alors de déclencher une avalanche dans la tranquillité de mon existence. C’était un 14 juillet, fête de la révolution française pour notre nation, jour de ma propre révolution et le début de notre amitié. Je passais le reste de l’été en la compagnie d’Estelle.
Estelle avait quatre ans comme moi, des cheveux au carré comme moi, des yeux emplis de rêves, comme moi. Mais Estelle avait un avenir encore incertain et en ce point résidait notre plus grande différence, mais aussi, et surtout, notre plus grande force. Estelle est atteinte de cophose bilatérale, plus communément connue sous la dénomination de surdité profonde. Elle est inappareillable et bien qu’il existe un moyen pour ce type de surdité, l’implant cochléaire, d’autres complications lui empêchent d’en bénéficier. Et comme la plupart des sourds de naissance, Estelle est muette. Son handicap n’a jamais été un problème pour nous ; comme tous les enfants, nous nous amusions ensemble et c’est ainsi qu’auprès d’elle j’appris très tôt le langage signé. Ni Estelle, ni notre amitié, ni même sa particularité qui nous liaient ne m’avaient jamais paru différentes au regard des autres personnes que je côtoyais, jusqu’à ce jour.
Nos six ans sonnaient le début de nos obligations scolaires et c’est ensemble que nous fîmes la découverte de l’école. Etrange me direz-vous, et pourtant, les établissements adaptés aux enfants atteints de surdité étaient loin de chez nous, ne permettant rien d’autres que l’internat. Ces parents et médecins, jugeant que l’éloignement aussi jeune serait davantage un traumatisme qu’un bénéfice pour Estelle, décidèrent de lui épargner cette épreuve. Elle continuerait à travailler avec son enseignante à domicile et suivrai une scolarité normale afin d’avoir une vie sociale. Estelle ayant appris à lire sur les lèvres, il lui était possible de suivre l’essentiel des cours. Et puis j’étais à ses côtés pour faciliter cette transition. Pourtant, à la rentrée, nos camarades de classe avaient été aussi méchants qu’un enfant peut l’être. C’est ce jour-là, pour la première fois, que je pris véritablement conscience de la différence de mon amie. D’abord je ne compris pas cette méchanceté qui m’accablait ; ensuite je subis leurs moqueries, puis je souffris du rejet de mes pairs, comme Estelle. Fort heureusement, cette période trouble ne dura pas grâce à l’intervention systématique des enseignants, parents et médecins qui surent expliquer avec intelligence et pédagogie les maux d’Estelle à ces rejetons sortis du nid. S’il m’avait fallu du temps pour m’apercevoir de la soi-disante différence de mon amie, je me suis vite rendu-compte du bénéfice de sa présence auprès des personnes que l’on fréquenta durant notre scolarité. Cela se déroulait toujours selon le même canevas, l’évidente pitié que l’on pouvait lire dans les regards devenait vite du respect et finissais invariablement par converger sur l’admiration. Longtemps je crus que ces regards s’adressaient uniquement à Estelle,. Aujourd’hui je sais qu’ils étaient dirigés sur nous. Dans chacune des classes on pouvait constater les bienfaits de la présence d’Estelle, elle faisait ouvrir les yeux et les esprits, donnait du courage, soufflait la persévérance et réduisait au silence les plaintes et lamentations. Jamais il n’y eut de classes plus solidaires et soudées que celles dans lesquelles nous passions l’année. Il en allat ainsi de classe en classe jusqu’à aujourd’hui, en terminale. La terminale, elle représente tout à la fois notre victoire et notre défaite. Victoire, car au-delà de l’évidence de notre réussite scolaire, c’est un combat que nous avons remporté ensemble, celui contre le handicap et pour la différence ou, peut-être, pour le handicap et contre la différence, je ne saurai dire. Et défaite, aussi, car cette année met un terme à notre parcours commun. L’année prochaine chacune suivrait son chemin, sa vie, ses aspirations. Durant toutes ces années elle m’apprit à me relever et à franchir les obstacles, elle me fit découvrir le goût des larmes et la saveur du bonheur, elle partagea avec moi ses passions, ses loisirs, ses occupations et je les fis miennes, au nom de notre amitié.
Ainsi, il est vrai, aujourd’hui nous aimons les même choses, nous chérissons les mêmes personnes, nous combattons les mêmes démons et remportons ensemble la bataille. Peut-être vivons-nous à travers l‘autre, probablement vivons-nous l’une sur l’autre et assurément vivons nous l’une pour l’autre. Nous partageons plus, bien plus, que ce qu’une simple amitié ne permet, certains diront probablement, peut-être en faites-vous partie, que nous partageons tout, absolument tout, et peut-être trop. A tel point que l’on ne sache plu très bien si je suis elle, si elle est moi ou si nous l’emporte envers et contre tout, deux êtres qui n’en forment qu’un, ou est-ce un seul séparé en deux corps par la volonté divine ? Je vous laisse le soin de trancher la question. Notre animal favori, les aras, c’est ensemble que nous l’avons rencontré au zoo où il se donnait en spectacle. Tandis qu’il donnait de la voix, je signais pour Estelle ses paroles. Depuis, elle…, nous rêvons qu’à l’image du chien qui guide l’aveugle, les aras rendent aux muets une aide précieuse en leur offrant la commodité de la conversation sur laquelle on ne peut s’assoir en société. Il est l’écho de notre amitié et ses couleurs reflètent le jour de notre rencontre. Notre activité favorite, l’équitation car à l’unisson de notre amitié, c’est par les mouvements du corps que l’échange se dessine avec sa monture. Notre projet, une association qui nous ressemble et nous rassemble, dont l’objet ne serait ni de défendre les sourds et muets, ni de faire connaître leur cause et la nôtre, ni même de récolter des fonds. Cette association à notre image aurait l’orgueil de réunir entendants et non-entendants pour échanger, ni plus ni moins qu’à la manière de tout en chacun, car la différence n’existe que lorsque qu’on la dit. Le silence ne naît que parce que l’on se tait.
Ce projet, nous y avons longuement rêvé, mûrement réfléchi et aujourd’hui nous voulons franchir le pas, nous voulons partager notre vécu et nos expériences, nous voulons nous enrichir de celles des autres, nous voulons leur raconter notre histoire, celle d’une amitié où les non-dits n’existent pas. Nous voulons faire connaître notre association que l’on baptisera Volubile. Paradoxal me direz-vous, et pourtant. Nous la jugeons appropriée au mot, qui décrit tout à la fois son objet et ses valeurs. L’association sera le temple dans lequel on parlera avec abondance et facilité, le temple dans lequel chacun pourra supporter l’autre en l’enroulant de ses bras pour lui éviter la chute. Un temple dans lequel se délieront non seulement les langues mais aussi, et surtout, les mains…
C’est sans doute pourquoi vous me dites aujourd’hui, avec comme un sentiment de compassion dans les yeux, que j’ai vécu pour elle, à travers elle et par elle. Qu’en voulant lui donner mon amitié je lui ai offert ma vie, au risque inconsidéré de perdre la mienne et devenir une pâle copie de sa personne ou, rien de moins peut-être, que son ombre. Bien-entendu, votre délicatesse n’a point formulé les choses ainsi, mais la mienne a saisi ce que peu sont capables de capter dans le labyrinthe de l’esprit. Cela aussi, je le dois à Estelle, car de cette amitié sans nécessité de parole a surgi la sensibilité aux non-dits qui se peignent sur les visages et dans les cœurs. N’ayez crainte de ces mots qui paraissent si rudes sur le papier, je puis vous assurer qu’ils sonnent avec douceur dans mon esprit, car de tels affects me prouvent l’intérêt que vous avez pour ma personne et rien que cela touche les confins de mon cœur. Mais permettez-moi de vous contredire et, peut-être, de vous tranquilliser, qui sait.
Là où vous voyez seulement du mépris pour moi-même, j’y vois de l’intérêt pour l’autre. Là où vous voyez le don de mon existence, j’y vois le partage. Là où vous ne voyez rien d’autres que le signe de mon immobilité future, j’y pressens mon combat à venir. Là où vous ne percevez que mon silence, j’y rencontre l’écriture. Là où vous ne voyez rien de plus qu’une main secourable, moi j’y vois notre amitié.
Dans l’espoir, Madame, de vous rassurer et de vous voir rallier notre cause.
Avec tout mon respect
Némérine
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