Chapitre 5 - Une noix, puis deux
Le retour à la tanière se déroula dans le silence hivernal. Nellis s’arrêta à plusieurs reprises pour cueillir herbes et racines qu’elle déposait dans sa sacoche. Mú le furet furetait dans les buissons. Une volée d’oiseaux décolla à son approche. J’avalai un hoquet. Les ailes et le corps des volatiles étaient entièrement transparents, comme du verre.
─ Des geais de givre, m’indiqua la sorcière. Lorsque les autres espèces migrent vers les contrées chaudes, eux s’épanouissent dans le blizzard.
La ville pouvait bien se situer à une heure de marche de l’orée des bois, j’avais l’impression d’être entré dans un tout autre monde.
À notre arrivée à la clairière du chêne, Nellis nous prépara une tisane dont le fumet fumeux réveilla mes sens endormis.
─ Sauge, poivre, menthe et un soupçon de lavande.
─ Délicieux !
Mon esprit était encombré d’un millier de questions, et autour de chacune d’elle gravitait une foultitude de raisonnements. Je ne savais par quoi commencer, si possible éviter de passer pour un niais. Face à moi, de l’autre côté de l’âtre de braises, l’elfe m’offrait son plus beau masque de contenance. Aucun de nous n’osait briser le silence, qui d’apaisant devenait pesant.
─ Jilam. Que signifie ton nom ?
Satisfait, je me noyai dans ses grands lacs d’or fondu.
─ Euh... Je crois que cela veut dire noix. Enfin, je n’en suis pas certain. Je ne me suis jamais vraiment posé la question, en fait.
─ Dommage. L’étymologie est une véritable passion chez moi. Le sens des noms peuvent nous en apprendre beaucoup sur les personnalités. Tu en veux ?
─ De quoi ?
─ Des noix. Pour accompagner la tisane.
─ Euh... Oui, avec plaisir.
Nellis en ramena une corbeille remplie. De bonnes grosses noix, bien mûres à la couleur. J’en brisai une d’un geste du poignet maîtrisé sans endommager le fruit.
─ Mmmm ! Je n’en ai jamais goûté de pareilles. Elles ont une note caramélisée.
La sorcière m’adressa un sourire amusé.
─ Fraises, noix... Une tête vide clouée sur un ventre plein.
─ Je m’avoue coupable ! Je n’ai jamais pu résister aux gourmandises, au grand dam de mes parents. Enfant, on m’appelait le poisson-bulle. Mes parents ont fini par m’interdire les sucreries. Ils ne voulaient pas d’un fils source de moqueries.
La mention de ma famille ranima la sphère de plombs dans ma poitrine. Chassant les pensées noires, j’entretins la conversation enfin lancée sur les rails.
─ Et Nellis ?
─ Les nellis désignent en langage de la forêt les crottes d’écureuil.
Mes yeux louchèrent d’un air crédule qui fit ricaner mon interlocutrice.
─ Je plaisante ! La nellis est une fleur sauvage qui s’épanouit toute l’année. Ses pétales sont blancs et transparents comme la soie. L’hiver, sa tige grandit pour percer la neige pendant que ses pétales s’épaississent et se couvrent d’un duvet afin de résister au givre. Durant l’été, elle se gorge de lumière jusqu’à doubler de volume. On la nomme aussi « fantôme des bois » ou « fleur de la mémoire » ou encore « morte pâle ». Les elfes des bois déposent des nellis dans les tombes. Leurs pétales absorbent les souvenirs des défunts et les conservent. Les esprits les utilisent aussi pour communiquer avec les vivants.
Bouche bée, je l’observai, émerveillé par tant de savoir jusqu’ici ignoré, ne sachant si elle se fichait de moi.
─ Tu es un vrai puits de connaissances.
La sorcière me gratifia en étirant ses lèvres minces. Je commençais à remarquer des détails jusque là invisibles, comme la fossette discrète sur sa joue gauche quand elle souriait.
─ Merci du compliment. Je t’apprendrai tout ce qu’il faut savoir sur ces bois. Je t’arracherai à ton carcan de citadin.
─ Héhé ! Je pourrai moi aussi t’apprendre deux trois choses, qui sait. Comme le mécanisme de tout à l’heure.
─ Ma curiosité ne connaît aucune limite. Même la bêtise humaine peut révéler un certain intérêt.
─ Tu sais ce qu’il te dit l’humain ! mimai-je la vexation en la menaçant d’une noix épaisse comme ma paume.
La conversation continua dans une humeur partageuse. Les sources chaudes m’avaient décontracté. Je me sentais léger. Je dus interrompre notre entretien pour sortir purger les litres de tisane engloutis pendant que Nellis en préparait une cinquième théière. À mon retour, j’étais enfin décidé à poser la question fatidique trop longtemps laissée en suspend.
─ Tout à l’heure, aux sources, tu... tu as parlé du fait que nous étions maintenant mari et femme.
La pyramide de broussailles s’était dressée par-dessus les yeux de chat.
─ Je... enfin... tu n’avais plus mentionné ce fait depuis hier, lorsque tu es allé me trouver dans la clairière.
─ Crache le morceau, Jilam, m’encouragea-t-elle d’un ton un peu sec.
─ Ce que je veux dire, c’est... Est-ce que tout ça est bien réel ?
Nellis demeura immobile à me regarder, puis me griffa le dessus de la main.
─ Cela m’en a tout l’air, déclara-t-elle.
─ Non, je... J’ignore comment le formuler.
Je m’étais mis à tripoter l’énorme noix afin d’occuper mes mains vagabondes.
─ Parle simplement.
─ Tu m’as demandé si je souhaitais t’épouser. Je t’ai répondu oui. Ensuite, nous n’en avons plus reparlé, comme si les choses étaient déjà réglées. Et puis, aux sources, tu nous as présenté de façon à faire penser que nous étions déjà mari et femme.
─ Mais c’est ce que nous sommes, Jilam, affirma avec un calme déconcertant l’elfe des bois. Nous avons tous deux exprimés notre consentement.
─ Quoi ?
─ C’est la façon de faire des elfes. J’ignore comment cela marche pour vous, humains, mais chez le peuple de la forêt, il suffit que les amants proclament leur accord mutuel pour que le mariage soit effectif. En principe, il nous reste toujours à formuler les vœux, mais c’est là un simple rituel cérémoniel réservé à l’intimité du couple.
─ C’est là tout ? Pas besoin de témoins ?
─ Les vœux ne sont réservés qu’à l’intimité du couple.
─ Nous sommes mariés !?
─ Inutile de faire tant de manières pour si peu.
Mes doigts serraient la coque comme s’ils s’accrochaient désespérément à une paroi au-dessus du vide.
─ Si tu le souhaites, nous pouvons prononcer nos vœux ici et maintenant.
─ Aucune cérémonie ?
Impossible pour ma bouche de sortir plus de quelques mots.
─ Les elfes des bois célèbrent la première lune de l’union, puis toutes les douze lunes. C’est la tradition. Cela permet, selon eux, de renforcer les liens des deux cœurs amants.
─ Je...
L’idée que j’essayais d’exprimer, sans être capable de la faire traverser le torrent de pensées, c’était à quel point j’estimais ces pratiques qui, sous leur air de simplicité, respiraient davantage de symbolique et de romantisme que tous les rituels et les fêtes que je connaissais. Des semaines et des semaines de préparations pour arriver enfin jusqu’aux vœux, prononcés dans un cadre codifié à l’extrême. Ici, pas besoin de prêtre, pas de documents à signer, pas d’accord de la famille pour donner un statut officiel aux liens d’amour. La simple union de deux êtres qui s’aiment.
─ Jilam, m’appela Nellis de l’autre côté du voile. Pourquoi pleures-tu ?
─ Hein ?
Des larmes à la naissance de mes paupières.
─ Ce n’est rien. Tu as simplement eu la main lourde sur le poivre, me défendis-je en essuyant mon émotivité.
─ Tu veux que nous prononcions nos vœux à présent ?
─ Je...
Je réfléchis un instant. Une lumière s’alluma, quelque part.
─ Non. Que dirais-tu de le faire à la nuit tombée, dans la clairière de notre rencontre ?
La sorcière m’observa sous son masque de maîtrise, lequel se fendit d’un sourire accompagné de sa fossette.
─ Très bonne idée ! Tu as plus d’imagination que je ne le pensais.
Je lui adressai un rire gêné.
─ J’ignore si je dois le prendre pour un compliment.
Un furet-léopard nous interrompit en entrant dans la tanière, une musaraigne prisonnière de sa gueule.
─ Mú ! Je t’ai déjà dit de ne pas dévorer tes proies ici. Tu vas salir les nattes.
Le prédateur lorgna son âme sœur avec défi avant de s’en aller d’une allure ronchonne, en tortillant ses fesses tachetées.
Je m’attelai enfin à ouvrir la noix géante, mais l’épaisse coquille résistait férocement. Elle finit par exploser dans un déluge d’éclats, dont un vint se loger dans mon œil.
─ Merde !
Un rire de chouette réchauffa encore le cocon de douceur.
─ J’ai désormais deux enfants à ma charge, plaisanta Nellis.
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