Chapitre 7 - Le doigt du Diable
Mon souffle n’était plus que du papier de verre qui frottait dans ma gorge, mes poumons, deux charbons se consumant dans un brasero. Mes jambes s’étiraient comme faites de vapeur. Je priais que les racines m’épargnent, sinon j’étais cuit. J’avais perdu trace de Nellis.
Les ombres furtives gémissaient entre les troncs obscurs. Gémissements ponctués de cris stridents à l’intention des congénères.
S’en est fini. Ma vie s’achève ici et maintenant. Merde ! Merde ! Merde !
Ce qui devait arriver arriva. Je me retrouvai soudain à manger les feuilles givrées. Je recrachai le goût de moisi. Une main incandescente me serrait fermement le cou, tranchant ma respiration. Mon esprit tanguait à l’intérieur d’une enveloppe transformée en vieil édredon rongé par l’humidité.
Je consommai mes ultimes forces à redresser la tête, emprunt d’un sentiment puéril de fierté, bien décidé à regarder la mort en face.
La dite-mort, la mienne, arborait de splendides brasiers violets enveloppés d’un manteau de fumée noire. L’esprit ouvrit sa gueule vaporeuse, hérissée de dents en obsidienne. Un filet de cendres dégoulina des lippes goudronnées. Souffle froid inodore léchant mon visage.
Une intense lumière voila la réalité. Un instant, je crus que le soleil avait avalé le monde. Une main griffue émergea de l’ondée. Je la saisis.
─ Nellis, grognai-je, dents serrées contre l’horrible douleur qui enlaçait tout mon être.
─ Par ici !
Une force prodigieuse me projeta à travers le sous-bois, qui réapparaissait petit à petit. Les loups de fumée jappaient à nos trousses. Les pieds de la sorcière flottaient, comme à leur habitude, par-dessus le tapis givré. Nous grimpâmes une butte. À son sommet, une grotte perçait le flanc de la montagne. Griffes plantées dans le poignet, Nellis m’entraîna dans l’abîme.
Nous reprîmes notre souffle. Moi en tout cas. Mains sur les genoux, je tâchai de me souvenir comment inspirer et expirer correctement.
─ Tu as dit que tu saurais leur parler ! éructai-je une fois retrouvé l’usage de la parole.
─ Les loups de fumée sont têtus. Ils n’aiment pas qu’on empiète sur leur territoire.
─ Où est Mú ? questionnai-je en me rendant soudain compte de l’absence du furet-léopard.
─ Sans doute planqué dans un trou ou au sommet d’un arbre. Ne t’en fais pas. Les esprits ne l’attraperont pas. Je le sentirais sinon.
Le lien des totems, hein ?
─ Que sont créatures au juste ?
─ Des esprits de la forêt. Ils chassent en meute, comme les loups sauvages. Leur nature est de nettoyer les bois des impuretés qui les souillent.
Tout en parlant, Nellis époussetait ses fourrures.
─ C’est donc ça. Ils nous auront pris pour de la vermine, hein ? Fallait-il seulement que tu viennes à tout prix les embêter ?
─ Je t’avais pourtant suggéré de rester au chêne. C’est toi qui as insisté pour m’accompagner.
─ Je n’avais aucune envie de rester seul à t’attendre. C’est toi qui voulais à tout prix cueillir ces plantes.
─ L’armoise rubis ne pousse qu’au contact des loups de fumée, se défendit la sorcière, moue équivoque et épaules haussées.
─ Quelle idée d’aller fricoter avec des esprits susceptibles quand on ne sait pas négocier, me plaignis-je en louchant sur le plafond de stalactites.
─ Comment ça je ne sais pas négocier ?! s’offusqua Nellis. J’ai bien réussi à te convaincre.
─ Convaincre un naïf ! Quel talent ! la moquai-je dans un éclair de lucidité.
Une pyramide de broussailles se dressa, menaçante. Depuis notre mariage, mon sens de l’observation m’avait fait remarquer que l’arcade sourcilière couvait une signification : la gauche dubitative et la droite agacée.
Un flux tiède balaya l’irritation née des fruits de la terreur.
─ Merci, lâchai-je enfin. Merci d’être venu me chercher.
Mes phalanges massaient mon poignet tailladé par les griffes de l’elfe.
─ Pardon pour ça, murmura Nellis.
─ Non, lui rétorquai-je sous un masque radieux. Recommences quand tu veux... euh.
Le sourcil gauche s’arqua en pointe de flèche tandis que mes joues se gonflaient de gêne.
─ Euh... je ne voulais pas dire... enfin... tu m’as compris. Rien à voir avec...
─ Avec quoi ? ricana la malicieuse sorcière.
La honte étouffa les mots.
─ Ta pudeur ne cessera jamais de m’amuser, me réconforta cette épouse qui était mienne.
J’ai encore peine à le croire.
Ses longs doigts attrapèrent avec douceur ma main intacte. L’exploration de l’abîme débuta. Les ténèbres ne tardèrent pas à dérober ma vision. Leurs dents invisibles harassaient ma peau au travers de la grosse laine, intensifiant les plaintes de mes muscles courbaturés.
─ Il fait un froid de mort ici, commentai-je dans un souffle dolent.
─ Ces grottes forment un gigantesque labyrinthe. Deux âmes pourraient y passer une vie entière sans jamais se croiser. Ne lâche surtout pas ma main.
La voix de Nellis transpirait à peine la fatigue.
─ Jamais je ne ferai une chose pareille.
Deux étincelles jaunes percèrent le néant. Je m’amusais à redessiner ses traits par-dessus le tableau noir, histoire de faire passer l’angoisse. Depuis tout petit, la peur de la nuit ne m’avait jamais quitté.
─ Tu es certaine que les loups ne nous suivrons pas ici ?
─ Les esprits de la forêt évitent les lieux hantés.
─ Hantés !? sursautai-je en avalant de travers.
─ Les elfes des bois inhumaient autrefois leurs défunts dans ces grottes. Mais ça fait longtemps qu’elles ne sont plus utilisées. Pas de panique, me rassura la sorcière en sentant mes tremblements. Les morts se fichent bien des vivants tant qu’on les laisse reposer en paix. Évite simplement de hurler des insanités ou de t’asseoir sur une tombe.
─ D... d’accord, bafouillai-je, conscient que, en son absence, je serais très certainement recroquevillé dans un coin à geindre de mon malheur. Et les ours ?
─ Ils n’hibernent pas dans les cryptes. Arrête de t’inquiéter, Monsieur le citadin. Tant que tu es avec moi, il ne peut rien t’arriver.
─ Oui... Je sais, chuchotai-je, apaisé mais aussi un peu honteux de dépendre ainsi de quelqu’un.
Que diraient mes parents s’ils me voyaient en cet instant ?
Il était rare que mon ancienne vie s’immisce au milieu de mes pensées éveillées, préférant d’ordinaire peupler mes songes. Lorsque cela advenait, comme maintenant, une nuée se glissait dans ma poitrine pour ralentir les battements de mon cœur, qui devenait dès lors aussi pesant qu’une tartiflette dans l’estomac.
Le temps paraissait figé dans ces tunnels, invisibles à la pauvre créature diurne que j’étais. L’elfe nyctalope calquait son allure pour m’éviter de trébucher.
─ Tu as déjà visité ces grottes ? m’adressai-je aux ténèbres.
─ Pour la cueillette, oui. Les cryptes offrent une vie unique.
Sa réponse ne m’étonnait guère. Nellis était du genre à braver le torrent d’une cascade pour un ingrédient.
─ Le cycle perpétuel. La mort est un état dont la vie se nourrit, récitai-je mes lectures de sorte à couvrir le silence pesant des ombres.
─ La mort n’est rien de plus que la négation de l’être, rétorqua gravement Nellis, dont je sentis la poigne se crisper légèrement.
─ Que veux-tu dire ? demandai-je, interloqué par la note de colère dans sa voix.
─ Tu es un humain. La mort est pour ton espèce une compagne quotidienne. Elle offre le réconfort pour certains, la peine pour d’autres. Les elfes des bois entretiennent avec elle une relation très différente. Nous méprisons la mort pour ce qu’elle est, l’absence d’existence. Nos corps supportent des siècles d’usage en se détériorant très lentement, contrairement au vôtre qui tombe en poussière au bout de quelques décennies. Un elfe peut mourir de maladie ou d’accident, mais jamais de vieillesse.
─ Tu es donc immortelle !? l’interrompis-je, rendu ivre par son discours hallucinant.
─ Je l’ignore. Tous les elfes des bois, même les plus anciens, qui portent le poids de plusieurs siècles, l’ignorent. La conscience ne tolère pas l’infini. Tôt ou tard, l’esprit d’un elfe aspire au repos. Il s’enfonce alors dans les bras du néant sans regret, certain d’avoir pleinement vécu. À mes yeux et à ceux des miens, la mort est un sommeil sans rêve que l’on entreprend une fois rassasié de rêves.
Une ombre se glissa parmi mes certitudes.
Comment n’y avais-tu pas songé ? Tête de gland ! Si tu ne meurs pas bêtement, tu peux espérer vivre auprès d’elle encore soixante, au mieux quatre-vingt ans. Tu seras un vieux grabataire qu’elle sera la même sorcière au teint laiteux et velouté.
Nellis devait avoir surpris mes doutes. Un courant ardent se transmit de sa paume à travers mes courbatures tandis que flottait en ma direction le couple de brasiers. La soie caressa mes lèvres. La sève chassa la bile acide. Mes doigts se perdirent dans les nœuds de fils d’araignée.
Après ce baiser, notre errance continua silencieuse. Le pouvoir de la sorcière n’avait pas entièrement étouffé mes remises en question. Elles couvaient toujours dans un coin de ma tête, telle l’étincelle d’une bougie. Une vision splendide acheva de les bâillonner.
Des centaines de lanternes illuminaient la grotte en tenant tête aux ténèbres voraces. De ma mer de souvenirs émergea l’image de la clairière et de son dôme étoilé.
─ Des vers luisants, murmura tout doucement Nellis.
─ Incroyable ! m’ébahis-je tout en me frappant la joue.
─ Non, idiot. Tu n’es pas en train de rêver.
Les vers luisants, qui donnaient l’impression de léviter dans la nuit, arboraient différentes palettes de couleurs chaudes. Leur lumière, bien que dépourvue de la moindre chaleur, desserra pourtant les mâchoires froides.
Nous longeâmes la nef de stalactites et de stalagmites qui s’embrassaient en créant des rangées de colonnes. Entre la roche, suintante à la lueur des vers, je distinguai des parois taillées de main humaine, ou plutôt elfique. Des tombes. Une autre peur, celle des fantômes, se rappela à moi.
Au niveau d’un croisement, Nellis s’arrêta pour plonger dans ses souvenirs.
─ Ton sens de l’orientation est-il aussi doué que celui du négoce ? la taquinai-je.
J’évitai le caillou qu’elle me balançait.
─ Tais-toi, je me concentre !
─ Je croyais qu’il ne fallait pas déranger les morts.
─ Va donc te perdre plus loin, sale gosse !
En attendant qu’elle retrouve notre chemin, je m’attardai sur les épitaphes des tombes, profitant de l’occasion pour m’entraîner. Nellis avait commencé à m’enseigner la langue des bois. Par chance, humains et elfes usaient du même alphabet. L’érosion rendait difficile la lecture de la plupart des inscriptions. Je parvins néanmoins à en traduire une.
En souvenir du garçon qui rêvait de liberté.
Un craquement interrompit le fil de mes pensées. Je me tournai vers Nellis pour la découvrir face à une imposante silhouette. Ma propre voix s’étouffa dans ma gorge.
La créature, qui dominait l’elfe d’un bon mètre, représentait, sans conteste, la chose la plus terrifiante et écœurante qu’il m’avait été donné de contempler. Le corps, humanoïde, entièrement écorché, les fibres musculaires couvertes de nécroses. Ses bras pendaient jusqu’à ses pieds comme ceux d’un gorille. Quelques touffes de cheveux s’effilaient autour du crâne scalpé. Deux globes énormes lorgnaient la sorcière qui paraissait plus frêle que jamais.
Nellis ne recula pas, probablement figée par la peur.
Bouge, abruti !
Mes jambes refusaient d’obéir, l’effroi étranglant l’inquiétude.
Putain ! Putain ! Mais bouge !!!
Un son de portail mal huilé perturba la paix des défunts.
─ Qui es-tu, toi qui ment en osant prétendre à la divinité ?
La sorcière demeura de marbre, défiant l’horreur du regard. Aucun trait d’angoisse sur son visage fier. J’étais sidéré.
─ Je ne mens ni ne prétends quoi que ce soit, rétorqua la colère. C’est toi qui viens nous embêter sans qu’on t’ait sonné.
Un rire, aussi affreux que ridicule, vibra à travers les catacombes et rajouta une couche à ma paralysie.
─ Misérable sotte ! Je suis le Diable ! se présenta l’engeance en pointant un doigt nécrosé sous le nez de sa victime.
─ Très bien. J’en ai strictement rien à faire. Je déteste qu’on interrompe mes réflexions.
À ses paroles, prononcées avec un calme hautain, les globes du monstre s’écarquillèrent dans leurs orbites sanglantes.
─ Tu n’as pas peur ? Pas même un soupçon ?
─ Non. Maintenant va-t’en. J’aimerais rentrer avant que la nuit tombe.
La malice chassa la surprise de la figure de dégoût, dont la mâchoire manqua se détacher en offrant un large sourire goguenard.
─ Tu seras libre de t’en aller si tu fais démonstration de tes pouvoirs.
Je notai que l’écorché affirmant être le Diable ne calculait même pas ma présence. Nellis occupait la totalité de sa sordide attention.
─ Que veux-tu que je fasse ? soupira l’elfe.
─ Croque mon doigt.
D’abord hésitante face à pareille demande, la sorcière mordit le bout de l’index tendu et en arracha un morceau, qu’elle mâcha avant de recracher brusquement par terre.
─ C’est la preuve que tu es une menteuse, ricana le Diable aux anges.
─ Tu as tout bonnement un goût effroyable, se défendit Nellis dans une démonstration de grimaces.
Le rire absurde se déchaîna de nouveau.
─ Il est vrai ! acquiesça le monstre tout guilleret, étranger à la frustration.
─ J’ai réussi ton épreuve moisie. Tu peux nous laisser maintenant ? s’agaça l’elfe d’un ton menaçant.
Le doigt amputé mima les aiguilles d’une horloge.
─ Teu, teu, teu. Je suis le Diable. Ma parole ne vaut rien. Tu as été niaise de me croire, petit ange.
Un rictus cruel déchira la beauté sauvage.
─ Je ne suis pas un ange.
La sorcière saisit les bras tombants de la créature et tira dessus de toutes ses forces. Le Diable se mit à hurler de rire comme un enfant que l’on chatouille. Devant ce spectacle irréel, mon corps était aussi mort que mes pensées, défaites dans leur lutte pour saisir un sens à tout cela. L’absurdité ne laissait même pas de place à la peur.
─ Qu’est-ce tu essaies de faire ? confronta l’écorché entre deux sanglots de folie.
Nellis finit par lâcher sa prise. L’air énervé, elle toucha le front du Diable de la griffe de son index. La chair nécrosée commença à fumer, puis à s’émietter en cendres. Les hurlements de douleur succédèrent aux rires. Le monstre se débattait sans réussir à échapper à l’emprise de la sorcière. À la fin, il ne resta de son écœurante apparence qu’un tas de poussière.
Ma femme avait elle aussi disparu. À la place, un portail taillé en silhouette s’ouvrait sur l’infini cosmos. Le flambeau des étoiles dansant dans un ballet de novas supplantait la caverne des vers luisants. Le spectre enveloppé du manteau de l’Univers s’approcha. Je reculai d’instinct face au vide titubant, trébuchant sur le sol humide de la grotte. Une voix m’appelait.
─ Jilam...
Je ne la reconnus pas.
Un bras de matière noire parcouru de galaxies m’aida à me relever. Une sensation indescriptible. Comme si... comme si mes doigts s’enroulaient autour de la substance même de l’espace-temps.
La vision s’effaça tel le songe au réveil. Nellis se tenait devant moi, les traits inquiets dessinés par la lueur vaporeuse des lampyres.
Je retrouvai le souvenir des mots au sortir des grottes.
─ Q... Qu’est-ce que c’était ?
─ Je l’ignore, me répondit calmement Nellis.
─ Tu mens.
─ C’est finis, aujourd’hui, de me traiter de menteuse à tout va ?!
La couronne flamboyante du couchant s’enfouissait derrière l’horizon de vallons boisés.
─ Qui... qu’est-ce tu es ?
Mon regard plongea dans ses pupilles de chat, tâchant de discerner la moindre fissure de doute. La sorcière me tourna le dos en balayant la question d’un revers dédaigneux.
─ Je déteste discuter le ventre vide. Je vais nous préparer un délicieux ragoût à la sauce d’armoise rubis. Tu m’en diras des nouvelles. Et ça te remettra de ta journée.
Je l’observais sans comprendre ce que mes yeux contemplaient, ma mer de pensées en proie aux caprices de Charybde. Le Léviathan se débattait péniblement dans le tourbillon. À peine avais-je commencé à dépeindre la Sorcière des Bois qu’un raz-de-marée emportait les prémices du tableau.
Qui est-elle vraiment ?
Une part de moi s’effrayait à l’idée de connaître la réponse.
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