Chapitre 16 - Choisir de ne pas choisir
Le cheval s’approchait en marchant sur l’eau. Non. Pas un cheval. Une licorne... Une foutue licorne ! Comment je suis atterri là ? Souviens-toi Jilam... Souviens-toi...
Le feu a ce pouvoir de capter l’esprit. Sa chaleur vous happe et la danse de ses flammes vous aspire. Là, une harde d’étincelles. Elle galope sur la lande rouge, grimpe les montagnes du crépuscule et enfourche les colonnes de nuages blancs. Puis l’œil dessine des traits. Le nez, un peu tordu. Les yeux décalés, l’un rubis et l’autre émeraude. Sa bouche... On dirait qu’il fait la moue. Lui aussi il s’ennuie ? Hein ?
─ Hé ho, la marmotte, t’as fini de rêvasser ?
Je jetai un œil au foyer, le visage effacé. Sans le vouloir, je poussai un soupir las.
─ T’écoutes ce que je te raconte ? s’agaça Nellis.
─ Oui, oui. Désolé, je suis crevé. Je vais me coucher.
Trois secondes plus tard, je m’effondrai sur notre lit de coussins-guimauves. J’entendis la sorcière ronchonner pendant qu’elle rangeait ses affaires bruyamment.
─ Je sors, dit-elle simplement.
─ Hmmhmm.
Une seconde après, je dormais.
Je me réveillai avec la déesse de l’aube, seul.
─ Elle a dû être retenue par sa cueillette.
Deux fois par mois, parfois trois, elle faisait nuit blanche pour, je la cite, « rendre visite à mes copines qui broient du noir », le petit nom qu’elle donnait aux plantes poussant uniquement dans l’obscurité à la lumière de lune.
J’engloutis en deux-deux une tartine de pain à la farine de noix et de confiture de groseilles, puis m’empressai de faire mon sac.
Le village du Cœur-du-Bois se situait à une douzaine de kilomètres de la tanière du chêne, au niveau du premier pilier de la montagne que les elfes appelaient le Tombeau de Pierre, et baptisée le Mont des Farfadets par les gens de la ville. Le Cœur-du-Bois offrait le tableau d’une communion de grands arbres, très anciens, leurs branches entrelacées formant un dôme végétal veiné de lumière.
L’éclat pâle du matin réveillait doucement le sous-bois. Les grives grivoises et les pinsons-sève commençaient tout juste à chanter. De la buée sortait de ma bouche. Je frissonnais malgré mon manteau. L’été mourrait à petit feu. D’ici une demi-lune, selon Nellis, les feuilles se pareraient de leur robe automnale. Mais, pour le moment, la vie poursuivait son cours paisible.
Fatigue et douleur ne tardèrent pas à me rejoindre. Faute de graisse pour les entretenir, mes muscles refusaient de pousser, et ce en dépit de l’endurance accumulée au cours des neuf mois passés à arpenter les versants montagneux et affronter la nature chaotique. Mes jambes, taillées pour les chemins sauvages et les dénivelés incessants, étaient couturées de cicatrices comme une vieille assiette.
Car tous les efforts du monde ne changeraient rien au fait que j’étais humain et que ces bois n’étaient pas faits pour ceux de mon espèce. Les elfes, les démons et les autres forestiers avaient mis des siècles, des millénaires à s’adapter aux conditions de leur environnement. J’étais un enfant des villes, fils de notables, ayant grandi dans un manoir à l’abri de hauts murs, entouré d’une armée de serviteurs pour répondre à mes moindres besoins.
Et pourtant, bien que je peine encore à trouver ma place en un lieu si peu destiné à quelqu’un comme moi – pour ne pas dire fragile –, je ressentais une chose que rarement j’avais ressenti et que les gens appellent « bonheur ». Les crampes permanentes, l’impression constante d’yeux guetteurs planqués dans les fourrés ou les frondaisons des arbres, le danger de tomber sur quelque bête affamée ou soucieuse de la territorialité, ou bien des esprits mal lunés, et puis celui de se casser une jambe sans personne autour pour entendre tes cris, le risque d’attraper une maladie que mon corps frêle ne saurait vaincre. Je ne comptais plus le nombre de fois où la mort m’avait frôlé. Je conservais encore certaines traces de ces occasions manquées de connaître ce qui se trouvait au-delà de la réalité.
Je mentirais si je prétendais me ficher de toutes ces choses. Si j’avais le choix, je préférerais ne pas mourir d’une fièvre ou dans la gueule d’un monstre, ne pas être maudit pour l’éternité par un lémure, ni faire une hémorragie dans un trou paumé. Je détestais le froid, la douleur encore plus.
Mais au moins, ici, j’avais quelqu’un pour me réchauffer et soigner mes blessures, des yeux pour me veiller en cas de maladie et des bras pour me consoler si j’étais triste. Des oreilles pour écouter et une bouche pour me répondre, et m’embrasser. Je n’avais plus à faire la discussion avec moi-même ou quelque ami imaginaire tiré de mes bouquins favoris. Ici, dans ces bois loin de la civilisation, je n’étais pas seul.
Une seule chose me manquait vraiment : les livres. Le fait de ne pouvoir dévorer quelques pages, me bercer du seul son de ma voix avant d’aller dormir.
Certes, j’avais droit chaque soir aux contes de la sorcière. Nellis avait beau avoir tiré un trait sur son passé – quelle que soit la raison –, elle n’en demeurait pas moins avec les souvenirs de ses voyages de part le monde et ses régions sauvages. Sans compter la foultitude de légendes, de fables et de poèmes hérités de ses rencontres, essentiellement des ermites et des aventuriers comme elle. De quoi combler mon manque d’imagination pour le restant de mes jours.
Mais, bon, je n’osais l’avouer à ma bien-aimée, sa façon de conter devenait un peu redondante, comme ses pérégrinations, où elle affrontait sans arrêt esprits démoniaque et autres monstres velus ou écailleux. En fait, elle passait autant de temps à décrire les environnements que ses hauts faits, certes impressionnants ; sauf qu’à force de voir le héros triompher de ses ennemis, on finit par s’ennuyer.
Il me fallait du sang neuf, j’avais besoin d’entendre de nouvelles histoires, « des vies d’encre » comme j’aimais les appeler. Et aussi, j’avais besoin d’être seul avec ces histoires, sans une sorcière pour commenter ou un furet qui me dévisage. J’y pensais de plus en plus ces derniers jours. Je désirais plus que tout m’asseoir au pied d’un arbre et lire, une heure ou deux, pas plus. Simplement changer d’air. Vivre pour moi, juste un moment dans la journée.
Je me sentais un peu honteux vis-à-vis de Nellis, qui faisait tout pour m’intégrer à son quotidien, rôdé depuis un siècle. C’était pour cela, et une autre raison, que décision fut prise de me rendre au Cœur-du-Bois sans lui en parler. Après plusieurs jours d’atermoiements, de soirées passées dans les nuages, à contempler le feu sans écouter Nellis, et de nuits à cogiter, j’avais finalement fait le grand saut.
Advienne que pourra.
J’arrivai au village avec une bonne suée et des crampes des mollets aux épaules. Une atmosphère lugubre régnait dans les environs, comme si un brouillard invisible atténuait la lumière du zénith. Un léger froid emplit mes poumons lorsque je repris mon souffle.
Douze kilomètres quand même !
Le village se mariait si harmonieusement avec le bois que repérer les bâtiments nécessitait quelques secondes d’attention. Les tanières elfes fondues parfaitement aux troncs des vieux arbres, une foule de cabanes coincées parmi les nœuds des branchages et quelques terriers creusés dans les buttes formées par les grosses racines.
Sauf que... Il manque quelque chose dans ce village d’elfes... Les elfes !
Il n’existait aucun sentier car les elfes ne laissaient pas de trace de leur passage. J’arpentais donc le sous-bois quand une brise perça le dôme de feuilles et de branches. Son chant apaisa la tension née du silence. Au bout de quelques instants, mes tympans discernèrent une mélodie dans le vent.
Non. Je ne rêve pas.
Je partis en quête de la source de cette étrange musique dissimulée sous la forme d’une douce brise. Je dénichai ainsi les elfes disparus, rassemblés sur l’autre rive du ruisseau, dans une clairière cernée de hêtres majestueux. Je me planquai à l’ombre d’un des grands arbres, le regard timide balayant la foule d’oreilles pointues et les pensées bercées de la tendre mélopée que j’avais confondue avec le vent. Un puissant chagrin enrobait les paroles que je ne saisissais pas.
Le temps semblait suspendu dans l’enclos des hêtres. Je me sentais comme une chèvre perdue au milieu des moutons.
Puis le chant cessa, faisant place au silence du recueillement. Les elfes s’agenouillèrent comme un seul, me révélant la raison de leur assemblée. La centaine de villageois formait un cercle autour d’un trou. Des pétales de fleurs, bleus et roses, disséminées au sol, traçaient un symbole étrange. Je reconnus la vieille Gardienne au premier rang des agenouillés. Tandis que les autres continuaient de se recueillir, l’ancienne se redressa, toujours sur les genoux, saisit délicatement, entre ses longs doigts charbonneux, un bouquet de plantes ficelées, le secoua au-dessus du trou avant de le déposa à l’intérieur.
Puis elle entonna, d’une voix lente et aspirée, un chant lancinant à déchirer le cœur. Les vers du poème semblaient avoir remonté le cours du temps, chaque mot imprégné de la force des âges. J’en aurais pleuré, mais je me retins, voyant que personne parmi les elfes prostrés ne versaient de larmes.
La cérémonie se termina là. L’assemblée se dispersa. Aucun regard ne croisa le mien. Pour cause, mes yeux honteux ne quittaient pas le sol. Plus que tout, je souhaitais me changer en fantôme. Une main se posa délicatement sur mon épaule, comme un oiseau sur son perchoir. Je reconnus la danseuse qui fut ma professeure. L’elfe avait troqué sa robe bleue transparente contre une tunique des bois grise mais demeurait toujours resplendissante. Elle ne dit rien, se contentant de m’adresser un sourire et de faire cligner ses paupières vertes avant de se retirer. Je sentais le sang gonfler mes joues.
Seule la Gardienne demeurait près du trou. Je restais planté à l’ombre du hêtre, tel un voyeur. Son visage de papier fripé quitta le recueillement pour s’offrir à la lumière du jour. Je sentis son regard m’agripper. Elle me fit signe de m’approcher. J’obéis, hésitant.
─ Bonjour, Jilam, me salua la vieille elfe d’une voix aimable. Que les esprits veillent sur toi en cette triste journée.
─ B... Bonjour.
Je pus enfin jeter un œil au contenu du trou. Même si je m’y attendais, j’esquissai néanmoins un mouvement de recul.
─ P... Pardon.
La Gardienne me sourit, autant avec ses lèvres qu’avec ses yeux.
─ Pourquoi t’excuses-tu ? Tu as eu le courage de rester au lieu de t’enfuir. Je te remercie pour ta décence. Viens donc t’asseoir près de moi, enfant de l’Homme.
Sa main, taillée dans le charbon, tapota le tapis de pétales. Je m’agenouillai à sa droite, ayant pris soin de ne pas marcher sur le symbole floral. Mes yeux se fixèrent alors sur une branche de hêtre où s’attelait un pinson-sève. Je songeai alors à mon impolitesse et m’obligeai à regarder la tombe. L’elfe était allongée en position fœtale, vêtue d’une belle chemise en soie verte cousue de branches bourgeonnantes et d’un pantalon bleu nuit. Ses pieds étaient nus. Ses cheveux tressés reposaient contre sa nuque effilée.
─ Regarde-la, murmura la Gardienne. Elle est si belle quand elle dort.
Son visage respirait en effet la quiétude du dormeur. Jamais je n’avais imaginé la mort si belle.
─ Je la revois quand elle n’était qu’un bourgeon, ses yeux plus gros que ses joues. Elle offrait le même visage en dormant.
Chaque mot était prononcé avec une certaine pesanteur, pourtant, je ne percevais aucun chagrin dans sa voix, aussi calme et maîtrisée que lors de notre première, et unique, rencontre.
Je savais devoir dire quelque chose au risque de paraître froid et insensible.
─ Elle était de votre famille ?
Elle me regarda comme si je venais de dire une ânerie.
─ Tous les elfes de ces bois sont de mon sang, enfant. J’ai tressé un berceau en lianes de saule pour chacun d’eux à leur naissance. Je les ai vus grandir et j’en ai vu certains mourir.
─ Je... Je suis désolé... Je ne voulais pas...
─ Te montrer insensible, trancha l’ancienne. Tu sais, Jilam, la compassion réside parfois dans l’art de se taire.
Une claque aurait eu le même effet que ses paroles. Ses traits se déridèrent – un tantinet – et elle parla avec plus de gentillesse.
─ Excuse ma brusquerie. Il n’est pas facile pour un humain de saisir l’esprit du bois. Que dirais-tu, pour me faire pardonner, de venir chez moi prendre le thé ? C’est pour me voir que tu es ici après tout.
Je sursautai.
─ Oui... mais... comment...
─ Je le sais ? Tu es venu seul, sans ta sorcière. Tu es donc ici pour une affaire qui ne la concerne pas, ou bien qui risque de la mettre en colère. Et qui mieux que moi remplit ce dernier critère ?
Elle conclut son étonnante déduction par un sourire empreint de ruse et de malice.
Je restai penaud quand elle se levait.
─ Et bien, viens-tu ? m’appela-t-elle.
─ Oui, mais... Je veux dire...
Mon regard désigna l’elfe défunte dans son trou.
─ L’esprit fossoyeur du Sentier des Hêtres tiendra à l’écart les charognards jusqu’à ce que le Seigneur des Pluies et la Mère des Vents s’occupent de la border. Viens.
Cela sonnait davantage comme un ordre qu’une invitation.
La tanière de la Gardienne correspondait à mes souvenirs, très limités. Mes yeux ne pouvaient se détacher de la bibliothèque tandis que mon hôte préparait le thé. La première gorgée fut écœurante. La vieille elfe ne remarqua pas ma grimace, ou du moins l’ignora. Je testai une seconde gorgée... qui se révéla pire que la première. Je reposai la timbale près du foyer de braises dans l’intention ferme de ne plus y toucher.
Nellis m’avait bien fait comprendre, sans jamais me le signifier clairement, d’éviter la vieille elfe à l’avenir. Mais à moins de me séquestrer, de me faire surveiller par Mú ou de jouer à la chouette quand je m’éclipsais, la sorcière ne pouvait m’empêcher d’aller et venir selon mon envie.
─ Tu dois avoir pas mal de questions qui trottent dans ta tête, m’interpela l’ancienne après un silence de bienséance.
Je demeurai coi, à moitié somnolent en raison de l’air des lieux.
─ Qu’as-tu pensé de tout ça ?
─ Comment ?
─ C’était la première fois que tu assistais à l’une de nos funérailles. Qu’est-ce que cela t’inspire ?
La Gardienne demeura patiente le temps que je mette de l’ordre dans mes pensées, sirotant son thé tout en me fixant du regard de ceux qui savent déjà toutes les réponses.
─ En fait... Je pensais que les elfes des bois ne mouraient pas.
─ Qui t’as raconté cela ? Ta sorcière ?
Le ton de mépris qu’elle employait lorsqu’elle faisait référence à Nellis me rendait furieux. Toutefois, j’étais trop intimidé pour dire quoi que ce soit.
─ Oui... Enfin... Elle m’a dit que vous ne mouriez pas de vieillesse.
L’ancienne marqua une pause histoire de rajouter à la pesanteur ambiante, puis parla :
─ C’est vrai. Le peuple du bois ne peut être tué par le temps. Mais nous pouvons être pris en traître par la maladie, comme n’importe quel être disposant d’une enveloppe de chair, d’os et d’organes.
Elle se tut, comme si elle attendait que je la relance.
─ Cette... femme...
─ Elle s’appelait Samarya.
─ Samarya...
J’hésitai, cherchant mes mots.
─ C’est la maladie qui l’a emportée ?
La Gardienne m’observa intensément, puis répondit :
─ Samarya a choisi de quitter ce monde car il ne lui apporterait plus rien qu’elle ne désirait.
Je crus un instant comprendre, mais mon interlocutrice me détrompa :
─ Ne crois pas que ce monde la rendait triste ou qu’elle souffrait, bien au contraire. Nous, le peuple du bois, sommes détenteur du plus grand privilège que les dieux peuvent offrir...
Je commençais à en avoir assez de ses interruptions volontaires, me sentant, à cause d’elles, plus sot que je ne l’étais.
─ Quel privilège ?
─ Celui du choix.
Son sourire conférait à son visage l’aspect d’un masque de théâtre. Ces choses me terrifiaient quand j’étais petit.
─ Le choix, vois-tu, enfant de l’Homme, poursuivit la vieille elfe, est le plus grand pouvoir qui existe en ce monde. Comme tu as choisis d’abandonner ta vie en ville pour vivre dans le bois, auprès de ta sorcière. Le choix de vivre comme bon nous semble sans qu’aucun pouvoir contraire ne vienne interférer dans ce choix. De tous ces pouvoirs contraires, le plus puissant, hmm, et bien, je pense que tu le connais...
Elle but une gorgée de sa timbale tandis que je réfléchissais.
─ La mort, prononçai-je d’une voix lourde.
─ Bravo ! s’exclama la Gardienne. La mort enlève aux êtres doués d’esprit le choix que les dieux leur ont confié. C’est néanmoins le cas de la plupart des espèces vivantes de ce monde, mais pas de toutes...
─ Les esprits, les démons...
Un doigt noir se dressait à chacune de mes énumérations.
─ Les elfes.
─ Le temps ne peut nous tuer. De fait, en principe, nous sommes immortels. En principe seulement, car l’immortalité est un concept qui n’a pas plus de réalité que l’infini ou la perfection. Toute chose possède une limite et toute limite peut être franchie. C’est la première loi de la nature. Tu trouveras les autres dans ces ouvrages.
Elle désigna la gueule creusée dans le tronc du chêne remplie jusqu’à la nausée de gros volumes et de rouleaux, tous soigneusement rangés. Mes yeux durent briller car l’ancienne ricana.
─ Hé hé ! Il existe bien des façons de corrompre, mais je ne connais rien de plus efficace que le savoir. Le savoir est la seule monnaie universelle. Il achète tout, partout, de tout temps.
Je bus une longue gorgée de thé pour faire passer mon malaise et me rappelai ma résolution au moment d’avaler. La vieille elfe rit de plus belle face à ma grimace.
─ Tu es si drôle, enfant de l’Homme ! J’adore discuter avec toi !
Empourpré jusqu’au cuir chevelu, je décidai de ne pas me laisser moquer sans réagir.
─ Vous parliez de l’immortalité, lui rappelai-je son discours.
─ Oui... L’immortalité, vois-tu, n’est pas une fin en soi, elle est un moyen, un outil pour arriver à la fin, qui advient pour tout, même les être immortels. L’immortalité offre ce que tout être convoite mais que seule une poignée possède...
─ Le choix ! conclus-je sans même avoir à réfléchir.
─ Tu t’améliores, bravo ! L’immortalité offre à ses détenteurs le choix face à la mort, le pouvoir de la maîtriser. Vois-tu, Samarya n’est pas morte par accident ni désir d’en finir avec une vie de douleur. Samarya est morte parce qu’elle avait pleinement vécu ce qu’elle désirait vivre. Tu comprends, jeune humain ?
─ Je crois, oui.
─ Sottise !
Je sursautai.
─ Un être mortel, en plus aussi jeune, ne saurait comprendre la façon de penser d’un immortel ayant traversé les siècles et les millénaires. Les humains, par exemple, sont pressés de faire les choses parce qu’ils manquent de temps et savent qu’ils en manquent. Ils ont conscience de cette épée de Damoclès qui tangue au-dessus de leur tête. Même s’ils préfèrent l’ignorer, tous leurs choix sont conditionnés par cette réalité inéluctable : une fin rapide. Le peuple du bois n’est pas soumis à cette réalité. Si, par chance, les aléas du chaos nous épargnent, nous avons le choix de vivre et celui de ne plus vivre.
─ Donc... hésitai-je, tâchant de maîtriser ma vision trouble et dénouer les nœuds dans ma gorge. Samarya est morte de sa volonté sans que rien ne l’y contraigne ?
─ Ne te fatigue pas à chercher, trancha sèchement la Gardienne, tu ne saurais comprendre même si tu penses y parvenir. Un enfant ne peut se mettre à la place d’un adulte.
J’avalai l’insulte avec la bile qui gênait ma respiration. Mon corps pesait de plus en plus. J’ordonnai à mon bras de se lever, il demeura ballant. Je voulus tourner la tête, c’est le monde qui se mit à tourner. J’essayai de me lever, la panique montante, je ne réussis qu’à m’affaler sur le côté. Ma tête heurta violemment le sol de nattes, faisant sonner les carillons.
─ Dors, enfant de l’Homme, susurra une voix. Dors profondément...
La voix s’éloignait. Les carillons cessèrent. Ne restait que le vide.
Puis une éclatante lumière le remplit. Je clignai des yeux, me découvrant allongé sur un lit de feuilles, dans un berceau de racines plus épaisses qu’un tronc. La rosée mouillait mon pantalon et ma chemise. Je me trouvais à l’ombre du plus grand arbre ayant, sans aucun doute, jamais pris racine en ce monde depuis son aube. L’envergure du tronc écraserait largement la maison de mon enfance avec ses jardins, et la ramure pourrait servir de toit à ma ville de naissance. Les branches grimpaient si haut que les nuages dansaient parmi elles.
Je marchai un peu avant de capter que l’arbre et ses énormes racines entrelacées formaient un îlot au milieu d’une étendue d’eau couvrant tout l’horizon. Je haletai en sentant venir la crise d’angoisse. Un son porté en écho m’arracha un cri. Je me retournai. Une silhouette avançait sur les eaux qui ne vacillaient pas.
La licorne s’arrêta devant moi. Une voix m’interpela à l’instant où je tendais la main pour lui flatter les naseaux. La Gardienne se trouvait là elle aussi, assise sur une chaise en racines tressées. Par-dessous son sourire, son visage, plus ridé qu’un mur de crépis, était grave.
─ Il est temps que nous parlions.
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