Chapitre 18 - Papillons ensorcelés
Une, deux, trois... corne de démon ! J’en ai bien oublié une.
La sorcière pestait contre elle-même d’avoir oublié cette fiole. À force de les perdre, elle devrait repasser en ville pour en acheter de nouvelles, et elle détestait la ville, ses odeurs, ses gens, les couleurs, tout en nuances de gris ponctuées du marron des crottes de chien.
En approchant de la tanière, Nellis ne distingua pas le flot des pensées de Jilam.
Il doit être parti se promener avec l’aube.
Un courant de jubilation attira le regard de l’elfe vers la colonne de poils dressée à quelques pas d’elle.
Tu pourrais au moins faire l’effort de ne pas te réjouir quand je suis là.
Mú la darda de ses deux éclairs jaunes teintées de contentement. La sorcière comprenait le furet-léopard, elle savait ce qu’il disait sans qu’il ait besoin de parler. C’est ainsi que fonctionnait le lien totem : deux esprits n’en formant qu’un. Qu’une butte ou une montagne les séparent, la sorcière pouvait communiquer en ouvrant son troisième œil, conservé par Mú, qui, de son côté, s’en servait pour lui envoyer des sensations. Cette connexion faisait désormais partie intégrante de leur être, et ils n’imaginaient pas vivre sans elle.
La matinée était encore somnolente et le froid prégnant. Nellis frissonnait légèrement sous sa cape forestière en soie d’araignée arc-en-ciel doublée de paresseux laineux. Le foyer, à l’intérieur, n’était que cendres froides. Le lit avait été fait.
Chouette ! Je vais pouvoir cuisiner tranquillement.
De sa sacoche, la sorcière sortit les fruits de sa cueillette nocturne, rangea les trois fioles rescapées – contenant huile de foie de somnanbulard, chlorophylle de fougère farceuse et sécrétions de morpheum – bien au fond de leur niche réservée, et mit de côté les ingrédients pour sa mixture : tilleul de minuit, courge-fée et racines de mandragore. Elle ouvrit également un pot de miel de libellule. Pendant qu’elle s’occupait à ses marmites, le furet-léopard s’était roulé en boule sur le lit et poursuivait sa chasse dans ses rêves.
L’elfe chercha longtemps sa hache avant se rappeler qu’elle l’avait laissée sur le billot, dehors. En principe, chaque outil possédait son emplacement désigné. Sauf que la sorcière tête en l’air oubliait facilement lesdits emplacements, et la notion de rangement l’ennuyait trop, de sorte qu’elle ne posait jamais une chose deux fois au même endroit.
En ouvrant la courge-fée – à la hache, car sa peau était plus dure que la cuirasse d’un troll – Nellis se réjouit de constater le doré éclatant de la chair, puis son moelleux en l’évidant. À première vue, la courge-fée, avec sa peau blanc laiteux, pouvait passer pour un tubercule vénéneux, alors qu’il n’existait met plus exquis dans ces bois, du moins du goût de la sorcière. Une chair moelleuse et un arôme sucré unique ! Hmmmm... Un met divin.
Dénicher les courges-fées représentait un parcours du combattant, digne d’un rite d’initiation. Les timides cucurbitacées poussaient profondément sous terre, à dix voir vingt mètres, et étaient complètement invisibles le jour, peu importait votre odorat. La nuit, en revanche, elles sortaient leur tige afin de s’abreuver des rayons de lune. Les tiges indiquaient leur cachette. Encore fallait-il les distinguer des autres plantes. Pour ensuite se coltiner des heures de pelletage... ou bien, pour celui, ou celle, qui maîtrise le contrôle des fluides, créer un tourbillon avec l’eau du sol servant de foret. Et voilà, enfin !, votre courge-fée.
Et celle-ci me paraît incroyable ! songea l’elfe en reniflant de son odorat félin le cucurbitacée. J’ai hâte de la goûter ! Jilam va adorer !
Renfrognement soudain.
Calme-toi, sorcière. À t’exciter comme ça, on dirait une petite fille.
Elle termina d’évider la courge, mit de côté la carapace, puis s’occupa d’émincer le tilleul et de découper en bâtonnets les racines de mandragore. Elle alluma ensuite le feu. Les brindilles sèches s’enflammèrent en un claquement de griffes, aussi dures que du silex. Jilam s’en était suffisamment plaint d’ailleurs. Nellis sourit en se remémorant l’image du dos du garçon, semblable à l’œuvre d’un graveur poivré à la liqueur de genièvre.
Tandis que la sorcière suait au-dessus du chaudron fumant, son esprit ne vit pas le temps s’écouler, à vagabonder dans quelques souvenirs en chantonnant des comptines du bois. Par moment, elle touchait les rêves de Mú. Des bribes d’images, là un sentier de lapins, ici la traque d’un écureuil-gorille jusqu’au sommet d’un pin danseur.
Lorsque le potage atteignit la mince limite entre épais et poisseux, la sorcière retira le chaudron du foyer, puis l’enferma dans une bulle injectée d’air froid à la température millimétrée : six degrés deux exactement. Un point décimal en moins ou en plus et le nectar promis serait boue. La méthode était plus complexe que le pudding elfique, et Nellis l’avait élaboré de A à Z par elle-même. Des années d’essais et d’échecs. Au bout de dix minutes et vingt secondes, pas une de plus, elle éclata la bulle. Inquiète, plus qu’elle ne devrait, elle trempa sa coupelle pour goûter.
Mon bon Mú, je crois que je me suis surpassée ce coup-ci, adressa-t-elle au furet-léopard qui tendait une oreille depuis son nid douillet.
Elle remplit deux bols à raz-bord, puis s’en alla au jardin cueillir une botte de persil, du thym et un citron, histoire de parachever avec une belle présentation, car elle ne voulait lésiner sur rien. Les fleurs de persil et les feuilles de thym dessinaient une arabesque florale gravitant autour de sa tranche de citron. Et la touche finale... tambours battants... une nellis indiquant le bol réservé à Jilam. Ne manquait plus que Jilam.
La sorcière le trouvait affaibli ces derniers jours, en dépit de son appétit d’ogre, intact, contraste étonnant avec sa taille de truite séchée. Craignant qu’il ait attrapé un mauvais truc, elle avait glissé secrètement des fortifiants dans ses aliments, sans résultat probant. Certes, il souriait toujours, mais on aurait dit qu’il se forçait. Nellis le surprenait plus qu’à ses habitudes perdu dans ses pensées, et quand ils discutaient, il lui arrivait de s’échapper.
La nuit dernière, elle était donc sortie ramasser les ingrédients de son potage secret, histoire de lui remonter le moral. Elle se sentait toute guillerette, comme une louve pour sa première chasse, au point d’en ressentir une forme de malaise, une certaine honte. Jilam la changeait. Elle en avait pleinement conscience, et cela l’effrayait. Quinze ans qu’elle menait une vie de louve solitaire, pour autant qu’elle s’en souvienne, sans jamais s’attacher outre mesure en prévision des séparations inévitables. Comme tout à chacun, elle évoluait, en fonction des époques, des lieux et des rencontres, mais demeurait, au fond d’elle, de son âme, si une telle chose pouvait exister, un être à part, et pareille à tous ceux de son espèce, elle portait une armure lisse à laquelle aucun lien ne pouvait s’accrocher.
Nellis savait une chose : qu’elle avait oublié les quatre-vingt premières décennies de sa vie. Et ce n’était là qu’une estimation, faite par un gourou rencontré dans les terres arides. La sorcière ignorait tout, sa date de naissance, ses parents, ses éventuels frères et sœurs, son enfance, si elle avait eu des amis, où elle avait grandi. Et elle ne souhaitait pas savoir. Bien que ses souvenirs soient à porter de main, et qu’une partie d’elle le désirait ardemment, elle avait fait le choix de fixer son regard vers l’avant et jamais vers le passé.
Le rappel de sa mémoire effacée la ramena à Jilam, car c’est lui qui détenait la pierre de souvenirs. Il ne l’avait pas conservée sur lui, ça elle le savait, et l’avait cachée quelque part, dans un endroit connu de lui seul. Si un jour venait à l’elfe l’idée de la consulter, Jilam irait lui chercher. Car Jilam était ainsi. Un serviteur dévoué doublé d’un curieux invétéré, sa bouche cousue d’un point d’interrogation. Rien ne lui paraissait trop futile et il se rappelait de tout. Sa mémoire n’entretenait d’égale que sa maladresse, sans parler de son côté lunatique, souvent agaçant, parfois mignon.
Nellis se souvenait très bien, comme si c’était advenu la nuit dernière, de cette rencontre fortuite dans la clairière enneigée sous le dôme étoilé. La sorcière dirigeait l’une de ses expéditions nocturnes. C’était la première fois qu’elle visitait cette zone du bois la nuit, que les elfes désignaient de peu d’intérêt pour sa flore. Les plantes rares préféraient les profondeurs ombragées et silencieuses aux orées ensoleillées et bruyantes. Pourtant, cette nuit-là, alors qu’elle prévoyait de se rendre aux célébrations de la nouvelle lune, la sorcière, plutôt que d’enfiler sa robe de soie, s’était apprêtée de ses fourrures et s’en était allée à la cueillette... en oubliant ses fioles. Quelque chose – une lumière ? un murmure ? – s’animait dans son inconscient et la guidait, une chose qui savait ce qu’elle trouverait en arpentant l’orée du bois.
L’elfe avait d’abord cru à un arbre moribond, ombre noire isolée au milieu de la clairière blanche. Son étonnement en identifiant une silhouette debout, suivi de la surprise face à un humain. Elle avait voulu s’en aller, laisser ce gamin imbécile se transformer en stalagmite, et s’était trouvée à marcher vers lui. Pourquoi ? Les humains ne l’avaient jamais intéressée, et ne l’intéressaient toujours pas. Des créatures sales, puantes, aux mœurs rustres et à la vie courte. Du point de vue d’une sorcière, des papillons agités et criards, batifolant tels des lièvres et crevant comme des mouches.
Et puis, elle avait fait la connaissance de Jilam. Ce gamin n’était pas comme les autres. Déjà, qu’est-ce qu’un humain, néanmoins doté d’un minimum de cervelle, ferait seul, en plein hiver, au milieu des bois ? « Je suis venu observer les étoiles », lui avait-il sorti. « Rien qu’un gamin demeuré », elle avait pensé.
Puis elle avait plongé son regard dans le sien, caressé le flot de ses pensées. Alors elle avait su. Son esprit avait touché les nœuds de la tristesse, étirés par un sentiment intense, celui de la solitude. Une solitude que Nellis ne connaissait que trop bien sans que celle-ci ne l’ait jamais dérangé... jusqu’à ce moment, où elle s’était fondue dans le regard de cet humain et avait effleuré son esprit. Le sentiment de se contempler dans le miroir, et pour la première fois, celui de se sentir seule.
L’elfe souffrait encore de se l’avouer, mais... elle l’aimait. Elle l’aimait sans rien connaître, ni de ses raisons ni de lui. Elle l’aimait alors qu’elle ne devrait pas. C’était un humain, un gamin, et un pantin entre les mains des dieux, aux fils si courts et fragiles. Et pourtant, elle l’aimait, plus que sa liberté chérie. Elle l’aimait et elle ignorait pourquoi.
Comme elle ignorait où il se trouvait et la cause de son retard. Elle était là, assise sur un coussin, devant l’âtre de braises, à gratouiller le menton de Mú et elle attendait que son mari rentre telle une bonne femme servante. Mais lui refusait de se montrer. Alors son esprit dériva dans une mer subitement déchaînée, enchaînant les scénarios morbides comme un navire chevauche les vagues-lames.
Et si ce têtard myope avait encore confondu un hérisson et un hériphant ? Peut-être s’est-il encore perdu. Si ça se trouve, il a croisé un autre démon. Non, personne, même lui, ne saurait atteindre un tel niveau idiotie.
Le furet-léopard grogna quand les doigts de fée interrompirent leurs chatouilles.
─ Pas envie de t’entendre geindre, dit la sorcière en se déshabillant. Quelque chose cloche. Toi, va inspecter le bois profond. Je m’occupe de survoler le versant.
Elle claqua ses griffes devant la truffe somnolente qui se dressa aussitôt, mécontente.
Debout vieille marmotte !
Mú déguerpit en couinant, la queue ostensiblement levée. La sorcière l’ignora.
Nue au pied du chêne hôte, la seconde suivante, elle s’élevait en battant l’air de ses grandes ailes blanches. Un courant d’air la surprit et elle tangua avant de se rattraper et se hissa sur une branche.
Je suis crevée. Certainement pas en état de voler. Enfin... Ai-je d’autres choix ?
La chouette effraie décolla pour de bon. En ligne de mire : la silhouette massive du Tombeau de Pierre, planté devant l’horizon, une couronne de rayons blancs illuminant la voûte grisâtre.
Pourvu qu’il ne pleuve pas, pria la sorcière, ses grands yeux jaunes fixés sur la nuée orageuse lointaine couvant à l’ouest, que le vent, pour le moment, poussait vers la vallée.
Nellis luttait contre la fatigue engourdissant ses muscles, et ce dans des conditions de vol affreuses. Le vent était traître, son courant crevé de bourrasques. La chouette devait constamment changer d’altitude pour ne pas se trouver happée par un tourbillon, ce qui la déconcentrait dans son analyse des flots de pensées inondant l’océan vert en-dessous. Cela l’obligeait à passer plusieurs fois au même endroit afin de trier parmi la marée chaotique de milliers de millions de pensées, primaires ou complexes, dans l’espoir de repérer le courant calme parcouru d’écueils de Jilam. La télépathie était très semblable à l’odorat. Chaque esprit exhalait un arôme unique qui permettait d’identifier ses pensées dans le maelström. Isoler chaque esprit du bois demanderait un effort surelfique, même pour une sorcière. Aussi, Nellis ignorait les pensées primaires et se concentrait sur les courants complexes, les odeurs riches et poignantes. Le travail n’en restait pas moins titanesque, car ces bois regorgeaient de quantités de vies complexes, sans mentionner les esprits, deux fois plus nombreux que la faune, ainsi que les pensées fortes étouffant les faibles. D’ordinaire, tout cela n’aurait posé aucun problème à Nellis grâce à son expérience mêlée à son instinct tranchant.
Sauf qu’elle avait marché toute la nuit et ne gardait de sommeil que sa sieste de midi la veille. Contrairement aux idées de Jilam, la sorcière n’était pas immunisée contre la fatigue.
S’ajoutant à la gravité, la fatigue prenait, dans l’esprit de Nellis, la forme d’un géant la tenant par les pattes et l’attirant immanquablement vers le sol qui semblait vouloir l’engloutir. Par deux fois, La chouette se retrouva à frôler la cime des arbres, contrainte de reprendre précipitamment de l’altitude. En survolant les contreforts boisés, elle se trouvait prisonnière d’une lutte entre courants d’air chaud et froid. La sorcière sous les plumes retenait son envie de cracher sa fureur, qu’elle finit par exprimer en un long sifflement de rapace.
Jilam ! Espèce de gland ! Où tu t’es encore fourré ?
Un arôme de bleuet attira soudain son attention. D’une infime inclinaison des ailes et de la queue, la chouette bifurqua nord-nord-est, et se retrouva à survoler la tâche rouge d’un bosquet d’érables.
Jilam, c’est toi ?
Non. Ce n’était pas lui.
Un démon. Que fait-il ici, si loin de chez lui ? Peut être qu’il traque quelqu’un ? Oh non !
L’image de Jilam coursé par le démon débrida la prudence de la sorcière qui fila en piqué. Un tourbillon d’air ascendant lui emmêla les plumes et elle se mit à décrire des tonneaux, incapable de redéployer correctement ses ailes. Le plafond vert se rapprochait à une vitesse démente tandis que le ciel et ses nuages tournoyaient sous ses serres. Puis le monde se fondit en noir.
Lorsque Nellis ouvrit les yeux, une pluie légère chantait parmi la frondaison d’un saule majestueux. La chouette s’arqua pour se dépêtrer des branches, s’arrachant les plumes et poussant des pépiements stridents. À l’intérieur du rapace, la sorcière grognait. Une lame de fer blanc passa au travers de son aile et remonta jusqu’à son crâne. Un sifflement suraigu, pareil à celui de la sève chauffée, termina de réveiller le bois. Un couple de pinsons-sève s’envola précipitamment en abandonnant son nid.
J’ai l’articulation endommagée. Impossible de redécoller. Je dois descendre de cet arbre et continuer à pieds. Pustule d’ogre ! Je ne sais même pas où je suis.
C’est alors qu’une onde vibrante éloigna son attention de la cuisante douleur.
Mù... C’est toi ? ... Où es-tu ? ... J’ai atterri dans un arbre ... Non, j’ignore où je suis... Quoi ? Tu l’as trouvé ?
Ses deux cœurs se mirent à battre plus fort. La chouette voulut se remettre debout, mais les griffes du saule la stoppèrent net en manquant de l’éborgner. Des sensations défilaient dans l’esprit de Nellis qui n’avait aucun mal à les transformer en mots.
Le village, dis-tu ?
Elle avait pourtant interdit à Jilam de s’y rendre seul. Pourquoi était-il... Parce qu’elle lui avait dit « non » bien sûr.
Nellis, ma vieille, tu t’es bien planté sur ce coup. Bon. Il faut que je sorte de là. Je ne vais quand même pas faire mon nid dans ce maudit arbre.
Au prix d’efforts douloureux, la chouette finit par descendre de son perchoir et récupéra son apparence originale. L’elfe, nue au pied du saule, gratifia le tronc d’une tape amicale.
Merci de m’avoir sauvée, vieille branche, et désolée pour les insultes.
L’esprit du saule ne lui en tint pas rigueur et lui souhaita même bonne chance.
Bonne chance, bonne chance. Je suis bien avancée.
La sorcière affichait véritablement un triste état. Son bras gauche pendait mollement contre son flanc, l’os fracturé indiqué par une jolie tâche violette. Le reste du corps était couvert d’éraflures et d’entailles, certaines assez sérieuse nécessitant des soins. Plus le fait qu’elle était trempée jusqu’aux os, les cheveux sales et dégoulinants.
Peste de lémure ! Ce gamin va m’entendre. Je vais lui faire passer l’envie de fuguer, tiens. Mú ? ... Tu es là-bas ? ... Montre-moi.
Sa vision du bois alentour s’effaça. La sorcière ouvrit son troisième œil. Elle reconnut aussitôt le Cœur-du-Bois et la maison de la vieille folle.
Tu es sûr qu’il est à l’intérieur ?
L’un des cœurs de Nellis se contractait d’appréhension alors que l’autre menaçait d’éclater sous l’effet de la fureur. Qu’est-ce que la vieille folle pouvait bien encore vouloir à Jilam ? Nellis connaissait la réponse. Depuis le temps qu’elle habitait le bois, elle avait appris à discerner les manœuvres de la corneille décrépie.
J’arrive tout de suite... Aïe !
Les insultes fusèrent, mêlant vocabulaire de dix contrées différentes.
En plus de son bras, sa cheville s’avérait aussi enflée qu’un potiron, et de la même couleur.
─ Bons dieux de sang de démon de bite de lutin ! cracha-t-elle à la face du ciel en larmes, les fesses dans la boue. Est-ce qu’il y a autre chose ou vous pensez que c’est assez pour une seule journée ?! Allez vous faire foutre par un centaure !!! vociféra de plus belle la sorcière enragée, un poing noir dressée à l’intention de la colonne sombre qui la narguait. Je vous pisse dans les fondements ! Finissez-en maintenant, ou je vous jure, je transformerai ces putains de bois en une montagne de copeaux ! Oui ! Je vous ferai rôtir le cul moi ! Vous ignorez qui je suis !!!
Et toi aussi, idiote, toi aussi.
Épuisée jusqu’au trognon, et à cours de vocabulaire, la sorcière s’allongea sur le tapis d’humus, énergie et rage toutes deux consumées. Une racine lui labourait le dos mais elle s’en fichait.
Ah ! La soupe doit avoir tourné. Quel gâchis... Je veux juste voir Jilam.
Ses paupières se fermèrent d’elles-mêmes. Quand elle les rouvrit, une silhouette imposante la dominait. Elle ne réagit pas, se contentant de dire :
─ Vous êtes venu finir le travail ?
Un grognement lui répondit. Elle se redressa aussitôt.
─ Toi ?
─ Que les esprits veillent sur toi, sorcière, gronda une voix familière.
Nellis surprit le Chasseur par un câlin, enfin, par une mimique de câlin, car ses bras ne faisaient pas le tour du roc qui servait de tête au géant encapuchonné. Ce dernier recula, gêné, sembla hésiter, puis la releva délicatement comme s’il s’agissait d’un sac de plumes.
─ Qu’est-ce que tu fais ici dans un si sale état ? Où est Jilam ?
─ Chez les elfes, expliqua la sorcière. Tu peux m’emmener ?
─ Il faut d’abord soigner ça, grogna le sanglier en désignant la collection d’entailles, le bras violet et la cheville potiron. Une guérisseuse de ta trempe sait ce qu’il en coûte de négliger des blessures aussi moches.
─ Dis celui qui a marché avec une jambe branlante durant des mois, railla d’un ton cinglant une Nellis à la patience évanouie.
Le Chasseur, imitant la surdité, se pencha pour examiner l’état de la sorcière.
─ Tu t’es vraiment pas ratée.
─ Est-ce ainsi qu’on parle aux dames là d’où tu viens ?
Sous ses airs de démonifée, la sorcière fulminait, des Jilam plein la tête, l’inquiétude et la colère ranimées par la fièvre. Mais aussi, elle était heureuse de voir le sanglier bougon, bien plus qu’elle ne le laissait paraître. Elle remarqua la précision étonnante de ses pattes d’ogre.
─ J’ai pas l’habitude de soigner quelqu’un d’autre que moi, grommela la barbe noire sous la capuche.
─ Non... Tu es... C’est... Tu te débrouilles pas trop mal.
Nellis se sentait rougir. La fièvre, sans aucun doute. Bon, aussi, la vulnérabilité lui était inhabituelle. Cela ne lui arrivait jamais, pour ainsi dire, ce genre de situation.
Et ça n’aurait pas dû arriver. Si elle n’avait pas baissé sa garde, si elle était restée à la tanière au lieu de partir bêtement malgré la fatigue.
─ Si seulement je n’étais pas allée à cette fichue clairière ce soir-là.
Elle se rendit compte avoir prononcé sa réflexion. Le Chasseur fit mine de n’avoir rien entendu. Il termina de bander sa cheville, puis l’aida à se relever. À cloche-pied, le bras en attelle et le corps empestant l’onguent, Nellis se sentait plus ridicule que jamais auparavant. Elle sursauta lorsque son bienfaiteur la drapa de sa cape, qui sur elle offrait l’allure d’un chapiteau de cirque. Elle en avait aperçu un, une fois, en ville.
─ Merci, murmura-t-elle en fixant les cavernes des yeux sous les épais sourcils et la toque de castor-loup. Merci, répéta-t-elle plus fort.
Un long grognement étouffé accueillit sa gratitude.
─ Grimpe sur mon dos, lui ordonna le Chasseur.
Elle hésita avant d’obtempérer, décidée à ne plus se laisser guider par l’idiotie. Hissée sur le dos du géant, Nellis se sentait dans la peau d’une enfant, et le visage moqueur de Jilam s’afficha devant ses yeux, que les larmes embuèrent dans l’ombre de la capuche.
Pourquoi ?
La réponse à cette question lui faisait toujours défaut quand ils arrivèrent au Cœur-du-Bois. Mú les accueillit à l’entrée du village. La sorcière le rassura quant à son état.
C’est moins pire que ça en a l’air.
Le pire se débattait à l’intérieur.
La pluie gardait les elfes chez eux. L’air ambiant humait la soupe chaude et la liqueur de fruit.
Le Chasseur abandonna là Nellis et Mú. Cette dernière le remercia une énième fois pour son aide.
Comme à son habitude, la sorcière ne s’embarrassa pas de frapper. Des échardes volèrent lorsque la porte de lierre tressé s’ouvrit brutalement sous la décharge d’énergie. Une langue de chaleur lécha aussitôt la figure empourprée de l’elfe. À l’intérieur, trois silhouettes se tenaient assises autour de l’âtre crépitant. Nellis reconnut la vieille folle et puis Jilam. Le voir l’aspergea de sentiments contraires, mélange de soulagement et de colère.
─ Nellis ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? l’interpela son mari en se mettant debout.
La question eut l’effet d’une gifle que la sorcière désirait rendre, mais elle se retint.
─ Je peux savoir ce qui se passe ici ? demanda-t-elle sur le ton de la menace.
Elle passa sa rancœur sur Jilam, puis sur la face décrépie de la Gardienne. Enfin, elle détailla le troisième larron.
─ Toi ?!
Le visage enfantin la fixait d’un air détaché sous sa cascade de boucles blanches.
─ Que les esprits vous gardent, madame, la salua l’elfe avec déférence de sa voix fluette, néanmoins emprunte d’une autorité indiscutable. Je suis heureux que nos chemins se croisent de nouveau.
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