[Scénario] Les nœuds dramatiques
Je vais faire ici une rapide ébauche d’un sujet si vaste qu’il remplit nombre de bouquins d’experts en dramaturgie et en scénario. Je vais m’appuyer sur mes lectures et sur des sites que je consulte de temps en temps sur le sujet. Quand je citerai un article d’un blog, je mettrai entre parenthèse le nom du blog à la fin de la citation.
Pour introduire le sujet, je dirais que toute histoire, même votre vie quotidienne, est faite de nœuds dramatiques. Ils sont l’élément clef d’un récit. On parle de « nœuds » parce que, concrètement, ils obligent les personnages à « dénouer » des situations.
Philippe tombe amoureux de Cindy : nœud dramatique. Cindy est en réalité attirée par Samuel, second nœud. Comment Philippe va-t-il réussir à la séduire ? Voilà l’histoire… (au passage, une des 36 situations dramatiques de base ;-)). On pourrait ajouter (par facétie) que Samuel est en réalité un transsexuel extraterrestre en cavale (histoire de pimenter un peu avec un petit nœud sympathique qui fera déraper l’histoire et lancera notre héros dans l’aventure intergalactique qui piétinera définitivement la vile routine de son poste de DRH chez France Boissons).
Il existe deux types de nœuds dramatiques de base : les nœuds dits « majeurs » (NDM, en majuscules, dans le jargon des pros) et ceux dits… « mineurs » (NDm, avec un « m » en minuscule, toujours dans le même jargon).
Le paradigme
La question de la créativité face à la planification, de l’immédiateté VS l’organisation, fait souvent l’objet de débats. On est en droit de se poser la question du risque encouru à trop vouloir jalonner son récit. À ce sujet, je vais citer un article de Scenar Mag que je trouve très intéressant :
« S’imposer des nœuds dramatiques et en plus les ordonner, c’est accepter de suivre un paradigme. Est-ce qu’il y a un risque pour votre créativité ? Nous ne le pensons pas […].
Un paradigme est une direction à suivre. Syd Field explique que l’on ne connaît que la page que l’on est en train d’écrire et celles que nous avons déjà écrites.
Nous n’avons qu’une vague notion de celles que nous devons écrire ensuite. »
Bien sûr, il convient de garder sur tout cela un esprit critique, ce que ne manquent pas de rappeler les auteurs de l’article que je cite. La meilleure méthode d’écriture étant celle qui vous parle, certains auteurs qualifiés de « scripturaux » auront moins recours à la planification, car elle les bride, tandis que d’autres, qualifiés d'architectes, auront besoin de savoir où ils vont pour écrire.
Mais revenons à nos nœuds.
Structurer une histoire, c’est lui fournir un but. Une histoire progresse vers une résolution. Les nœuds dramatiques lui permettent d’avancer vers cette résolution.
« Ils sont liés à la question dramatique, question posée par l’opposition de l’objectif du protagoniste aux obstacles qu’il rencontre, soit venant du monde – obstacles externes –, soit venant de lui – obstacles internes. » (blog Dramaturgie et Scénario)
Les nœuds dramatiques majeurs
Comme leur nom l’indique, les NDM ont trait à des événements majeurs du récit, fondamentaux, et touchent directement le ou les protagonistes clés.
- Si Frodon ne détruit pas l’Anneau unique, Sauron transformera les Terres du Milieu en parc Eurodisney pour Trolls.
- Batman doit sauver Gotham City du pire méchant que la terre ait jamais portée (sans savoir qu’il y en aura quand-même un autre tout aussi méchant qui apparaîtra dans l’épisode suivant – la méchanceté étant une qualité pas si rare que ça en réalité).
- Cyrano, le type le plus laid du royaume, tombe amoureux de Roxanne, la bombe sexuelle du coin, mais ne peut la séduire que par son esprit et le truchement d’un avatar bodybuildé avec le QI d’un drone américain.
- Une mouche tombe dans la machine qui dresse les procès verbaux des interpellations de terroristes et la lettre B de Harry Buttle se transforme en T, ce qui vaut à ce pauvre Harry Tuttle maints désagréments… dont l’administration tente de se dépatouiller en confiant le dossier à Sam Lawry.
Voilà… vous aurez reconnu (pour ceux qui ont lu mes modestes contributions précédentes) ce que j’ai appelé dans mes premiers chapitres « l’idée » ou, plus communément, le « picth ». Le pitch est donc un nœud dramatique majeur.
Les plots points
Il existe au moins deux NDM à ne pas rater dans une histoire (aussi appelés « Plot Points » en anglais, qui correspondent à des « nœuds dramatiques fonctionnels ») :
- Celui qui lance votre héros dans le vide (le coup de pied au cul, nœud que Syd Field nomme « l’événement clef », qui découle de « l’incident déclencheur »), transition entre l’acte 1 et le 2, qui détermine l’objectif du héros, sa « quête ».
- Le climax, point de tension le plus haut, qui mène vers la résolution (transition entre l’acte 2 et le 3).
Syd Field, éminent théoricien du scénario et gourou du paradigme qui porte son nom, professe qu’une histoire peut être racontée de manière linéaire (façon Thelma et Louise) ou décousue (comme Pulp Fiction). Dans les deux cas, les nœuds dramatiques majeurs seront présents car, sans eux, l’histoire s’écroulerait.
J’ajouterai que, comme on l’a vu précédemment (cf. mon billet sur la construction dramatique), une structure peut s’organiser différemment du traditionnel 1 – 2 – 3, mais cela ne change pas la position des Plot Points.
Un nœud dramatique n’est pas nécessairement un moment de forte tension, ni une séquence majeure du scénario.
« Un moment de recueillement peut tout aussi bien fonctionner. Le silence est parfois plus efficace que les mots.
L’auteur est responsable de ses choix. Qu’il choisisse une longue scène ou un court moment, qu’il y ait de l’action ou du silence, cela dépend seulement des exigences de l’histoire. » (Scenar Mag)
Selon Aristote, autre gourou de la dramaturgie… l’histoire est un tout composé de parties, le « tout » (la somme des parties) n’étant pas égal aux parties qui le composent. Si, en retirant une des parties, l’histoire ne s’effondre pas, c’est que cette partie n’était pas essentielle et peut donc être supprimée.
Les nœuds dramatiques fonctionnels
Il en existe au moins deux, mais un troisième apparaît souvent en fin d’histoire.
Le premier correspond au « plot point 1 » décrit par Field, qui lance l’intrigue. Il peut être un obstacle majeur à l’objectif du personnage ou un événement majeur qui va définir cet objectif.
Le second NDM fonctionnel naît d’une nécessité de relancer l’intrigue en milieu de récit (généralement par un nouvel événement majeur).
Le troisième a lieu avant le dénouement avec pour objectif de surprendre le lecteur.
« Tout spectateur, et plus généralement toute personne à qui l'on narre une histoire, tente consciemment ou non d'en deviner la fin. Malheureusement, toute personne devinant la fin avant qu'elle ne survienne se trouve déçue de l'histoire. » (Jean-Marie Roth).
Ce troisième NDM est donc là pour fournir une fin différente de celle qui semble la plus prévisible. Un quatrième NDM peut aussi être ajouté pour dévier à nouveau le fil du récit et surprendre un lecteur très opiniâtre qui aurait compris le principe du NDM3 ;-)
Voilà pour ce bref aperçu des nœuds dramatiques. On constate que selon les théoriciens, ces nœuds portent des noms différents et interviennent à des intervalles qui peuvent varier, mais ils sont une constante de la structure dramatique.
Dans mon prochain billet, je m’intéresserai à l’objectif du héros.
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